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D. est par­ti pho­togra­phi­er Budapest de bon matin. J’ai raflé un  pro­duit net­toie-vit­re, je suis descen­du chif­fon­ner dans le park­ing de l’In­ter­con­ti­nen­tal le capot de la BMWque les mou­ettes du Danube avaient con­stel­lé de chi­ures. Mais le ren­dez-vous (ce démé­nageur qui a vidé ma mai­son de Lhôpi­tal à l’époque où je fuyais la France, il y a huit ans), ne s’est pas présen­té. Ma belle-mère hon­groise l’a appelé et rap­pelé. Elle a con­clu: “ils sont comme ça!”. Alors, elle m’a remis un sac rem­pli de livres éro­tiques a rap­a­tri­er en Suisse. Chez Ger­beaud, le café le plus con­nu de la ville, un “amer­i­cano” et son crois­sant m’ont coûté Fr. 8.- A la table voi­sine, des Améri­cains du Ken­tucky demandaient au garçon s’il pou­vait servir du “cristall­ysed bacon”. A onze heures moins cinq, le Chi­nois attendait sur le palier de notre apparte­ment. Avant de lui ren­dre les clefs, nous avons remis les meubles en place. Pen­dant le voy­age, D et moi avons partagé les cham­bres, mais ici la prox­im­ité était trop grande. La nuit précé­dente, c’est à peine si j’ai fer­mé l’œil, cela mal­gré les tam­pons de cire. La veille, D. avait donc a dor­mi dans la cui­sine. Peu après, nous avons démar­ré. Le pont Széchenyi était envahi de touristes. Ils vont en groupe der­rière le fan­ion du guide, c’est à peine si on aperçoit leurs vis­ages. Une forêt de perch­es téle­scopiques indique la direc­tion; ils s’ar­rê­tent, pren­nent la pose, déclenchent, rient, font quelques pas, s’ar­rê­tent encore. Tous fix­ent l’ob­jec­tif. Ils entrent en col­li­sion avec les groupes qui tra­versent depuis la berge con­traire. Les amoureux protes­tent, les retraités s’of­fusquent, les cours­es d’é­cole rusent, plus sou­ples, les ado­les­cents grimpent le long des piles. Et sur la route, c’est pire: les Seg­ways roulent en file indi­enne. Comme d’habi­tude nous n’avons pas de carte. Je me fie au cro­quis de ma belle-mère. Elle a indiqué la ban­lieue où se tien­nent les marchands de véhicules d’oc­ca­sion. Mais d’abord, nous faisons un détour: D. veut pho­togra­phi­er deux coloss­es de métal, des sol­dats à la façon de Gro­maire boulon­nés sur socle près de Erzé­bet Hid. Nous entrons ensuite dans le tun­nel et décro­chons à Budaörs, le long de l’au­toroute qui mène au lac Bal­a­ton. Quelques mil­liers de voitures sont rangées dans des parcs gril­lagés le long d’une route de tran­sit. D. prospecte un côté, moi l’autre. Aupar­a­vant, nous avons pris con­nais­sance des pan­car­tes accrochées aux mod­èles d’oc­ca­sion: les prix sont exor­bi­tants, quant au kilo­mé­trage, la moin­dre Mer­cedes cita­dine compte un quart de mil­lions de kilo­mètres au comp­teur. Seule­ment, il n’y a per­son­ne. Pas de vendeur. Je m’a­vance, tâte l’eau qui croupit dans un baquet: elle est tiède. Je pousse la porte d’une car­a­vane, entre dans un bureau, pas de réponse. Trois, qua­tre parcs. Puis un homme. Il n’achète pas. Un autre. Même refus. Ma belle-mère m’a mis en garde: “si tu as la chance de trou­ver quelqu’un que l’af­faire intéresse, sache que tu devras compter une semaine, oui, au moins une semaine, le temps que l’a­cheteur réu­nisse la somme. Ici, per­son­ne n’a d’ar­gent…”. Notre idée est de brad­er la BMW puis d’aller au marché aux puces. Ensuite, cham­bre d’hô­tel, bar et retour en avion. Nous avons vis­ité la moitié de la rue quand je sens ma chance tourn­er. En fond de parc, deux mal­abars sont éten­dus sur des chais­es longues. Ils boivent, mais à mon approche déposent leurs bouteilles.
-Quel mod­èle? Ah! Non, c’est trop lux­ueux.
Je dis le prix. Dérisoire. D. me chauffe les côtes. Lui pré­tend en obtenir le triple.
Mais les mal­abars ont renon­cé. Ils retour­nent à leur chais­es longues. Tan­dis que D. vis­ite les derniers parcs, je récupère la voiture et la place sous le nez des mal­abars. Aucune réac­tion. Dans ces con­di­tions, nous emprun­tons le gira­toire, je fais le plein, nous achetons des “sand­vics” dans une sta­tion-ser­vice, je prévois d’at­tein­dre la Suisse le lende­main. D. annonce qu’il va deman­der la direc­tion du marché aux puces. Com­ment il compte faire, je l’ig­nore. “Bon­jour” est un mot dif­fi­cile, “mer­ci” de même — mais “marché aux puces”! Il y tient car il fait col­lec­tion de vieux réveils. Les mod­èles à cloche. Il les désosse, en retire spi­rales et ressorts pour fab­ri­quer des bijoux “stim­mepunk” — “je t’ex­pli­querai ce que c’est”, a‑t-il promis par trois fois. D’ailleurs, je ne suis pas con­tre. Toute mon enfance, mes par­ents m’ont promené dans les marché aux puces. A Madrid, nous allions chaque dimanche au “ras­tro”, mon père négo­ci­ait la marchan­dise volée des gitans. Plus tard, dans le Gers, les vide-gre­niers fig­u­raient au rang des rit­uels du week-end. Cela se pas­sait au temps où les gens pos­sé­daient encore des objets à durée non-déter­minée. Aus­si est-il intéres­sant d’imag­in­er un marché aux puces, ici, en Hon­grie, dans une société qui n’a pas encore été mise en liq­ui­da­tion par les multi­na­tionales. Mais comme prévu, D. revient bre­douille. Je tourne la voiture. Mil deux cent kilo­mètres de route pour Lau­sanne — le voy­age est fini. Indice qui ne trompe pas: l’au­toroute est lisse, bien sig­nalée et encom­brée. Passé Vienne, D. s’aperçoit que nous avançons en direc­tion de Munich, que c’est octo­bre, le mois de la bière. Je mets les pieds au mur. J’ai passé le mois d’août à Unter­föhring, dans la par­tie est de l’Eng­lish­er Garten…
-Cinq cent francs la cham­bre D.!
Mais je me trompe: pour la moitié de cette somme, on trou­ve des hôtels mod­estes à trente min­utes de métro de la fête. En fin de compte, nous aboutis­sons à Rosen­heim. Et nous sommes d’ac­cord: nous allons manger de la chou­croute (chose rare en Alle­magne, je ne plaisante pas). Plus rare encore, les hôtels. Car, pré­cisé­ment, nous sommes en péri­ode d’Ok­to­ber­fest. Rosen­heim, qui est sous la pluie,  sans intérêt, bavaroise, jolie, mais quel­conque et han­tée de spec­tres venus d’Afrique, n’a plus une cham­bre de libre. Ni de place de sta­tion­nement. Nous aban­don­nons la voiture dans une impasse qui porte le nom d’un doc­teur et nos sacs sur le dos, nous errons. En com­para­i­son, les immi­grés d’An­gela Merkel ont l’air de sor­tir d’une vit­rine d’H&M. Un bâti­ment en con­struc­tion, qui est un hôtel de chaîne, nous accueille dans une cham­bre famil­iale de la taille d’une salle de bains. Devant, der­rière et au sud, un chantier. Au Nord, la gare: les trains amè­nent les touristes à Munich. Con­sid­érant ce vaste désert de boue, je me demande dans quel état ils en revi­en­nent après avoir bu. Tout de même nous sor­tons, et on nous sert une chou­croute de ton­neau sur une ter­rasse chauf­fée tan­dis que défi­lent les immi­grés devant des tablées d’Alle­mands dégoûtés.