Mois : juillet 2017

Luis

Décidé­ment, une pro­fes­sion d’o­rig­in­aux. Lun­di dernier, j’ar­pen­tais la ville de Jaca. Les salons étaient fer­més. De plus, ils affichaient des ser­vices sec­ondaires, mas­sage, pédi­cure, bains d’argile… Ce que j’aime, c’est le local à miroir. Un homme joue du ciseau devant un siège de métal et de cuir. Après-midi, je pars en quête. A la périphérie, non loin des casernes, je trou­ve ce que je cherche. Le type est chauve, il porte un T‑shirt rock, il a du ven­tre. Aucun client en attente. Pour­tant, il après avoir con­sulté un grand cahi­er aux feuilles jaunes, il con­firme: c’est com­plet. Il m’in­vite à revenir le soir. A l’heure dite, il est là, coif­fant un quin­quagé­naire couper­osé qui sent le tabac. La con­ver­sa­tion bat son plein, mais le pau­vre client n’a guère droit à la réplique. C’est le coif­feur qui fait le spec­ta­cle, réc­i­tant des vers de poésie, chan­ton­nant, décrivant les pas­sants qui marchent devant son échoppe.
-Et vous venez d’où?” me fait-il.
-De Mala­ga!
-Voilà où je veux aller, s’écrie-t-il ent­hou­si­aste. A la foire de Mala­ga! Il y a de ces femmes sous le ciel andalou! Avec des seins comme ça et d’a­gréables fess­es! N’est-ce pas mer­veilleux! Et au lieu de fer­mer cette échoppe, de sauter dans le train de Mala­ga, je coiffe. Depuis trente ans je coiffe,sur cette petite place! C’est que je suis un homme pas­sion­né, moi! J’aime la vie! Ah les femmes!“
Quant il apprend que je suis écrivain, il finit son client, encaisse et fait piv­ot­er le fau­teuil:
-Moi aus­si, je suis écrivain, il faut que je te racon­te. Tu con­nais les femmes russ­es? C’est d’elles que je par­le dans mon roman. Toutes les femmes russ­es, je leur rends hom­mage. J’ai presque fini. A Noël, je jette mon roman dans une valise et je m’en­v­ole pour  Saint-Péters­bourg. J’ai tou­jours dit à mon épouse — je suis divor­cé — “atten­dons que la petite ait treize ans!” C’est un bon chiffre treize, à cet âge-là les filles ont moins besoin de leur père, et puis il est temps que je parte célébr­er l’âme de la femme russe. Il y a une par­tie his­torique dans mon livre, mais ce qui m’in­téresse c’est le réal­isme et la tran­scen­dance… Je racon­te une his­toire, et c’est une véri­ta­ble his­toire de sexe et d’amour, mais atten­tion, qui vient de là (il se frappe la poitrine, regarde en direc­tion des casernes l’air roman­tique). Ah, ils vont aimer là-bas! Peut-être même que je me mari­erai! Mais, ne va pas croire que je n’aime pas couper les cheveux, seule­ment, la poésie, c’est autre chose! D’ailleurs, je vais faire un site. Bien enten­du, je n’y con­nais rien! On m’aidera. Et sur ce site, je chanterai et je récit­erai mes textes! En espag­nol, bien sûr, répond-il quand je lui demande dans quelle langue il écrit, mais j’ai des amis russ­es, ils traduiront. Ah, oui, fait-il la larme à l’œil, ça va leur plaire qu’un Espag­nol célèbre leurs femmes!
Et me rac­com­pa­g­nant :
-Alexan­dre, quand tu revien­dras, en octo­bre, je serai encore là, le temps de remet­tre le com­merce, de présen­ter la clien­tèle, je t’at­tends!
-Tu ne m’as pas dit ton nom…
-Luis.
Revenu sur la place, riant encore, je me tourne pour lui faire signe. Un enseigne jaune de plusieurs mètres sur­monte le petit local: Luis — coiffeur.

Mari

Venu me dire au revoir, le maire d’A­grabuey me par­le de ses filles:
-La grande, ça va, mais c’est la petite! Tenez, hier, je l’en­voie au lit. Les mains sur les hanch­es, elle refuse. Et pour la faire céder… Avec ce car­ac­tère je ne sais pas com­ment elle va trou­ver un mari!
Elle a qua­tre ans.

Question

Quel rap­port entre la moule et les castagnettes?

Balaruc-les-Bains


Chez Mar­tinez, un hôtel de la place qui fait pen­sion. Gala tra­verse la salle à manger de trente tables, vide en ce début de soirée, pour deman­der au chef à quelle heure il ouvre la cui­sine.
-Désolé, c’est complet. 
A voir ain­si le lieu dans la pénom­bre et le silence, la réponse paraît aber­rante. Déjà, nous nous éloignons, quand Gala se met en tête d’insister. Le chef nous pro­pose alors une table en ter­rasse, côté jardin, avec les tortues (de terre et d’eau). Tan­dis que la salle à manger est comble, nous sommes seuls, servis par deux dames, et man­geons le meilleur repas de l’été, canard, truffe, huîtres et saumon, fro­mages et sor­bets.

Paille


Der­rière un camion de paille du tun­nel du Som­port à Tarbes. A chaque gira­toire (il y en a cent), je dis à Gala :
-Il va chang­er de direction.
Puis, comme le mir­a­cle ne s’est pas produit :
-Quel intérêt peut-il y avoir à faire voy­ager ain­si quelque chose que l’on trou­ve partout ?

Manuscrits


L’éditeur Allia m’informe que les man­u­scrits envoyés en expresse le 29 mai de Mala­ga et dont la Cen­trale espag­nole des postes, après enquête, m’assurait qu’ils avaient été remis en main pro­pre à 8h55, rue Charle­magne, à Paris, soix­ante-douze heures après l’envoi, sont arrivés ce matin avec quar­ante jours de retard. 

Bois


Il y a, près des baraque­ments de la garde civile, un ensem­ble de hangars des années 1950, façades à la chaux, mon­tants cimen­tés, enseignes peintes à la main. J’arrête la voiture dans l’impasse, baisse la vit­re, me ren­seigne auprès de deux messieurs, façon vielle Espagne, tels qu’on en ren­con­trait à chaque coin de rue à l’époque fran­quiste, chemise blanche, mocassins à pom­pon de cuir, devisant le cig­a­re à la main.
-Les bois Bus­tos, je vous prie?
-Mon cher Mon­sieur, j’ai honte, si-si Enrique, per­met-moi de le dire, hier j’étais à Boltaña, une dame me demande les caves de Sin­ues, eh bien j’ignorais tout de ce vin et de ces caves et voilà que la sit­u­a­tion se répète, je ne vais pas pou­voir ren­seign­er cet homme, mais je peux au moins vous dire ceci, allez là, der­rière ce petit mur, vous voyez le morceau de vigne, eh bien il y a un bar et même un restau­rant, prenez une bière, mangez un morceau, je vous recom­mande la morue à la tomate et nul doute que Juan, c’est le patron, ne sache où trou­ver votre bois, ou plutôt attendez…
Le gars tire sur son cig­a­re, hèle un camion, et me désig­nant au chauffeur :
-Cet homme a faim. Mais d’abord il cherche du bois…. Com­ment déjà ?
-Bus­tos.
Et le chauf­feur d’indiquer l’entrée d’une cour à quelques mètres où je décou­vre une famille, mon­sieur, ses deux fils, la fille et la mère, assis sur des bil­lots de bois, en plein soleil, au milieu de tas de bois, des hachettes à la main, occupés à fendre des bûch­es. Avec le père, j’entre dans le hangar. Il me fait tâter du châ­taig­nier et du hêtre, me con­seille sur le mélange, par­le fort, rit :
-Vous êtes anglais vous !
-Je suis de Malaga.
-Ah, ah, vous n’êtes pas anglais ! Et ce camion, il passe dans votre rue ?
-Trop gros !
-Celui-là ?
-Encore trop gros.
-Bien, on va venir avec ce petit, là !
-Et les deux mille kilos de bûch­es, on vous les place ?
-Com­bi­en est-ce ?
-Pour le plac­er ? 15 Euros! A midi, ça vous con­vient ? On y sera.
Quit­tant l’impasse, je sors de la ville par les hauts et tombe sur la gare. Une maison­nette posée devant trois voies. Un ter­rain d’herbe rase et de grands pla­tanes qui hochent la tête au-dessus d’un con­voi à l’arrêt. Autour de tables répar­ties au hasard, des familles boivent l’apéritif. La serveuse sort de la gare par une petite porte, le bar est ouvert de neuf heure le matin à dix heures le soir. Je m’installe au pied d’un arbre. En enfilade, trois pan­neaux iden­tiques, boulon­nés con­tre les retours de quai : pro­hibido cruzar. Trois goss­es qui tapent dans un bal­lon saut­ent sur la voie et tra­versent ain­si de quai en quai pour se per­dre dans un ter­rain vague. Au fond, de petits immeubles d’habitation puis la mon­tagne cou­verte de sap­ins. En regag­nant Agrabuey par la val­lée de l’Aragón, je croise une loco­mo­tive-wag­on, c’est le train de France. Il relie Pau en neuf heures.

Ermitage 2


Per­suadée d’être la réin­car­na­tion d’une sainte du moyen-âge qui pri­ait près de l’ermitage du Saint-Graal, une Française de Gascogne qui venait de per­dre son mari est apparue un matin au vil­lage. Elle s’est tenue quelque temps au fond de la val­lée, puis a fait con­stru­ire une mai­son pour prier dans les par­ages du lieu sacré.
-Peu de temps après, elle est morte, con­clut Julia.

Ermitage


Par le sen­tier de mon­tagne, je me suis ren­du à l’ermitage. Déter­ré à la fin du XXème, il était enfoui sous les sédi­ments de la Ramar. Les his­to­riens croient savoir qu’il y avait au fond de la val­lée un impor­tant monastère. Détru­it il y a mille ans, il fut rem­placé par cette église romane de plan car­ré. Quelques années plus tard, le saint-Graal aurait séjourné entre ses murs avant d’être trans­porté à Barcelone et Valence. De notre mai­son, une rue mar­quée de niveaux con­tourne le clocher forter­esse de l’église puis le colom­bar­i­um. Là, je rejoins la route qui longe la riv­ière et avant de franchir le pont, je bifurque dans un champ. Une couleu­vre file dans la brous­saille. Signe que je me trompe En effet, le sen­tier se des­sine en hau­teur, dans la pierre. Une petite demi-heure de marche et je suis accueil­li par deux chiens. Ils gar­dent la seule ferme de la val­lée. Je tra­verse la riv­ière à gué et pénètre dans l’ermitage. Une voiture aux plaques français­es est garée dans la forêt, mais il n’y a per­son­ne. Pour le retour, je suis la route et je me félicite : l’eau de la source a été détournée, elle s’écoule dans une rigole creusée au pied du talus, emprunte un canal de pierre et irrigue ain­si les prés et des cul­tures de légumes sur le ver­sant de la riv­ière. Quand je me suis décidé, je n’avais vu que les potagers au vil­lage.
Sur la place avec le maire et les voisins chanteurs de chorale. L’orage nous oblige à ren­tr­er dans le bar. La ten­an­cière, Maria-Pilar, ne sourit pas, ne par­le pas, ne salue pas. En Espagne, une atti­tude rare. Gala pré­tend qu’elle doit  son poste au fait que sa sœur est l’épouse du maire. De fait, le bâti­ment de l’ancienne école qui fait bar appar­tient à la munic­i­pal­ité. Nous buvons dans la salle de classe, près d’un poêle, il pleut, il fait trente degrés, les clo­chettes des mou­tons réson­nent dans la montagne. 
Un voisin rejoint notre table. Fran­cis­co habite en face (par la fenêtre ouverte, il mon­tre une mai­son basse con­tre le canal). Il est accom­pa­g­né de son petit-fils, un enfant mag­nifique, cata­lan de Barcelone, qui par­le anglais avec Gala, explique que sa sœur est malade et qu’il a un frère jumeau. Apprenant que j’écris, son grand-père quitte la salle. Dix min­utes plus tard, il réap­pa­raît avec un sac qu’il me tend. J’en extrais deux livres un roman et un vol­ume de sept cent pages lourd comme une brique. « Bur­de­les reales ». 
-This one sold very well, dit l’enfant de dix ans.
Et Fran­cis­co, d’une belle écri­t­ure à la plume, nous dédi­cace ses livres tan­dis que Gala feuil­lette les gravures licen­cieuses repro­duites en pages centrales. 

Vertiges

Expéri­ence faite, les ver­tiges ne sont pas provo­qués par l’alcool. Je ne bois pas, je flotte de même. Depuis que nous sommes revenus à Agrabuey, Gala marche droit ; la nuit, je dors sans trou­ble ; mais le matin, et la journée, l’horizon bas­cule et je prends la tangente.