Chaque matin, avant la venue des chaleurs, penché sur le texte de l’essai, ne posant sur la page que quelques phrases par heure, principalement occupé à décider du cheminement intellectuel et de l’agencement des références. Un travail aux antipodes de l’écriture de fiction. Les poètes vieillissent bien: c’est l’aura des mots, le jeu et la lumière, le chatoiement. La prose technique est un sac à rides. Encore, quand c’est académique, le terrain est jalonné, mais ici je spécule. A vrai dire, quand je lâche le morceau — une semaine durant lorsque je suis allé débattre en France autour de Fordetroit - j’ai peur de réengager le combat. Comme si j’allais trouver le texte refermé sur soi. Un moule sombre et dure, impossible à éventrer, même au couteau plat. Cependant, le propos avance. Tout à l’heure, nouvelle angoisse. Maintenant que le squelette de l’ouvrage est apparent, la chair. Si je voulais référencer correctement mes thèses, il me faudrait consacrer dix ans à la lecture. Mais alors, je ne pourrais probablement plus les soutenir. Noyé dans la complexité, je serais contraint d’abstraire une partie de l’essai que j’étudierais dans le détail, négligeant le reste par souci d’honnêteté intellectuelle. Je me dis alors que le rôle d’un essai est précisément d’assembler des savoirs que l’on possède sans les maîtriser entièrement.