Mois : août 2016

Réseaux

S’in­téress­er à n’im­porte quoi. Au hasard. Selon un mou­ve­ment rapi­de d’ab­sorp­tion et de rejet. S’in­téress­er à ce que la machine met sous le regard. Bien sûr, pour ceux qui cul­tivent leur intérêt, n’im­porte quoi c’est égale­ment tout. Quant aux autres, ils chem­i­nent aléa­toire­ment, selon les pre­scrip­tions don­nées aux machines par ceux qui trou­vant leur intérêt disponible cherchent à le capturer.

Tiers-monde

Le masochisme des blancs me dégoûte. En revanche, je peux com­pren­dre le tiers-mondisme. Y com­pris dans ces expres­sions les plus vin­dica­tives. Le prob­lème, c’est que toute capac­ité autonome de renais­sance à été arrachée aux peu­ples exploités. La ran­cune, force néga­tive, per­met de faire la moitié du chemin, mais pas de con­cevoir. L’autre moitié du chemin est cou­verte par le masochisme des blancs, cette autre force néga­tive. Quand le pre­mier tend la main du fond de son gouf­fre, l’autre tend la main du haut de son masochisme. Pour l’in­stant, l’his­toire ne dit pas si le masochiste tombe dans le gouf­fre, ou si le ran­cu­nier y échappe, mais une chose est cer­taine: il n’y pas d’ex­em­ple où deux forces néga­tives entraî­nent un progrès.

Pouvoir français

Ges­tic­u­la­tions du pou­voir français qui dit ceci, puis son con­traire. Les intel­lectuels ont théorisé pen­dant trente ans l’éro­sion des valeurs tan­dis que le per­son­nel de gou­verne­ment fustigeait leur pes­simisme en s’a­dos­sant à des pro­grammes bien char­p­en­tés. Mar­i­on­nettes il étaient, mais adossés; mar­i­on­nettes il sont, mais en chute libre.

Au village

Même décor en cette fin août qu’au début juil­let: les chiens de lab­o­ra­toire jap­pent sur les bal­cons, les allées d’im­meubles bruis­sent des cris des enfants, la mer­cerie ambu­lante des gitans passe et repasse en dif­fu­sant au portevoix son slo­gan qui se ter­mine par “n’hésitez plus Madame, deman­dez-nous un devis!” et le long des trente kilo­mètres de plage gril­lent les poulpes, les sar­dines, les cal­mars. Il n’y a guère que le clochard musi­cal qui manque à l’ap­pel; il sera en vacances, à moins qu’il n’ait fait for­tune. Quoiqu’il en soit, je ne le retrou­ve pas à l’en­trée du super­marché. Il est vrai que fin juin, il a est apparu un homme âgé et chevrotant, à la peau rouge vive par suite de mal­adie, qui tendait la main aux mêmes heures. Dès le lende­main, j’ai pu véri­fi­er les effets de la con­cur­rence. Cha­cun des clochards redou­blait les préve­nances afin de garder ses clients. Ils rival­i­saient pour saluer le pre­mier, attra­paient les laiss­es des chiens pour en avoir la garde, aidaient au sta­tion­nement des voitures. Et désor­mais, il don­naient du “Mon­sieur” et du “Madame” à leurs clients.

Bossu


Dans son His­toire du franc, Georges Valance, racon­te la curée des agio­teurs autour de 1719 rue de Quin­cam­poix, à Paris. Au plus fort de la spécu­la­tion, il rap­porte que les actions pro­dui­saient de tels gains que les locaux s’ar­rachaient à des prix de fous, et il pré­cise: même qu’un bossu se loua comme pupitre. 

Place du marché 2

Debout devant l’é­ta­lage de tomates, j’at­tends mon tour. Le voisin me prend le bras. Il retire son cha­peau et ses lunettes de soleil.
- Anto­nio!
Le pro­prié­taire de notre apparte­ment. Il présente sa femme, me demande des nou­velles de nos vacances.
- L’Écosse, lui dis-je sur un ton ironique, douze jours de pluie sur deux semaines!
Lui, avec impa­tience:
- Oui, oui, mais à part ça: c’é­tait bien, non?
Les Espag­nols évi­tent les mau­vais­es nou­velles. Or, toute nou­velle qui échappe à l’ex­cla­ma­tion peut être mau­vaise. Atti­tude à mes yeux sur­prenante. Je suis fon­cière­ment opti­miste. J’ai beau redou­bler les cri­tiques et pos­er sur toutes choses un regard scep­tique, je ne suis jamais entamé.

Place du marché

Ven­dre­di, lors du marché qui se tient sur la place du vil­lage, Gala et moi dis­cu­tons devant l’é­ta­lage des pots du fleuriste. Un cou­ple de retraités nous souf­fle un nom qui nous échappe; désig­nant une plante grim­pante à tige frêle, le mon­sieur dit:
- C’est une dame blanche.
Et il nous explique en français, qu’i­ci, en Espagne, elle donne des fleurs mauves, mais qu’il faut être pru­dent car cer­taines var­iétés, lorsqu’elles se fanent, tombent au sol et tachent. A Gala, je mon­tre un buis:
- Mais c’est pour les cimetières!
Et le mon­sieur de renchérir:
- Ma femme et moi, on est pas pressés.
- Qu’on y arrive, mais le plus tard pos­si­ble, fait Gala.
Il est facile de devin­er que le cou­ple par­le le français parce qu’il a tra­vail­lé en Suisse. Ce que la suite de la con­ver­sa­tion con­firmera: retraités ils sont demeurés là où ils ont passé leur vie active, dans le Jura, à Saint-Imi­er. Encour­agés, les voici qui font les présen­ta­tions: les enfants, infir­mière et médecin, les petits-enfants, à la Chaux-de-Fonds, leur mai­son, dans ce vil­lage, d’où ils ont d’ailleurs orig­i­naires, ils vien­nent d’y séjourn­er deux mois, mais il faut repar­tir, ce sera pour dimanche…
Et soudain, le mon­sieur, entre des tas de légumes, la dame blanche et les gitans vendeurs de draps:
- Pour aller à l’hôpi­tal en venant d’Yver­don, il faut pren­dre quelle sortie?

Ferry

Cette nuit, m’est apparu dans le demi-som­meil le salon de récep­tion d’un fer­ry. Je recon­nais la cab­ine de change, le bureau d’in­for­ma­tion, la moquette rouge ten­due sur les march­es d’escalier et ajustée par des baguettes dorées, les portes qui don­nent sur le pont pas­sagers et les parois plaquées de bois. Les détails sont frap­pants. J’ai un point de vue. Il cor­re­spond à l’en­droit où je me tenais sur ce fer­ry lorsque j’ai fait la tra­ver­sée. Quand était-ce? Je cherche. Je ne me sou­viens pas d’avoir pris place à bord d’un fer­ry. Puis cela me revient: il y a dix-sept ans, ne sup­por­t­ant plus l’en­nuyeuse Copen­h­ague, j’ai lais­sé Olof­so der­rière moi et j’ai quit­té la ville une semaine avant la fin des vacances pour rejoin­dre l’Alle­magne et la Suisse par le train et par le bateau. Que cette scène m’ap­pa­raisse cette nuit avec un tel luxe de détails trahit le fonc­tion­nement mys­térieux de la mémoire.

Suisse

Same­di, marche pop­u­laire d’At­tal­ens. Il pleut. Au dix­ième kilo­mètre, les enfants râlent. Les adultes délibèrent. Mamère plaide pour le par­cours des vingt kilo­mètres. “Après tout, fait-elle val­oir, voilà vingt ans que je par­ticipe chaque année. Toi, dit-elle au fils de Mon­frère, la pre­mière fois que tu as fait les dix kilo­mètres, tu n’avais pas cinq ans”. Nous voilà repar­tis. Les vil­lages se suc­cè­dent. Autour d’un noy­au de fer­mes, les prouesse des archi­tectes con­tem­po­rains: des cubes, des par­al­lélépipèdes, des tri­an­gles. A Bosson­nens, des case­mates évo­quant une cité péni­ten­ti­aire. Entre les deux, une mag­nifique combe d’herbe douce où nous pique-niquons adossé à une grange. Aux postes relais, des paysans d’une grande gen­til­lesse ont con­fec­tion­née des gâteaux et des sand­wich­es. Comme nous sommes les derniers de la journée, ils offent aux enfants de finir les plateaux.
- Gra­tu­ite­ment, pré­cisent-ils.
A l’ar­rivée, dans la salle com­mu­nale d’At­tal­ens, la poignée de main habituelle aux organ­isa­teurs et les com­men­taires sur la qual­ité du par­cours. Cette marche est l’oc­ca­sion avec la famille et avec les amis de la couleur de l’hori­zon. Puis le soir, retour à Lau­sanne. Pour m’éloign­er autant que faire se peut de cette société qui va à vau-l’eau, j’avale une demi caisse de Hacker-Pschorr.

Feu

Pour notre dernier soir en Écosse, nous déci­dons d’al­lumer un feu. Avec Aplo nous emprun­tons le sen­tier à tra­vers champs, rejoignons à pied le cen­tre de Whit­burn: trop tard, la boucherie est fer­mée. Nous achetons de la  bière, lon­geons la route de Bath­gate sur deux kilo­mètres, déposons la bière, démar­rons la voiture, grim­pons sur la colline où se trou­ve un super­marché Aldi. C’est un bâti­ment blanc dressé au milieu d’un park­ing aux cas­es régulières. Les néons l’é­clairent de l’in­térieur. La nuit tombe. Hormis un cou­ple d’ado­les­cent qui boit de l’al­cool assis sur un muret, il n’y a per­son­ne. Les portes de verre coulis­sent. L’air est con­di­tion­né. Nous sommes les seuls clients. Bacs réfrigérants, plateaux de fruits et légumes, étagères et palettes de bois­sons for­ment qua­tre lignes par­al­lèles. Nous avançons à tra­vers cet espace lumineux et dégagé, une musique légère sort des haut-par­leurs. La plu­part des pro­duits sont éti­quetés “Ecosse” ou “Irlande”. Sen­sa­tion d’être les derniers sur­vivants d’un monde à l’or­gan­i­sa­tion par­faite. La cais­sière nous ras­sure: “Prenez votre temps!” “Je n’at­tendais que vous”, sem­ble-t-elle dire. Peu après, lorsque nous démar­rons, je tra­verse le park­ing en diag­o­nale, sans me souci­er des direc­tions et des pan­neaux. Tan­dis que nous déval­ons la colline, le super­marché paraît dans le rétro­viseur éclairé par ses réver­bères. Il offre l’aspect d’une sta­tion spa­tiale. Mais voilà: à peine ais-je déposé la viande sur la table de la cui­sine et décap­sulé une bière, je con­state que nous n’avons plus de char­bon. Nous remon­tons en voiture, direc­tion la colline. Retour à la base. Aplo passe les portes de verre du Aldi, reparaît à la hau­teur de la caisse les mains vides: il n’y pas de char­bon. Nous rejoignons pour la sec­onde fois le cen­tre de Whit­burn: l’épicerie qui n’avait pas de viande vend du char­bon. A vingt deux heures, j’al­lume le feu.