Luis

Décidé­ment, une pro­fes­sion d’o­rig­in­aux. Lun­di dernier, j’ar­pen­tais la ville de Jaca. Les salons étaient fer­més. De plus, ils affichaient des ser­vices sec­ondaires, mas­sage, pédi­cure, bains d’argile… Ce que j’aime, c’est le local à miroir. Un homme joue du ciseau devant un siège de métal et de cuir. Après-midi, je pars en quête. A la périphérie, non loin des casernes, je trou­ve ce que je cherche. Le type est chauve, il porte un T‑shirt rock, il a du ven­tre. Aucun client en attente. Pour­tant, il après avoir con­sulté un grand cahi­er aux feuilles jaunes, il con­firme: c’est com­plet. Il m’in­vite à revenir le soir. A l’heure dite, il est là, coif­fant un quin­quagé­naire couper­osé qui sent le tabac. La con­ver­sa­tion bat son plein, mais le pau­vre client n’a guère droit à la réplique. C’est le coif­feur qui fait le spec­ta­cle, réc­i­tant des vers de poésie, chan­ton­nant, décrivant les pas­sants qui marchent devant son échoppe.
-Et vous venez d’où?” me fait-il.
-De Mala­ga!
-Voilà où je veux aller, s’écrie-t-il ent­hou­si­aste. A la foire de Mala­ga! Il y a de ces femmes sous le ciel andalou! Avec des seins comme ça et d’a­gréables fess­es! N’est-ce pas mer­veilleux! Et au lieu de fer­mer cette échoppe, de sauter dans le train de Mala­ga, je coiffe. Depuis trente ans je coiffe,sur cette petite place! C’est que je suis un homme pas­sion­né, moi! J’aime la vie! Ah les femmes!“
Quant il apprend que je suis écrivain, il finit son client, encaisse et fait piv­ot­er le fau­teuil:
-Moi aus­si, je suis écrivain, il faut que je te racon­te. Tu con­nais les femmes russ­es? C’est d’elles que je par­le dans mon roman. Toutes les femmes russ­es, je leur rends hom­mage. J’ai presque fini. A Noël, je jette mon roman dans une valise et je m’en­v­ole pour  Saint-Péters­bourg. J’ai tou­jours dit à mon épouse — je suis divor­cé — “atten­dons que la petite ait treize ans!” C’est un bon chiffre treize, à cet âge-là les filles ont moins besoin de leur père, et puis il est temps que je parte célébr­er l’âme de la femme russe. Il y a une par­tie his­torique dans mon livre, mais ce qui m’in­téresse c’est le réal­isme et la tran­scen­dance… Je racon­te une his­toire, et c’est une véri­ta­ble his­toire de sexe et d’amour, mais atten­tion, qui vient de là (il se frappe la poitrine, regarde en direc­tion des casernes l’air roman­tique). Ah, ils vont aimer là-bas! Peut-être même que je me mari­erai! Mais, ne va pas croire que je n’aime pas couper les cheveux, seule­ment, la poésie, c’est autre chose! D’ailleurs, je vais faire un site. Bien enten­du, je n’y con­nais rien! On m’aidera. Et sur ce site, je chanterai et je récit­erai mes textes! En espag­nol, bien sûr, répond-il quand je lui demande dans quelle langue il écrit, mais j’ai des amis russ­es, ils traduiront. Ah, oui, fait-il la larme à l’œil, ça va leur plaire qu’un Espag­nol célèbre leurs femmes!
Et me rac­com­pa­g­nant :
-Alexan­dre, quand tu revien­dras, en octo­bre, je serai encore là, le temps de remet­tre le com­merce, de présen­ter la clien­tèle, je t’at­tends!
-Tu ne m’as pas dit ton nom…
-Luis.
Revenu sur la place, riant encore, je me tourne pour lui faire signe. Un enseigne jaune de plusieurs mètres sur­monte le petit local: Luis — coiffeur.