Avant de partir dans l’Est, j’envoie mon dernier manuscrit, “TM”, à un nouvel éditeur, l’éditeur habituel, avec qui je suis encore sous contrat pour un livre, ayant répondu de façon aberrante à mon appel, qu’on en juge: comme je lui faisais savoir que j’avais au terme d’une année de travail, en plus de l’essai, un roman et un récit, il m’écrit de garder ma littérature; des romans, me dit-il en substance, j’en ai une pile sur mon bureau, quant aux récits, je n’en ai que faire. D’ailleurs — c’est alors que l’attitude devient aberrante — “écris plus long!”. Il précise: la dernière fois, la mise en page de ton texte, parce que trop bref, m’a coûté des sueurs! Je proteste (on serait vexé à moins), mais aussi je raisonne; en effet, qu’offrir d’autre qu’un roman, un récit ou un essai? Courrier retour, quelque peu assagi. Je crois entendre qu’il se réserve un droit sur l’histoire de mon voyage dans l’Est. Oui — seulement, je n’ai pas dit que j’écrirai, et puis je ne sui pas encore parti, je reviens de la poste où, après une longue période d’hésitation, je me suis décidé à envoyer “TM” à un éditeur de mes amis (hésitation dont le motif est: il ne faut pas travailler avec des amis). Un mois plus tard, le 3 septembre, je passe la frontière suisse à Sankt-Margrethen et je reçois par mail la réponse du nouvel éditeur. Il juge le manuscrit excellent et ne le publiera pas. Les opinions que je défends, fait-il savoir, sont incompatibles avec la maison. Pour comprendre, je cherche à me figurer le texte. Tâche impossible. Ayant écrit, j’oublie. Puis, quel regard avoir sur des paroles venues dans l’acte d’écrire, des mots livrés sur la lancée? Exprimés, on ne peut les reprendre, encore moins les soupeser. Quant à relire le texte, cela a déjà été fait — avant envoi. Aussi j’insiste. Avec circonspection. Pour comprendre. Si je ne me trompe, dis-je à mon interlocuteur, le manuscrit n’a rien de politique? En effet, admet-il, mais il y les notes que tu prends dans ton Journal d’Inconsistance. Et de citer des avis qui y sont; de fustiger le ton général des remarques ; de souligner à mauvais escent l’emploi du terme “métèque” (puisse-t-il exister, ce statut sauverait peut-être la notion de citoyenneté), avant de conclure: “eut-on publié Le voyage de Céline en sachant qu’il écrirait Bagatelles?”. Les bras m’en tombent. Moi qui croyais avoir affaire à une personnalité! A un homme de caractère. A un homme. Non, il se rallie. Il entérine le discours de la Vérité. Il pense avec les autres. Dans le mouvement. Qui — c’est historiquement vérifié — ne vient jamais de la foule, mais la crée. Toujours, à la veille des guerres, on a pu dire: ils pensent ensemble. Nous y sommes. Le moment est grave. Cependant, il y a plus. Un motif de dégoût intime. Sans ambages, mon interlocuteur avoue qu’il plie pour durer, qu’il rallie pour le bénéfice, qu’il cautionne pour l’argent (que l’Etat infuse dans le milieu littéraire) et la commodité (qui permet de circuler dans les cercles du travail). Nous voilà bien loin du problème de la publication d’un texte, en soi dérisoire, et proches de la fin de la dialectique, c’est à dire de l’intelligence. Ainsi, en quelques années aussi courtes que surprenantes, les confiscateurs ont fait de notre société un zoo! Que les imbéciles (recalés) et les immigrés (décalés) chérissent les nouveaux règlements, comment leur en vouloir? Bêtes ils ont nés, bêtes ils demeurent, la cage est leur destin, mais que les esprits qui s’efforcent abandonnent toute velléité de lutte a de quoi effrayé — effrayé, je le suis.