Dans le jardin de la maison de Whitburn, je donne lecture aux enfants de Candide, texte qui est au programme des examens de baccalauréat que présentera Aplo à la fin de l’année. Au deuxième chapitre commencent les tribulations du personnage qui vient d’être chassé du château de Thunder-ten-tronckh:
“Il s’arrêta tristement à la porte d’un cabaret. Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent : « Camarade, dit l’un, voilà un jeune homme très bien fait, et qui a la taille requise. » Ils s’avancèrent vers Candide et le prièrent à dîner très civilement. « Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d’honneur, mais je n’ai pas de quoi payer mon écot. — Ah ! monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et de votre mérite ne payent jamais rien : n’avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut ? — Oui, messieurs, c’est ma taille, dit-il en faisant la révérence. — Ah ! monsieur, mettez-vous à table ; non seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu’un homme comme vous manque d’argent ; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les autres. — Vous avez raison, dit Candide : c’est ce que M. Pangloss m’a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux. » On le prie d’accepter quelques écus, il les prend et veut faire son billet ; on n’en veut point, on se met à table : « N’aimez-vous pas tendrement ?… — Oh ! oui, répondit-il, j’aime tendrement Mlle Cunégonde. — Non, dit l’un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n’aimez pas tendrement le roi des Bulgares. — Point du tout, dit-il, car je ne l’ai jamais vu. — Comment ! c’est le plus charmant des rois, et il faut boire à sa santé. — Oh ! très volontiers, messieurs » ; et il boit. « C’en est assez, lui dit-on, vous voilà l’appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares ; votre fortune est faite, et votre gloire est assurée. » On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment.“
Ayant lu, je demande aux enfants de me résumer l’action. Ils hésitent sur la personnalité des hommes habillés de bleu. Je leur fais voir que ce sont des recruteurs. Le lendemain, nous marchons dans les rues de Bathgate, un village secondaire du West-Lothian dont l’atmosphère est aussi triste que le destin de Candide: la rue commerçante, pavée et humide, un pub, des boutiques gérées par les œuvres de charité, des fast-food et l’entrée du centre commercial; devant ce dernier, deux militaires en uniforme vert. Je vais devant accompagné de Luv. Je lui désigne ces hommes:
- Tu les vois? Regarde ce qui est écrit dans leur dos. Recruitment. Ça ne te rappelle rien? Ils enrôlent de pauvres gosses et les envoie en Irak.
Peu après, Aplo qui était resté en arrière nous rejoint:
- Vous savez ce qui vient de m’arriver! Les deux gars là-bas m’ont parlé. Ils m’ont dit que j’étais grand et que ce serait bien si je voulais faire l’armée. Il m’ont donné cette feuille.
Je m’en saisis: un résumé des conditions d’engagement.
Mois : août 2016
Candides enfants de Bathgate
Chomsky
Avec cette nonchalance des Américains, Chomsky déclare à propos de Marx dans un entretien accordé à Boulder, Colorado, en 1998: “Il n’avait pratiquement rien à dire du socialisme, quelques phrases éparses de-ci, de-là. Il n’avait aucune théorie de la révolution ou du changement social.”
Spectacle
Le dixième jour il s’est arrêté de pleuvoir. Au début de l’après-midi, quelques rayons de soleil ont éclairer Whitburn. Aussitôt sont apparus des guêpes, des hirondelles, une pie, des moustiques, un chat et des lézards. Le voisin a sorti la tondeuse, des enfants un ballon. Un autre voisin a ouvert le capot de sa voiture pour bricoler son moteur. Nous avons mis la table au jardin et pris part au spectacle.
Les Anglo-saxons
Tout avait bien commencé. Nous avons regroupé dans une valise quelques affaires au cas où nous passerions la nuit sur l’île, Gala lisait la carte, je conduisais, les enfants écoutaient leur musique à l’arrière. Après deux heures d’une route étroite et pleine de lacets, nous étions à six kilomètres du port de Balmaha sur le Loch Lommond. Je venais de raconter vignette par vignette la libération du singe par Tintin dans L’île noire, nous n’allions pas tarder à prendre le bateau. Soudain, route coupée. Y a‑t-il un déviation? Pas de déviation. Forcés de rebrousser chemin, nous aboutissons devant un hangar qui vend du matériel équestre. Gala se renseigne. Pour aller à Incailloch? Le vendeur confirme: la route est fermée. D’ailleurs le seul ferry de la journée appareille à 11h30. Il revient à 14h00.
- Mais alors, fais-je, comment visite-t-on l’île?
- C’est calculé, observe Gala. Ainsi les touristes sont obligés de passer la nuit à l’hôtel.
- Bien, et maintenant: que fait-on?
Gala nous rassure: le vendeur a donné l’adresse d’un restaurant.
- Mon dieu, un restaurant! Tu sais ce que ça veut dire!
- La salle à manger donne sur le Loch.
En bougonnant, je remet la voiture en marche. Un heure sur une route sinueuse et encombrée. Elle longe les berges du Loch Lommond. Les enfants cherchent à apercevoir l’eau à travers les arbres.
- Vous voyez quelque chose?
- Non.
Nous dépassons un panneau placé à l’équerre sur un talus: Luss.
- C’était là! s’écrit Gala.
Je veux faire demi-tour, on ne peut pas. Au terme d’une manœuvre périlleuse, à même la route, je rejoins la route qui amène au Loch. Elle est encore plus petite que les autres. Devant nous, un camion de la voirie: il brosse les plates-bandes. Impossible de dépasser. Quand nous atteignons enfin le port, c’est à dire un parking sur lequel le syndicat d’initiative a posé un kiosque à glaces, une boutique de souvenirs et des pots de géraniums, il y a deux cent voitures. Impossible de se garer. Je me gare dans un virage. Un chauffeur de bus s’excite: il ne peut pas passer. Je m’excite: “descend de ton bus, crétin d’Écosse!” Je reprend le volant, zigzague parmi des dizaines de voitures conduites par des grabataires en sortie dominicale.
- Bon, les enfants, allez voir cette connerie de lac!
Gala: “tu exagères!”
- C’est Dysneland ici! Ces crétins d’anglo-saxons!
Je m’apprête à jouer les pères responsables, je respire un bon coup: allez, moi aussi je vais voir le Loch Lommond. C’est alors que je m’aperçois que les places de stationnement son payantes. Les touristes font la file devant un horodateur.
- Bon, je vais dans la voiture.
Et que vois-je de l’intérieur de la voiture? Des couples qui mangent à la main des frites dégoulinantes de ketchup, boivent du café dans des tasses en carton et achètent du coca-cola, des barbapapa et des porte-clefs souvenirs. Sur la poubelle, un autocollant: alcool interdit sous peine d’une amende de 500 Livres. A côté, un panneau: 1/4 d’heure de ski nautique, 30 livres — 1/4 d’heure de jetski, 45 livres. Et ainsi de suite. Les enfants reviennent dégoûtés:
- Tu avais raison papa, allons‑y!
- Écoutez, je suis désolé, cette société est un cauchemar! Allons manger un steak!
- Tu as envie d’un steak?
- Non, mais c’est la seule chose qui soit comestible.
- A condition de trouver un restaurent, fait Gala.
Nous n’en trouvons pas. Je roule une heure. Nous voici à Dumbarton. Une rue. La même que dans tous les villages d’Écosse. Avec son mall, ces obèses qui se traînent en pyjama, sa salle des paris et ses boutiques: toutes sont tenues par des oeuvres de charité.
Nous entrons dans un pub de la taille d’un terrain de football. Mais pour ce qui est du public, on est plutôt dans un cantine ou dans une maison de retraite. Nous appelons les serveurs (deux filles et un garçon qui semblent avoir eu18 ans la veille). L’un des gamines explique: il faut se servir au bar.
- Et pour la nourriture?
- Au bar.
J’envoie les enfants. Ils reviennent penauds:
- Les enfants n’ont pas le droit d’aller au bar.
Je commande ce que la carte propose de plus cher: le steak angus sirloin… et je ne sais quoi. Dix minutes plus tard, j’ai mal au ventre. La bière: coupée à l’eau. Elle fait 3 degrés. Je retourne au bar.
- Avez-vous de la lager forte?
La gamine ne sait pas. Nous mangeons ce qu’on nous apporte. Plus tard, nous sommes dans un magasin de sport. J’achète des chaussures de travail. A coques.
- Eh bien voilà! On veut faire une excursion et on finit dans un magasin.
Mais je me trompe, la journée n’est pas finie: sur le retour, nous sommes pris dans les embouteillages de Glasgow. A la maison, je jure que je ne ferai plus rien avant de reprendre l’avion. Et que c’est la dernière fois que je voyage au Nord.
Sexualité
Coïncidence entre des postures aux motifs opposés: les idiots de l’Islam détruisent la liberté qu’ils n’ont pas su mériter en annulant celle des femmes, nos idiots de la société de loisir séparent corps et jouissance sexuelle par goût du confort. Les groupes humains perdent leur allant, se figent et en fin de compte meurent lorsqu’ils renoncent à l’exercice naturel de la sexualité.
Actualité
La littérature ne devrait jamais s’occuper de l’actualité. C’est le sens des Considérations inactuelles de Nietzsche. Mais il y a pire que l’actualité, il y a la politique. Dans ce domaine, les Américains du Sud remportent le palme: ils engagent leur littérature. Atavisme historique, j’imagine: la cruauté des Espagnols ayant fait table-rase du passé, tout acte de création devient nécessairement politique. A l’école déjà, je me méfiais d’un Pablo Neruda. Les équivalents français ne manquent pas. Il n’en reste pas moins: la tentation de se mêler de l’actualité est le signe d’un monde en crise. Imitons Gide: en voyage en Afrique pendant que la Whermacht occupait la France, il apprenait l’Allemand en pratiquant Goethe.