Départs

Après avoir déposé Gala chez son fils, je reprends la route. Dans la soirée, j’ar­rive à la ferme famil­iale, je gare sous le cog­nassier, Mamère m’ac­cueille. Aus­sitôt franchie la porte cochère, je me lave les mains avec ce savon rose cassé en deux moitiés qui occupe depuis plus de vingt ans, sur le bord du lavabo, le creux d’une coquille Saint-Jacques. Chaque fois, me vient cette remar­que: ce savon ne mousse pas — ceci (l’ab­sence de mousse) expli­quant cela (la longévité). Nous sor­tons au jardin. Mamère me racon­te son séjour en Espagne, dans mon apparte­ment, d’où elle est rev­enue hier; je salue le paysan qui passe sur son tracteur et prof­ite de la vue sur les Pac­cots. Plus tard, je me réfugie dans la cham­bre en bois avec trois bande-dess­inées choisies dans notre col­lec­tion d’en­fance: Le Sphinx d’or, une aven­ture d’Al­ix, Fort Nava­jo, une aven­ture de Blue­ber­ry et un Lucky Luke. Mais les sept cent kilo­mètres de route et les trois litres de bière ont rai­son de ma lec­ture. Avant d’étein­dre, je lis quelques pages d’His­toire et utopie, ce Cio­ran qui traîne depuis l’été dernier sur la table de nuit: impos­si­ble de dire si l’au­teur invente, spécule, délire ou impro­vise. Cet éloge de l’ortho­dox­ie russe sent la fumis­terie. Le lende­main, je cherche le garag­iste. La Dacia déposée, il me faut la BMW pour me ren­dre à Munich. Quand je le joins — le lun­di, il s’ex­cuse: “moi-même, je cher­chais ma coif­feuse! Imag­inez-vous Alexan­dre, elle pèse quar­ante kilos et c’est une ivrogne, mais elle fait la coupe à domi­cile et j’avais l’air d’un cen­tau­re!”. L’après-midi, nous descen­dons à Lau­sanne avec deux voitures, je trie le cour­ri­er des six derniers mois et récupère les clefs secrètes qui ouvrent les tiroirs secrets. A Ouchy, je démonte un lit dou­ble; les comé­di­ens de Vidy qui louent l’ap­parte­ment de Mamère jugent le mate­las trop étroit. Nous allons dans le gros de Vaud. Là, au fond d’une impasse de cam­pagne asep­tisée, entre des vil­las mod­ernes, solides et attris­tantes qui don­nent sur une végé­ta­tion de forêts et de cul­tures, un locatif. La soeur de Mamère nous fait signe de nous gar­er dans un case peinte au sol. Vingt ans que je n’ai pas vu ma tante. D’ailleurs, je ne l’ai vue que deux fois. La pre­mière fois, je devais avoir dix ans, nous emme­nions promen­er un chien berg­er à bord d’une 2CV de hip­pie. Aujour­d’hui, il s’ag­it de débar­rass­er le loge­ment d’un homme frap­pé de la mal­adie d’Alzeih­mer. Salon, cui­sine, cham­bre, le mobili­er est en vrac et sans valeur. Je charge une étagère, des cadres, une table de rotin et le lit dou­ble, mate­las, som­mi­er, sup­port et pieds, tran­spi­rant sous le soleil de juil­let. La tante court devant, cale les portes, indique ce qu’il faut faire, ne pas faire et com­ment le faire. Nous embar­quons dans la Toy­ota de Mamère. Je suis au volant. Car il faut un jeu de clefs imbus. Sans elles, je ne peux ter­min­er le démon­tage du lit. Le long du tra­jet, la tante: “atten­tion à ralen­tir, il y a un car­refour, les voisins n’ai­ment pas, ici, à droite, ne frôle pas l’ar­buste, ensuite tout droit, n’ac­célère pas trop, pru­dence avec le trot­toir…” Et quand nous atteignons la mai­son où elle vit : “gare-toi con­tre la bar­rière, mais sans écras­er l’herbe, le pro­prié­taire est grincheux!” Le démé­nage­ment fini, je choi­sis quelques util­i­taires pour Agrabuey: couteaux, planche à viande et une pho­togra­phie de l’équipe de hock­ey du Cana­da signée des joueurs, sou­venir du match dis­puté con­tre la suisse en jan­vi­er 1929. De retour à Ouchy, je monte le lit au six­ième sans ascenseur et l’in­stalle pour que les futurs locataires comé­di­ens puis­sent tra­vailler libre­ment leur art cepen­dant que la voi­sine, une recluse pétrie de rhu­ma­tismes et de jalousie, pour nous éloign­er, tape sur ses casseroles. Lun­di, je suis à nou­veau à Lau­sanne (Mamère n’a pas inter­net), je négo­cie du matériel avec les Kur­des, paie les fac­tures, pré­pare les car­tons que j’amèn­erai à l’au­tomne en Espagne. Le soir, je vais chez Mon­frère, au chalet. Il pleut, nous buvons, nous par­lons de Krav-Maga, de death métal, de lit­téra­ture et d’é­d­u­ca­tion — je dors sur la canapé. L’eau coule dans la fontaine, les poules s’agi­tent quand tonne le ciel. Mar­di, Mon­frère et moi déje­unons avec Notrepère. Sujet unique: la guerre. Après quoi, j’ai ren­dez-vous avec Eti­enne Dumont, l’homme bleu: il est pareil à lui-même, effrayant, plein d’e­sprit, dif­fi­cile à com­pren­dre (mais aus­si je suis sourd), ami­cal. Il m’in­ter­roge un peu sur le Trip­tyque, j’es­saie d’ex­pli­quer les enjeux du posthu­man­isme tels que je les dis­cute dans l’es­sai, il évoque l’I­tal­ie, je par­le de l’Es­pagne. Il con­state “les vieux ne veu­lent plus par­ler aux jeunes, ils les trou­vent ennuyeux”. Comme je le rac­com­pa­gne à la gare, il me dit encore: “le prob­lème, c’est qu’il y a trop de créa­teurs. Et tous veu­lent la recon­nais­sance!” Ensuite, je saute dans le train pour Fri­bourg. Sur place, C. me mon­tre les nou­veaux postes d’af­fichage, mais le télé­phone sonne, c’est le Pris­on­nier. Il vient d’ap­pren­dre que j’é­tais en ville (com­ment?). Nous voici au Chan­til­ly, ce café de la rue de Romont au pla­fond peint, sans fenêtres, où le ser­vice est assuré par une splen­dide jeune fille dont le Pris­on­nier — qui sait tout — me dit: “hélas, son père est juge!”. Sur quoi, il nous entre­tient de sa vie. La dernière fois, il était amoureux d’une riche secré­taire ama­teur de canoé et par­tait pour la Thaï­lande. “Je suis tou­jours amoureux”, s’écrie-t-il. Et de me racon­ter qu’il s’est établi menuisi­er et gère deux ter­rains que pos­sède son amie sur lesquels un pro­mo­teur immo­bili­er a investi huit mil­lions de francs avec pour eux, à titre de con­trepar­tie, des apparte­ments gra­tu­its une fois l’opéra­tion réal­isée. Otimiste, il con­clut: “et pour l’été, j’ai déniché un poste à la Coop, je vais ranger des caiss­es de bois­sons”. A la nuit, Mamère qui revient de Vevey où elle jouait aux cartes, me prends à Palézieux. Enfin, mar­di, j’ai mon garag­iste. “Et cette coupe de cheveux?”. “Venez et vous ver­rez, mais… il y a un petit prob­lème Alexan­dre”.
-La voiture n’est pas prête?
-Si, mais il leur faut un tam­pon.
La Glâne-Genève, cent qua­tre-vingt kilo­mètres de route pour aller pêch­er une tam­pon sur le bureau de mon col­lègue à la Servette, se présen­ter à Carouge devant une guichetière du Ser­vice des auto­mo­biles et appli­quer le tam­pon sur une feuille vierge qu’elle glisse dans un fax. Après quoi, je fais demi-tour et vais voir les enfants à Satigny. Luv du moins, car pou Aplo, il est à Lyon avec son amie. Or, c’est de lui que nous par­lons, car s’il a réus­si sa pre­mière de bac­calau­réat, il est désor­mais sans école pour la prochaine ren­trée de sep­tem­bre. En soirée, je récupère Gala où je l’ai déposée trois jours aupar­a­vant (tan­dis que je charge ses sacs et valise, nous croi­sons le par­rain d’Ap­lo qui revient d’une bro­cante avec sa fille et un autre ami. Ce dernier que je n’ai pas vu depuis dix ans habite l’im­meu­ble du fils de Gala. Il s’é­tonne: “vous vous con­nais­sez?” Quand il com­prend que nous vivons ensem­ble: “depuis quand?”
 ‑Trois semaines, lui dis-je.
Il nous félicite. Je cor­rige: “
-En fait, dix-sept ans!
Et sur ce, nous prenons la route pour Ravensburg.