Mois : juillet 2017

Voix

Silence éton­nant de ce faubourg. Ce sont les vacances. D’ailleurs, les stores bais­sés témoignent de l’ab­sence d’une par­tie des locataires, mais tout de même, pas un écho de voix, à peine quelques moteurs loin­tains: de grosse cylin­drées glis­sent à seize kilo­mètres heures à tra­vers l’ur­ban­i­sa­tion (à cette vitesse, le feu affiche un “smile”). Des sap­ins géants immo­biles dans l’air chaud, un coq qui chante, une éoli­enne qui brasse au-dessus de l’hori­zon. Avec la nuit, le sen­ti­ment d’isole­ment spa­tial s’ac­croît. Je dors douze heures. Au milieu de cette longue tra­ver­sée, vers trois heures du matin, une voix me tire de mon som­meil. Je me dresse dans le lit. J’es­saie de savoir d’où cela peut venir. Impos­si­ble à dire. Pas de l’ap­parte­ment, certes. Ni de l’ex­térieur: la dou­ble-fenêtre ne laisse pas pass­er le moin­dre son et pour ce qui est de l’iso­la­tion ver­ti­cal et hor­i­zon­tale, elle est par­faite. Or, une voix de fille a chu­choté: I AM AWAY.

Images

A Unter­föhring, dans les faubourgs de Munich, chez nos amis serbes. Ils par­tent pour Mem­ming puis les Alpes, nous restons seuls dans l’ap­parte­ment. L’ensem­ble du mobili­er ne vaut pas cinquante euros. Hormis deux icônes sous lesquelles pen­dent des bou­gies votives, les murs sont nus. Je cherche les traces de clous, imag­i­nant qu’ils ont décroché pour que nous soyons à l’aise. Non, ils vivent dans le blanc. La con­som­ma­tion d’im­ages via les télé­phones et tablettes rend peut-être pénible la vision d’im­ages fix­es accrochées aux murs?

Joe

Davie, lors du repas pris à Toulouse, nous par­lait de ses derniers investisse­ments. De l’un de ses anciens col­lègues, véri­ta­ble bour­reau de tra­vail, il dit:
-J’ai pleine­ment con­fi­ance dans son pro­jet de ges­tion élec­tron­ique de réseau urbain à des­ti­na­tion de la mairie de Lon­dres, c’est pourquoi j’ai acheté pour cent mille livres ster­ling d’ac­tions de la start-up.
Comme j’es­saie percer le motif de sa con­fi­ance, il explique:
-C’est sim­ple, si mon col­lègue Joe est de la par­tie, je sais qu’il ne lâchera jamais. Le seul risque est qu’il meurt. Joe est un homme qui tra­vaille douze heures par jour. Quand il prend deux semaines de vacances, une fois par an, en août, il dort les dix pre­mier jours”.

Liaison

A con­stater le désor­dre gran­dis­sant, il est évi­dent que nous sommes à la veille d’une éclipse durable de la lib­erté. Qui espère l’a­n­ar­chie doit entretenir l’ordre.

Ravensburg 2

A la table prochaine, une famille alle­mande, raide, heureuse, expres­sive et dis­ci­plinée. Ils man­gent de la Foca­cia. Les enfants, un garçon et une fille de dix et huit ans, petits, blonds, lui coupe brossée, elle por­tant la nat­te, sont autorisés à manger avec les mains. Cha­cun a son verre de bière. 

Ravensburg

Les Alle­mands, maîtres de civil­i­sa­tion; voilà ce qui vient à l’e­sprit du promeneur qui chem­ine dans la ville médié­vale de Ravens­burg. Les habi­tants roulent à vélo, revê­tent l’habit pour déje­uner sur le trot­toir. Ils salu­ent, vont en famille ou deux par deux, boivent, s’a­musent et tra­vail­lent comme s’ils étaient à la fête. De l’eau coule dans un canal, plan­tées par les voisins, les fleurs poussent pour l’a­gré­ment du quarti­er, les rares voitures roulent au pas et en silence. Devant tant de per­fec­tion, le doute s’insin­ue: s’ag­it-il d’une représen­ta­tion? Oui et non — c’est une terre favorisée, une ville petite, et de ce lieu ancien et beau, cha­cun assume l’héritage. C’est ce qu’il con­vient d’ap­pel­er “civil­i­sa­tion”. Com­ment com­pren­dre alors cette impor­ta­tion décidée, encore plus choquante dans cet envi­ron­nement cul­tivé, peut-être unique au monde, d’êtres à l’é­tat demi-sauvage prélevés sur les stocks du con­ti­nent africain? Nom­breux, isolés, hagards, les bras bal­lants, la face pat­i­bu­laire, chaussés et habil­lés comme des papes par les mar­ques inter­na­tionales, ils déam­bu­lent sans fin, mi-jubi­la­toires mi hon­teux. Au pays de la rai­son, il doit en exis­ter plus d’une à leur présence; je priv­ilégie celle-ci: leur inté­gra­tion par iner­tie par­mi les femmes les moins favorisées du peu­ple afin de pro­duire de la force de tra­vail comme on pro­dui­sait autre­fois de la chair à canon.

Obertor

L’hôte­lier nous attribue un apparte­ment. Le salon,en décroche­ment de façade donne à la fois sur la Porte d’En-haut, tour médié­vale de base car­rée qui garde l’en­trée Nord de Ravens­burg, et la Mark­strasse où le same­di les maraîch­ers des rives du lac instal­lent leurs étals de fram­bois­es, de champignons et de pommes (plus bas, à l’abri du Rathaus, les bouch­ers gril­lent des sauciss­es). La cham­bre est tapis­sée de bois noble, des pein­tures encadrées de vieil or sont accrochées au-dessus du canapé. A se tenir à la fenêtre, on s’at­tend à voir Nar­cisse et Gold­mund entr­er en ville après une marche à tra­vers les collines et verg­ers du Bade-Wurtenberg. 

Constance

A Con­stance, avec C. et son amie qui vis­i­tent la ville sur la foi de mon Guide touris­tique à l’usage des aveu­gles. J’ai écrit sous la pluie, le ciel ray­onne; les hôtels étaient pleins, ils le sont (par­tis sans réser­va­tion, nos amis fri­bour­geois se logent de l’autre côté de la fron­tière, dans l’ag­gloméra­tion Lego de Kreu­zlin­gen); les pas­sants se bous­cu­lent sur l’embarcadère, autour du cen­tre com­mer­cial et sur la place du Par­adis, cela ne change pas, c’est même plus effréné qu’il y a deux ans lorsque je dor­mais sous tente et arpen­tais les berges du lac en cher­chant ce que je pour­rais faire pour tuer le temps (écrire) : Suiss­es, Alle­mands, Autrichiens et, poli­tique oblige, le restant du monde, roule à tra­vers les rues étroites encom­brées de ter­rass­es. C. insis­tant, je goûte enfin cette Rup­pan­er dont j’ai van­té les mérites dans mon livre.

Départs

Après avoir déposé Gala chez son fils, je reprends la route. Dans la soirée, j’ar­rive à la ferme famil­iale, je gare sous le cog­nassier, Mamère m’ac­cueille. Aus­sitôt franchie la porte cochère, je me lave les mains avec ce savon rose cassé en deux moitiés qui occupe depuis plus de vingt ans, sur le bord du lavabo, le creux d’une coquille Saint-Jacques. Chaque fois, me vient cette remar­que: ce savon ne mousse pas — ceci (l’ab­sence de mousse) expli­quant cela (la longévité). Nous sor­tons au jardin. Mamère me racon­te son séjour en Espagne, dans mon apparte­ment, d’où elle est rev­enue hier; je salue le paysan qui passe sur son tracteur et prof­ite de la vue sur les Pac­cots. Plus tard, je me réfugie dans la cham­bre en bois avec trois bande-dess­inées choisies dans notre col­lec­tion d’en­fance: Le Sphinx d’or, une aven­ture d’Al­ix, Fort Nava­jo, une aven­ture de Blue­ber­ry et un Lucky Luke. Mais les sept cent kilo­mètres de route et les trois litres de bière ont rai­son de ma lec­ture. Avant d’étein­dre, je lis quelques pages d’His­toire et utopie, ce Cio­ran qui traîne depuis l’été dernier sur la table de nuit: impos­si­ble de dire si l’au­teur invente, spécule, délire ou impro­vise. Cet éloge de l’ortho­dox­ie russe sent la fumis­terie. Le lende­main, je cherche le garag­iste. La Dacia déposée, il me faut la BMW pour me ren­dre à Munich. Quand je le joins — le lun­di, il s’ex­cuse: “moi-même, je cher­chais ma coif­feuse! Imag­inez-vous Alexan­dre, elle pèse quar­ante kilos et c’est une ivrogne, mais elle fait la coupe à domi­cile et j’avais l’air d’un cen­tau­re!”. L’après-midi, nous descen­dons à Lau­sanne avec deux voitures, je trie le cour­ri­er des six derniers mois et récupère les clefs secrètes qui ouvrent les tiroirs secrets. A Ouchy, je démonte un lit dou­ble; les comé­di­ens de Vidy qui louent l’ap­parte­ment de Mamère jugent le mate­las trop étroit. Nous allons dans le gros de Vaud. Là, au fond d’une impasse de cam­pagne asep­tisée, entre des vil­las mod­ernes, solides et attris­tantes qui don­nent sur une végé­ta­tion de forêts et de cul­tures, un locatif. La soeur de Mamère nous fait signe de nous gar­er dans un case peinte au sol. Vingt ans que je n’ai pas vu ma tante. D’ailleurs, je ne l’ai vue que deux fois. La pre­mière fois, je devais avoir dix ans, nous emme­nions promen­er un chien berg­er à bord d’une 2CV de hip­pie. Aujour­d’hui, il s’ag­it de débar­rass­er le loge­ment d’un homme frap­pé de la mal­adie d’Alzeih­mer. Salon, cui­sine, cham­bre, le mobili­er est en vrac et sans valeur. Je charge une étagère, des cadres, une table de rotin et le lit dou­ble, mate­las, som­mi­er, sup­port et pieds, tran­spi­rant sous le soleil de juil­let. La tante court devant, cale les portes, indique ce qu’il faut faire, ne pas faire et com­ment le faire. Nous embar­quons dans la Toy­ota de Mamère. Je suis au volant. Car il faut un jeu de clefs imbus. Sans elles, je ne peux ter­min­er le démon­tage du lit. Le long du tra­jet, la tante: “atten­tion à ralen­tir, il y a un car­refour, les voisins n’ai­ment pas, ici, à droite, ne frôle pas l’ar­buste, ensuite tout droit, n’ac­célère pas trop, pru­dence avec le trot­toir…” Et quand nous atteignons la mai­son où elle vit : “gare-toi con­tre la bar­rière, mais sans écras­er l’herbe, le pro­prié­taire est grincheux!” Le démé­nage­ment fini, je choi­sis quelques util­i­taires pour Agrabuey: couteaux, planche à viande et une pho­togra­phie de l’équipe de hock­ey du Cana­da signée des joueurs, sou­venir du match dis­puté con­tre la suisse en jan­vi­er 1929. De retour à Ouchy, je monte le lit au six­ième sans ascenseur et l’in­stalle pour que les futurs locataires comé­di­ens puis­sent tra­vailler libre­ment leur art cepen­dant que la voi­sine, une recluse pétrie de rhu­ma­tismes et de jalousie, pour nous éloign­er, tape sur ses casseroles. Lun­di, je suis à nou­veau à Lau­sanne (Mamère n’a pas inter­net), je négo­cie du matériel avec les Kur­des, paie les fac­tures, pré­pare les car­tons que j’amèn­erai à l’au­tomne en Espagne. Le soir, je vais chez Mon­frère, au chalet. Il pleut, nous buvons, nous par­lons de Krav-Maga, de death métal, de lit­téra­ture et d’é­d­u­ca­tion — je dors sur la canapé. L’eau coule dans la fontaine, les poules s’agi­tent quand tonne le ciel. Mar­di, Mon­frère et moi déje­unons avec Notrepère. Sujet unique: la guerre. Après quoi, j’ai ren­dez-vous avec Eti­enne Dumont, l’homme bleu: il est pareil à lui-même, effrayant, plein d’e­sprit, dif­fi­cile à com­pren­dre (mais aus­si je suis sourd), ami­cal. Il m’in­ter­roge un peu sur le Trip­tyque, j’es­saie d’ex­pli­quer les enjeux du posthu­man­isme tels que je les dis­cute dans l’es­sai, il évoque l’I­tal­ie, je par­le de l’Es­pagne. Il con­state “les vieux ne veu­lent plus par­ler aux jeunes, ils les trou­vent ennuyeux”. Comme je le rac­com­pa­gne à la gare, il me dit encore: “le prob­lème, c’est qu’il y a trop de créa­teurs. Et tous veu­lent la recon­nais­sance!” Ensuite, je saute dans le train pour Fri­bourg. Sur place, C. me mon­tre les nou­veaux postes d’af­fichage, mais le télé­phone sonne, c’est le Pris­on­nier. Il vient d’ap­pren­dre que j’é­tais en ville (com­ment?). Nous voici au Chan­til­ly, ce café de la rue de Romont au pla­fond peint, sans fenêtres, où le ser­vice est assuré par une splen­dide jeune fille dont le Pris­on­nier — qui sait tout — me dit: “hélas, son père est juge!”. Sur quoi, il nous entre­tient de sa vie. La dernière fois, il était amoureux d’une riche secré­taire ama­teur de canoé et par­tait pour la Thaï­lande. “Je suis tou­jours amoureux”, s’écrie-t-il. Et de me racon­ter qu’il s’est établi menuisi­er et gère deux ter­rains que pos­sède son amie sur lesquels un pro­mo­teur immo­bili­er a investi huit mil­lions de francs avec pour eux, à titre de con­trepar­tie, des apparte­ments gra­tu­its une fois l’opéra­tion réal­isée. Otimiste, il con­clut: “et pour l’été, j’ai déniché un poste à la Coop, je vais ranger des caiss­es de bois­sons”. A la nuit, Mamère qui revient de Vevey où elle jouait aux cartes, me prends à Palézieux. Enfin, mar­di, j’ai mon garag­iste. “Et cette coupe de cheveux?”. “Venez et vous ver­rez, mais… il y a un petit prob­lème Alexan­dre”.
-La voiture n’est pas prête?
-Si, mais il leur faut un tam­pon.
La Glâne-Genève, cent qua­tre-vingt kilo­mètres de route pour aller pêch­er une tam­pon sur le bureau de mon col­lègue à la Servette, se présen­ter à Carouge devant une guichetière du Ser­vice des auto­mo­biles et appli­quer le tam­pon sur une feuille vierge qu’elle glisse dans un fax. Après quoi, je fais demi-tour et vais voir les enfants à Satigny. Luv du moins, car pou Aplo, il est à Lyon avec son amie. Or, c’est de lui que nous par­lons, car s’il a réus­si sa pre­mière de bac­calau­réat, il est désor­mais sans école pour la prochaine ren­trée de sep­tem­bre. En soirée, je récupère Gala où je l’ai déposée trois jours aupar­a­vant (tan­dis que je charge ses sacs et valise, nous croi­sons le par­rain d’Ap­lo qui revient d’une bro­cante avec sa fille et un autre ami. Ce dernier que je n’ai pas vu depuis dix ans habite l’im­meu­ble du fils de Gala. Il s’é­tonne: “vous vous con­nais­sez?” Quand il com­prend que nous vivons ensem­ble: “depuis quand?”
 ‑Trois semaines, lui dis-je.
Il nous félicite. Je cor­rige: “
-En fait, dix-sept ans!
Et sur ce, nous prenons la route pour Ravensburg.

Empire humain

“[] le temps et l’ar­gent ne sont plus un prob­lème. Le pre­mier s’ac­célère parce que le sec­ond est abon­dant et peur cher.“
La chute de l’empire humain, Charles-Edouard Bouée.