Mois : juin 2016

Vent

Grand vent sur la plage. Le sable vole. Je mange une pael­la sou une para­sol rouge. Un cou­ple de Français demande de la san­gria. Il n’y en a pas. J’ex­plique ce qu’est le “tin­to de ver­a­no”. Des Charentais. Mil qua­tre cent kilo­mètres d’une traite. Sujet de con­ver­sa­tion favori des retraités épris de tran­shu­mance, la route: le nom­bre de pistes, les aires de dégage­ment, les péages. Une sci­ence com­parée des réseaux autoroutiers. A Madrid, un périphérique sat­uré. Trois heures de per­dues.
- Mais enfin, nous sommes à la retraite, me dit le mon­sieur avec cette jubi­la­tion de celui qui a réus­si son coup.
- Moi aus­si, ais-je envie de lui dire.
Au lieu de quoi, je passe les lunettes pour me pro­téger d’une nou­velle rafale de vent.
- C’est sou­vent comme ça? Demande la dame.
- Jamais.
Peu après, des flammes échap­pées du bar­be­cue du restau­rant met­tent le feu à la tente.

Pour le bombardement de la ville de Genève

“Oh, me dit cette fille, quelle chance d’habiter Genève, c’est si cos­mopo­lite!“
Com­men­taire de touriste! Cos­mopolitisme est d’ailleurs un terme impro­pre. Il sup­pose une com­mu­ni­ca­tion entre des per­son­nes héri­tant de leur cul­ture. Qu’avons-nous dans Genève (dans toutes les villes qui font dor­toir économique selon le principe du plus petit dénom­i­na­teur com­mun), sinon un entasse­ment d’i­den­tités fondée sur la seule extéri­or­ité: couleur de la peau, habits, signes religieux, langues. Pareille divi­sion de la société ne prof­ite qu’à une idéolo­gie, celle de l’ar­gent. Dans cette mesure, Genève est en effet un parangon. L’E­tat se félicite d’ac­cueil­lir dans ses murs ces agences de paix post-gou­verne­men­tales dont la mis­sion est d’émet­tre des avis sur le monde tel qu’il devrait être.  Il fait bien: d’un côté, le dor­toir accoté à la machine à pro­duc­tion, le réel, d’autre part, des con­tin­gents de bien-pen­sants, occupés à la pro­duc­tion sym­bol­ique, la fic­tion. Tout cela pour que cir­cule à bonne vitesse un argent sur lequel l’E­tat (de moins en moins) et l’oli­garchie (de plus en plus) exerce son rack­et.
 

Essai

Chaque matin, avant la venue des chaleurs, penché sur le texte de l’es­sai, ne posant sur la page que quelques phras­es par heure, prin­ci­pale­ment occupé à décider du chem­ine­ment intel­lectuel et de l’a­gence­ment des références. Un tra­vail aux antipodes de l’écri­t­ure de fic­tion. Les poètes vieil­lis­sent bien: c’est l’au­ra des mots, le jeu et la lumière, le cha­toiement. La prose tech­nique est un sac à rides. Encore, quand c’est académique, le ter­rain est jalon­né, mais ici je spécule. A vrai dire, quand je lâche le morceau — une semaine durant lorsque je suis allé débat­tre en France autour de Forde­troit - j’ai peur de réen­gager le com­bat. Comme si j’al­lais trou­ver le texte refer­mé sur soi. Un moule som­bre et dure, impos­si­ble à éven­tr­er, même au couteau plat. Cepen­dant, le pro­pos avance. Tout à l’heure, nou­velle angoisse. Main­tenant que le squelette de l’ou­vrage est appar­ent, la chair. Si je voulais référencer cor­recte­ment mes thès­es, il me faudrait con­sacr­er dix ans à la lec­ture. Mais alors, je ne pour­rais prob­a­ble­ment plus les soutenir. Noyé dans la com­plex­ité, je serais con­traint d’ab­straire une par­tie de l’es­sai que j’é­tudierais dans le détail, nég­ligeant le reste par souci d’hon­nêteté intel­lectuelle. Je me dis alors que le rôle d’un essai est pré­cisé­ment d’assem­bler des savoirs que l’on pos­sède sans les maîtris­er entièrement. 

Soldats du capital

Ce fonc­tion­naire d’une organ­i­sa­tion inter­na­tionale m’ap­prend qu’il tra­vaille à la dérad­i­cal­i­sa­tion des immi­grés musul­mans. Ce dis­ant, il affiche un sourire con­cerné, comme si la dig­nité de l’en­tre­prise fai­sait de lui un homme à part. Cette toi­lette psy­chologique n’é­tant pas rémunérée, afficherait-il la même conviction?

Doutes

Ven­dre­di dernier, je vais au marché du vil­lage avec Mon­a­mi. C’est un marché de quelques stands. Un fab­ri­cant de miels, deux plateaux de fruits et légumes, des chif­fon­niers, dans un angle un fleuriste et une famille qui vend figues, épices et noix, enfin ce gitan qui jon­gle sur des pyra­mides d’av­o­cats et de mangues. Mon par­cours est tou­jours le même, dans le sens inverse des aigu­illes de la mon­tre. Une pre­mière fois, je défile pour le plaisir des yeux, puis j’achète. Ce jour-là, Mon­a­mi et moi sommes chargés lorsque nous dis­cu­tons avec le fab­ri­cant de miels. Pour quinze Euros, j’ob­tiens trois pots. Je lui tends une bil­let de 50, j’empoche la dif­férence en bil­lets. Or, peu après, quand je veux pay­er une pastèque au stand du maraîch­er qui se trou­ve à trois mètres de là, je ne trou­ve plus mon argent. Je retourne mes poches, cherche dans le sac à com­mis­sions, fouille encore mes poches: incré­d­ule, j’en­fonce plus avant la main dans des poches que je sais vides. De retour à l’ap­parte­ment, Mon­a­mi émet les hypothès­es de rigueur. Nous en con­clu­ons que les bil­lets ont glis­sé au sol lorsque je payais la pastèque. Pour­tant, les shorts de l’ar­mée thaï­landaise ont de poches con­séquentes, à la fois larges et pro­fondes et comme j’ai démé­nagé par avion, ma garde-robe est mai­gre, de sorte que je porte ces shorts matin et soir — c’est dire si j’y suis habitué. Bref, lorsque je repense à l’af­faire, je m’é­tonne que ces bil­lets aient pu m’échap­per. Hier, ven­dre­di, un semaine plus tard, je me rends à nou­veau au marché. Après avoir fait le tour des stands, je vais directe­ment chez le maraîch­er sans m’ar­rêter chez le fab­ri­cant de miels. J’achète des patates, des tomates et du raisin. Der­rière les plateaux, trois vendeurs. Ils vont et vien­nent, ser­vent plusieurs clientes à la fois, comptent, addi­tion­nent, ajoutent, retranchent. L’opéra­tion dure. Côté client, je suis le seul homme. Mon vendeur dépose les tomates au sol, pèse les patates, les place à côté des tomates, me mon­tre les grappes de raisin, cal­cule le prix. Je paie. Sur un bil­let de 20, il me rend 14 Euros dont un bil­let de 10. J’empoche. Même poche, du même côté, dans le même pan­talon. Arrivé à l’ap­parte­ment je décou­vre le bil­let de 10 Euros dans le sac à com­mis­sions. Je ne m’é­tonne pas. Le soir, quand je veux sor­tir, je ne trou­ve plus la com­mande du garage. Elle se trou­ve tou­jours dans la poche opposée à celle où je place mon argent. Je cherche qui a pu me faire les poches. Par­mi les clients, il n’y avait que des femmes du vil­lage; toutes achetaient. Celui qui a voulu me vol­er aura com­mencé par la poche droite. Étant tombé sur la com­mande, il aura pour­suivi par la poche droite, celle où je range mon argent. Pour une rai­son ou une autre, le bil­let lui aura échap­pé et il sera tombé dans mon sac à com­mis­sions. Ven­dre­di prochain, je prévois de poster mon frère qu’i­ci per­son­ne ne con­naît à dis­tance d’ob­ser­va­tion. Je n’au­rai plus qu’à acheter mes légumes et atten­dre. Dès que le pick­pock­et ten­tera son coup, mon frère m’aver­ti­ra et je l’at­trap­erai (cepen­dant, j’ai retrou­vé la com­mande, elle se trou­vait dans un autre pantalon.)

Aphone

En Espagne (mais j’ai débuté cette pra­tique l’an dernier à Fri­bourg), j’ai décou­vert que l’on pou­vait à tout moment de la journée se retranch­er du monde. Je déroule la per­si­enne pour plonger la pièce dans le noir, j’en­fonce des tam­pons dans mes oreilles, je me couche. Ne pas enten­dre son­ner les télé­phones ne suf­fit pas: il faut savoir qu’ils ne son­neront pas. Tel est le cas. Depuis quelques mois, ils sont aphones. Pour quelqu’un qui est sans cesse occupé à devis­er avec soi-même, cette coupure du réel est une aubaine. Le rythme de la vie ralen­tit, la qual­ité augmente.

Couple 2

La femme est prête à par­don­ner. L’homme est prêt à exiger. C’est pourquoi la nature à prévu que le seul cou­ple capa­ble de faire une enfant soit com­posé d’une femme et d’un homme.

Règles

Des bêtis­es cir­cu­lent dans la champ lex­i­cal. “Super­fi­cial rules”, par exem­ple. L’ex­pres­sion fig­ure en car­ac­tères de taille sur le flanc d’une camion­nette. A part les rejeter ou y souscrire, que peut-on faire face à des règles? Mais si elles sont superficielles ?

Fortune

Un type qui fait for­tune par la ruse démon­tre avant tout qu’il ne sait pas faire for­tune par le travail.

Cowboy

Con­stru­ire une vision du monde sur la base de tests en lab­o­ra­toires est très améri­cain. Une sorte de volon­tarisme façon cow­boy: il arrive de la plaine, aperçoit une petite ville et se demande ce qu’il faudrait faire pour en pren­dre le contrôle.