Étrange de ne plus voir les enfants. Ils ont laissé quelques traces. Une photographie sur la table de nuit, un vélo. De temps à autre, j’apprends ce qu’ils font. Aplo est parti ce matin pour une ferme dans le village de Provence au-dessus du lac de Neuchâtel, il s’occupera des vaches et la basse-cour; Loé finit ses examens scolaires et ira à Lyon faire les boutiques. Quand je me balade sur mes terrasses, je cherche comment faire pour les rejoindre. Alors, apparaît la Suisse, Genève. Je reprends place dans ma chaise: ce n’est pas possible, que ferais-je là-bas? Voyons, quels sont les autres pays vivables en Europe? Où l’on parle la langue du pays, où l’on rencontre les gens du pays, où l’on mange la nourriture du pays? Et de me replonger dans les annonces de vente de terres agricoles autour du plateau castillan.
Mois : juin 2016
Virilité
Qu’il y ait des homosexuels, soit! Qu’ils revendiquent et s’affichent, bon! Qu’ils gesticulent, tirent sur la couverture, imposent leur étiquette, prétendent revisiter l’histoire, bref qu’ils bataillent pour exister, les pauvres! Moi, mon inquiétude va à la perte de la virilité. Non pas qu’elle se manifeste d’abord dans le sexe : elle est partout visible. Dans le port de tête, dans la vision de l’avenir, dans la vision du passé. Et dans la prise de décision. Que d’atermoiements! Dès qu’il s’agit de trancher, on file en crabe. Notre maudite loi surnage avec peine dans un océan de règlements! Plus personne pour oser taper sur la table et au besoin décrocher le fusil. Comme si une loi ou un règlement pouvaient nous protéger! Le cul entre deux chaises, un caniche sur les genoux, nous égrenons notre catéchisme universel.
Postlittérature
A peine rentré de Calais, une autre invitation à participer à un festival littéraire, parisien celui-là. Son thème, l’Amérique. Les participants, des Américains. Des écrivains au noms prestigieux. De ces auteurs qui écrivent des romans dont le nombre de pages concurrence le Bottin et négocient des contrats avec Hollywood. Je parcours la liste: je ne trouve pas d’écrivain français, ni mon nom, mais je serais confronté aux mêmes collègues que lors des deux rencontres précédentes. Me revient en mémoire les pages que consacre Bernhard aux prix littéraires. Dans Le neveu de Wittgenstein il parle, me semble-t-il, du Georg-Büchner (quand on vous donne un prix, c’est comme si on vous faisait caca sur la tête, ou quelque chose de ce goût.) Reste à savoir comment refuser sans se mettre à dos les gens de bonne volonté.
Chose 3
La plateforme est arrivée sur le port marchand. C’était donc cela, une plateforme. Je l’ai photographiée de loin, comme je passais en voiture hier, mais les clichés sont médiocres. A cette distance, cachée par les passants, les palmiers, les grilles, les grues et les ferries, noyée dans la vitesse, elle ressemble à une araignée d’eau. Or, je sais ce qu’elle est: colossale. Quatre piliers de béton, une tour. Ainsi, le mystère demeure: comment s’est-elle déplacée le long de la côté pour arriver à bon port? Avant la fin de la semaine, je suivrai la digue pour aller y voir de près.
Continuité
Pour traverser le temps quand on vit seul, il faut suivre sa pensée. Bientôt, le rythme est constant. Le monde s’aplatit, devient paysage, il file. L’exercice n’est pas drôle, mais il est agréable. Par moments, il agace les nerfs: on ne sait plus s’arrêter, la fuite en avant s’impose. Soudain quelqu’un téléphone, annonce sa venue, frappe à la porte, s’installe. Alors la société reprend ses droits. La langue est partagée, les repas, la boisson — tout le jour, tout le temps. C’est drôle et agréable; ensuite, c’est moins drôle; enfin, c’est désagréable. Surtout à partir d’un certain âge. Car si c’est la situation habituelle de la jeunesse qui explore et cherche, c’est la situation par défaut de la vieillesse qui s’emploie à faire passer le temps. La parole tourne et revient. Les sujets tournent et reviennent. Sauf si l’on dispute avec art, mais cela suppose de s’être penché sur des textes, d’avoir fourbi ses armes, d’avoir du neuf à proposer et donc, d’avoir été, d’être seul.
Chose 2
Aucune de ces requêtes: “plateforme”, “catamaran géant”, “structures sur la mer” ne donne d’image conforme à ce que j’ai vu au large. Or, ce matin, comme le bus 160 passe près de la cimenterie, j’aperçois la chose face à la plage de l’Araña. Il s’agit d’une usine de huit piliers dressée au milieu des flots. Elle a parcouru plus de deux kilomètres depuis dimanche. D’ailleurs, elle poursuit sa route. Peut-être est-elle tractée par un sous-marin. Ce sont les brumes qui lui donnaient l’autre soir son aspect fantomatique de grande pieuvre. Étrange mastodonte de cent mètres de côté à la surface des eaux !
Silence
Le silence de la nature, qui est aussi le bruit des éléments et les cris de animaux, en montagne par exemple. Or, ce que j’aime plus que tout, c’est le silence des hommes. La nuit sur les quartiers. Le repos qui fond sur les vivants. Chacun est là, plongé dans le sommeil, protégé par des murs de pierre, sous le ciel noir.
Sens
Ces heures face à l’écran, ces heures à griffonner sur des carnets, à lire, ma vue baisse. Pour l’ouïe, c’est pire. Je dois tendre l’oreille. La droite de préférence, car depuis 2008, je souffre d’un acouphène dans la gauche: sifflement aigu et incessant. En revanche, le nez, que j’ai gros, fait des merveilles. Mon odorat s’affine. Je suis capable de sentir une effluve à dix mètres. Quand je remarque: “quelqu’un allume un feu”, ce n’est que quelques minutes plus tard que les gens qui m’accompagnent sont en mesure de confirmer.
Chose
Lors d’une course de fond, la pensée ressemble à une valve. Elle libère des contenus incertains sur un rythme saccadé. Cela tient à la foulée, mais aussi à l’impossibilité de mobiliser pleinement l’esprit, requis comme il l’est par l’effort. Se produisent alors des hallucinations rationnelles. Ce soir, autour de dix-huit heures, tandis que les familles finissent leur repas du dimanche, je courais en direction d’Almería. La piste de sable qu’empruntent cyclistes et marcheurs passent entre le quai et la plage. Soudain, je lève les yeux et aperçois une homme qui porte les tables de lois de Moïse. Il s’agit en fait d’un garçon de café qui tient pressé contre sa poitrine deux séries de chaises blanches. Plus loin, je vois un coléoptère géant. La dernière apparition est plus inquiétante. Un heure plus tard, sur le retour, je regarde la mer. Soudain, une pieuvre mécanique émerge de la brume. Massive et grêle, elle se tient sur l’horizon. Jamais je n’ai vu pareille silhouette. Pour donner une idée de la vision, on peut penser à une araignée d’eau, mais ici, le monstre est mécanique: pattes courbes, plateforme centrale et une tour de plusieurs dizaines de mètres. Je la suis des yeux. Impossible de savoir si elle avance. Elle est de face, à quelque 10 kilomètres. Énorme. Un catamaran? Trop haut. Une plateforme industrielle? A cet endroit? Ce matin, il n’y avait rien. Des films tels que Battle Los Angeles 2012 ou World War Z me reviennent en mémoire. Même image inaugurale. Quelque chose apparaît. Puis l’apocalypse se déclenche. Je continue de courir. Un hélicoptère de la police remonte la côte à basse altitude. Sur la plage, les baigneurs le désignent à leurs enfants. Mais nul ne semble voir cette machine qui se dresse sur l’eau. Je me frotte les yeux. La chose est toujours là. Quand un groupe de passants marque un arrêt sur le quai. Les hommes lèvent le bras, pointent sur la chose, les femmes mettent leurs mains en visière. Ces gens-là habitent toute l’année au bord de l’eau, se promènent pour ainsi dire chaque jour sur le quai et ils sont surpris. Je poursuis mon chemin, pénètre dans le premier d’une longue série de tunnels (percés dans la falaise). Quand je ressors près de mon village, la chose a disparue.
Art et alcool
Alfred Jarry qui se fait livrer le vin rouge par camion-citerne. Le peintre Francis Bacon qui rejoint tous les soirs ses amis, se saoule au champagne, ne mange que des huîtres. Jim Harrsion, morigénant son ami l’écrivain Thomas McGuane: “un litre d’accord, mais pas deux litres de whisky par jour Thomas, tu exagères!”… Duras, six mois de coma. Kerouac qui s’écoule sur un chiotte et se fait pisser dessus pendant toute la nuit. Sylvain Tesson qui tombe du toit d’un chalet. Asger Jorn ivre-mort qui rejoint Londres en pilotant son avion. Debord assis devant sa cheminée, si lourd qu’il peut à peine se lever pour recevoir ses hôtes. Je pourrais remplir des pages…