“Comment, s’énervait en 1995 mon interlocuteur à qui je faisais valoir après ma traversée de la Turquie d’Ouest en Est à vélo par l’Anatolie centrale qu’à la majesté des paysages, à leur force, répondait une société moyenâgeuse dont la générosité naturelle allait de pair avec une barbarie insoutenable, tu déraisonnes, le pays est moderne comme le sont la France ou l’Angleterre, impeccables quant à l’accueil et sourcilleux en matière de libertés!” Après quoi son amie — qui était d’abord la mienne — m’apprit que pour tout voyage, ils avaient passé un week-end à Istamboul, ajoutant que le jour où elle avait emmené son compagnon dans un quartier traditionnel, il s’était rebiffé à la vue des femmes voilées”.
Mois : octobre 2017
Paccots
Promenade avec les enfants et Monfrère au-dessus de Blonay et d’Ondallaz. Un chemin de planches serpente à travers le marécage. Il ouvre sur une petite plaine où paissent les moutons. De grosses étables se détachent contre le soleil. La Teyssachaux et la Dent-de-Lys barrent l’horizon, le ciel est bleu, sans un nuage. Une terre magnifique, verte et luxuriante, pleine d’odeurs et de promesses. Aplo et Luv vont devant, ils parlent école, notes et devoirs; il y a quelques mois encore ils jouaient, maintenant ils parlent. Selon notre habitude, Monfrère et moi discutons vélo, métal et totalité, à quoi s’ajoute aujourd’hui le faux référendum catalan, cette prise d’otage d’un peuple par un quarteron d’égocentriques et les Etats du Dakota et du Nebraska, où nous envisageons de trouver refuge. Derrière suivent Monneveu et son ami serbe. Indifférents au paysage, ils montent de fausses embuscades et déchargent leurs pistolets sur des arbres. De retour au chalet, nous allumons un feu pour griller la viande, nous plongeons les bières dans la fontaine.
Ecriture 2
J’en connais qui cherchent à en vivre. Ils sont naïfs. J’en connais qui en vivent. Ils sont perdus. Celui-là écrit le livret de la Fête des vignerons, cet autre juge “qu’il faut écrire des romans policers car c’est ce que les gens veulent”. Pour les moins perspicaces, ils “s’emparent” de sujets d’actualité: le premier file à Lampedusa afin de “voir de ses propres yeux”, le second “monte une pièce avec des réfugiés”, le troisième “évoque le féminisme”. Mais écrire, ce n’est pas ça, écrire est une honte. Aussi faut-il aller au bout de sa pensée (des dizaines d’années de renoncement sont requises pour atteindre à cette limite et encore, sait-on jamais quand elle est atteinte?).
Voiture
A Zurich en voiture, pour aller acheter une voiture moins plate, plus lourde, moins luxueuse, plus chère. Le rendez-vous est pris pour dix heures un quart. Le vendeur est italien, il sort de chez le coiffeur à moins qu’il ne se lève chaque matin à l’aube pour entretenir sa barbe, ses cheveux et les dégradés savants qui relient l’une aux autres. Il propose un café, me montre le véhicule. La poignée de portière est à hauteur de poitrine. Il me fait admirer le volant chauffant, le cuir, l’ordinateur, les caméras, puis propose:
- On l’essaie?
- Inutile.
Il me tend la télécommande. Je fais signe que je ne plaisante pas: je préfère boire le café. D’ailleurs, je serai bien en mal de sortir ce tank de la halle d’exposition tout entouré qu’il est de Mercedes, de Ferrari et de Corvette. Une demi-heure plus tard, l’affaire est conclue. Je passe un téléphone, l’argent arrive sur le compte. L’Italien signe le reçu et me serre la main.
-Félicitations!
Nous quittons le bureau, traversons la réception, le mécanicien-chef vient à me rencontre, décline son identité, me félicite à son tour, me remets sa carte:
-Abraham, je serai votre correspondant pour ces prochaines années. Au moindre problème, vous m’appelez! En attendant, je vous souhaite beaucoup de plaisir.
-Bien Monsieur Friederich, conclut l’Italien, nous vous la livrerons mardi.
-Où ça?
-Ici. Livraison est un terme technique, cela signifie que nous allons la vérifier et la préparer, vous avez payé pour cela.
-Combien?
-Huit cent cinquante trois.
Quelques minutes plus tard, je repars les mains vides.
Pour le bombardement de la ville de Lausanne
Né dans la jolie ville de Lausanne, je marche dans ses rues et me demande: comment fait-on pour y vivre? Ceux qui viennent d’arriver- que l’on appelle de tous les noms mais qui n’en méritent qu’un, “envahisseurs” — ont l’excitation facile, mais les autres, ceux que l’Etat au nom de l’Argent condamne à la vie forcée? Comment ces Lausannois subissent-ils ce travestissement catastrophique du réel? Pour les jeunes, je vois: ils jouent un spectacle. Peut-être pensent-ils “encore heureux d’avoir un rôle!” Quand la production se manifeste, chacun, afin de passer inaperçu, fait le dos rond. La fébrilité de la troupe montre cependant qu’elle n’est pas dupe: à la moindre incartade, les éléments récalcitrants seront mis à la porte.
Retour
D. est parti photographier Budapest de bon matin. J’ai raflé un produit nettoie-vitre, je suis descendu chiffonner dans le parking de l’Intercontinental le capot de la BMWque les mouettes du Danube avaient constellé de chiures. Mais le rendez-vous (ce déménageur qui a vidé ma maison de Lhôpital à l’époque où je fuyais la France, il y a huit ans), ne s’est pas présenté. Ma belle-mère hongroise l’a appelé et rappelé. Elle a conclu: “ils sont comme ça!”. Alors, elle m’a remis un sac rempli de livres érotiques a rapatrier en Suisse. Chez Gerbeaud, le café le plus connu de la ville, un “americano” et son croissant m’ont coûté Fr. 8.- A la table voisine, des Américains du Kentucky demandaient au garçon s’il pouvait servir du “cristallysed bacon”. A onze heures moins cinq, le Chinois attendait sur le palier de notre appartement. Avant de lui rendre les clefs, nous avons remis les meubles en place. Pendant le voyage, D et moi avons partagé les chambres, mais ici la proximité était trop grande. La nuit précédente, c’est à peine si j’ai fermé l’œil, cela malgré les tampons de cire. La veille, D. avait donc a dormi dans la cuisine. Peu après, nous avons démarré. Le pont Széchenyi était envahi de touristes. Ils vont en groupe derrière le fanion du guide, c’est à peine si on aperçoit leurs visages. Une forêt de perches télescopiques indique la direction; ils s’arrêtent, prennent la pose, déclenchent, rient, font quelques pas, s’arrêtent encore. Tous fixent l’objectif. Ils entrent en collision avec les groupes qui traversent depuis la berge contraire. Les amoureux protestent, les retraités s’offusquent, les courses d’école rusent, plus souples, les adolescents grimpent le long des piles. Et sur la route, c’est pire: les Segways roulent en file indienne. Comme d’habitude nous n’avons pas de carte. Je me fie au croquis de ma belle-mère. Elle a indiqué la banlieue où se tiennent les marchands de véhicules d’occasion. Mais d’abord, nous faisons un détour: D. veut photographier deux colosses de métal, des soldats à la façon de Gromaire boulonnés sur socle près de Erzébet Hid. Nous entrons ensuite dans le tunnel et décrochons à Budaörs, le long de l’autoroute qui mène au lac Balaton. Quelques milliers de voitures sont rangées dans des parcs grillagés le long d’une route de transit. D. prospecte un côté, moi l’autre. Auparavant, nous avons pris connaissance des pancartes accrochées aux modèles d’occasion: les prix sont exorbitants, quant au kilométrage, la moindre Mercedes citadine compte un quart de millions de kilomètres au compteur. Seulement, il n’y a personne. Pas de vendeur. Je m’avance, tâte l’eau qui croupit dans un baquet: elle est tiède. Je pousse la porte d’une caravane, entre dans un bureau, pas de réponse. Trois, quatre parcs. Puis un homme. Il n’achète pas. Un autre. Même refus. Ma belle-mère m’a mis en garde: “si tu as la chance de trouver quelqu’un que l’affaire intéresse, sache que tu devras compter une semaine, oui, au moins une semaine, le temps que l’acheteur réunisse la somme. Ici, personne n’a d’argent…”. Notre idée est de brader la BMW puis d’aller au marché aux puces. Ensuite, chambre d’hôtel, bar et retour en avion. Nous avons visité la moitié de la rue quand je sens ma chance tourner. En fond de parc, deux malabars sont étendus sur des chaises longues. Ils boivent, mais à mon approche déposent leurs bouteilles.
-Quel modèle? Ah! Non, c’est trop luxueux.
Je dis le prix. Dérisoire. D. me chauffe les côtes. Lui prétend en obtenir le triple.
Mais les malabars ont renoncé. Ils retournent à leur chaises longues. Tandis que D. visite les derniers parcs, je récupère la voiture et la place sous le nez des malabars. Aucune réaction. Dans ces conditions, nous empruntons le giratoire, je fais le plein, nous achetons des “sandvics” dans une station-service, je prévois d’atteindre la Suisse le lendemain. D. annonce qu’il va demander la direction du marché aux puces. Comment il compte faire, je l’ignore. “Bonjour” est un mot difficile, “merci” de même — mais “marché aux puces”! Il y tient car il fait collection de vieux réveils. Les modèles à cloche. Il les désosse, en retire spirales et ressorts pour fabriquer des bijoux “stimmepunk” — “je t’expliquerai ce que c’est”, a‑t-il promis par trois fois. D’ailleurs, je ne suis pas contre. Toute mon enfance, mes parents m’ont promené dans les marché aux puces. A Madrid, nous allions chaque dimanche au “rastro”, mon père négociait la marchandise volée des gitans. Plus tard, dans le Gers, les vide-greniers figuraient au rang des rituels du week-end. Cela se passait au temps où les gens possédaient encore des objets à durée non-déterminée. Aussi est-il intéressant d’imaginer un marché aux puces, ici, en Hongrie, dans une société qui n’a pas encore été mise en liquidation par les multinationales. Mais comme prévu, D. revient bredouille. Je tourne la voiture. Mil deux cent kilomètres de route pour Lausanne — le voyage est fini. Indice qui ne trompe pas: l’autoroute est lisse, bien signalée et encombrée. Passé Vienne, D. s’aperçoit que nous avançons en direction de Munich, que c’est octobre, le mois de la bière. Je mets les pieds au mur. J’ai passé le mois d’août à Unterföhring, dans la partie est de l’Englisher Garten…
-Cinq cent francs la chambre D.!
Mais je me trompe: pour la moitié de cette somme, on trouve des hôtels modestes à trente minutes de métro de la fête. En fin de compte, nous aboutissons à Rosenheim. Et nous sommes d’accord: nous allons manger de la choucroute (chose rare en Allemagne, je ne plaisante pas). Plus rare encore, les hôtels. Car, précisément, nous sommes en période d’Oktoberfest. Rosenheim, qui est sous la pluie, sans intérêt, bavaroise, jolie, mais quelconque et hantée de spectres venus d’Afrique, n’a plus une chambre de libre. Ni de place de stationnement. Nous abandonnons la voiture dans une impasse qui porte le nom d’un docteur et nos sacs sur le dos, nous errons. En comparaison, les immigrés d’Angela Merkel ont l’air de sortir d’une vitrine d’H&M. Un bâtiment en construction, qui est un hôtel de chaîne, nous accueille dans une chambre familiale de la taille d’une salle de bains. Devant, derrière et au sud, un chantier. Au Nord, la gare: les trains amènent les touristes à Munich. Considérant ce vaste désert de boue, je me demande dans quel état ils en reviennent après avoir bu. Tout de même nous sortons, et on nous sert une choucroute de tonneau sur une terrasse chauffée tandis que défilent les immigrés devant des tablées d’Allemands dégoûtés.