Mois : juin 2016

Juif

Coif­fé de ma kip­pa, vêtu d’une toge, affublé d’une barbe, je gravis une côte où sont instal­lés des marchands juifs. Inqui­et, je caresse la lune jaune cousue sur mon épaule, signe d’ap­par­te­nance à leur secte, espérant qu’ils ne s’apercevront pas que je suis un intrus. A mi-hau­teur de la colline se trou­ve l’en­trée du camp. La guichetière prend les noms et dis­tribue des tick­ets. Deux client me précè­dent. Je vois qu’ils présen­tent leurs passe­ports. Que la guichetière con­sulte ses fich­es quand mon tour vien­dra et je crains le pire. Mais une autre femme s’a­vance, un dossier sous le bras, l’air amène. Elle ressem­ble à une infir­mière de série télévisée: poitrine char­nue, chignon en boule.
- Je veux bien faire un stage court et dur, ou long et dur, mais pas long et ennuyeux, lui dis-je. Si je viens dans ce camp, c’est pas pour paress­er.
Elle m’amène sur le côté de la colline, au bord d’un précipice.
- Voilà le chantier. Vous vous sen­tez d’at­taque?
Il s’ag­it d’un immeu­ble dont seule la car­casse a été con­stru­ite.
- Eh bien, il me fau­dra des échafaudages, une grue, des rouleaux d’iso­la­tion, une béton­neuse et une équipe d’ou­vri­ers. Si vous me don­nez ça, je m’en­gage à vous remet­tre cet immeu­ble en état.
Mais à peine ai-je fini de pronon­cer cette phrase que quelque chose glisse de ma main: un séca­teur. Il roule dans le précipice, s’im­mo­bilise sur une cor­niche. Je m’ex­cuse auprès de l’in­fir­mière, descends dans le précipice. La façade de l’im­meu­ble m’ap­pa­raît alors tout entière. Plusieurs familles juives prient dans les étages, une Mini-Coop­er est stock­ée dans un salon, son radi­a­teur tourné vers le vide. Le séca­teur s’est arrêté sous un plan de tomates. Je le ramasse avec pré­cau­tion craig­nant que l’une des familles me prenne pour un voleur de légumes. Au moment de remon­ter, je décroche et tombe dans le précipice. J’a­grippe une sail­lie. Mes jambes remuent dans le vide. J’ap­pelle Aplo, qui se tient là. Il a dix ans. Cheveux blonds, presque blancs, comme à l’époque, le vis­age rond, les yeux bleus. Mes mus­cles ten­dus sont sur le point de lâch­er. S’il ne me porte pas sec­ours aus­sitôt, je vais lâch­er. Mais com­ment faire? Aplo est petit et léger, je suis grand et lourd. J’ex­plique à mon fils qu’à la moin­dre fausse manœu­vre, je vais mourir. Il me sauve, mais, comme si d’avoir été sauvé me valait d’être puni, je me retrou­ve sur un plon­geoir de trente mètres con­stru­it au som­met de la colline des juifs. C’est un trem­plin de sport. L’ homme qui me précède sur le plon­geoir saute. Que se passe-t-il lorsqu’il touche terre? Est-il pos­si­ble d’amor­tir? Existe-t-il une tech­nique ou est-ce un saut unique, sanc­tion­né par la mort?  Après tout, si j’ai choisi de ten­ter le saut, c’est qu’il n’y a aucun risque, n’est-ce pas? Mais à force de raison­ner, je vois que je me suis leur­rer: au terme d’une chute de trente mètres, les jambes ren­trent dans le corps, la tête explose comme une pastèque mûre. J’ap­pelle mon frère. Qu’il me porte sec­ours. Pour cela, il faut de la corde. Je lui indique le précipice, il y a des morceaux de corde con­tre la paroi. Il s’y rend. Me fait des gestes de loin.
- Je ne peux rien faire, me crie-t-il, c’est une via fer­ra­ta et il y a des alpin­istes juifs dans la paroi.

Transhumanisme

A terme — et chiffr­er ce “terme” en années étant impos­si­ble, nous sommes d’emblée en poli­tique — le tran­shu­man­isme pour­rait met­tre en place des thérapies d’al­longe­ment de la vie garan­tis­sant un vieil­lisse­ment général sur deux ou trois cent ans. D’abord, il faut remar­quer que ce type de promesse sous­trait aux reli­gions leur dernier fond de com­merce, la vie éter­nelle, et rad­i­calise le con­flit entre moder­nité tech­nologique, camp Nord, et prim­i­tivisme théocra­tique, camp Sud. Ensuite, qu’il est peu prob­a­ble que les pro­jets de régu­la­tions de la dis­ci­pline émanant des Etats infléchissent les principes de recherche en les con­frontant à des exi­gences éthiques puisque les seuls capa­bles de com­pren­dre les enjeux sont les sci­en­tifiques, lequel sont derechef juges et par­tie (sans par­ler de la dimen­sion démoc­ra­tique de la déci­sion, fatale­ment absente). Enfin, que la liai­son cap­i­tal- recherche-médias “fab­ri­quera le con­sen­te­ment”, comme dirait Chom­sky, et pour une fois, sans avoir à recourir aux moyens com­plexe du neu­ro­mar­ket­ing, tant il est évi­dent que rares sont les vivants qui refuseraient un allonge­ment de la vie. Or, il se trou­ve que j’en fais par­tie. Pour des raisons philosophiques com­pliquées, liées au con­cept même de la “vie”, mais égale­ment pour des raisons immé­di­ates: je tiens que la quan­tité d’én­ergie mobil­isée par l’in­di­vidu pour la réal­i­sa­tion de ses buts n’est pas mod­i­fi­able de sorte que s’il vivait deux cent ans plus tôt que soix­ante, seul serait mod­i­fiée la répar­ti­tion de l’én­ergie. Au lieu de faire ce que nous faisons dans le temps de nos vies actuelles, nous le feri­ons sur le dou­ble ou le triple de temps, ce qui provo­querait une ralen­tisse­ment con­sid­érable dans le vivant. Que l’on se sou­vi­enne, qu’au VI ème siè­cle avant J.C., dans l’Athène tyran­nique, l’e­spérance de vie était de quinze ans. Le cas est extrême. Pour­tant, ce peu­ple semi-troglodyte avait déjà une organ­i­sa­tion sociale, donc des chefs, des savants, des com­bat­tants et des cel­lules famil­iales, c’est-à-dire une réal­i­sa­tion de buts col­lec­tifs et individuels.

Anarchie rationnelle

Pour mieux fustiger l’arith­mé­tique poli­tique de Hobbes, François Châtelet (dans Penser et vivre comme des porcs) cite l’anec­dote de la ren­con­tre du pro­fesseur d’u­ni­ver­sité et du marc­hand de pastèque cen­sée illus­tr­er, pour son auteur J.M. Buchanan, la per­fec­tion du marché en tant que principe auto-régu­la­teur des échanges économiques et de la lib­erté con­tractuelle entre citoyens. Le philosophe français en a con­tre le mer­can­til­isme, cette ver­sion aber­rante de la démoc­ra­tie qui pour mieux per­suad­er l’in­di­vidu aliéné qu’il est entre les mains du meilleur des sys­tèmes se présente comme une anar­chie rationnelle alors qu’elle n’est qu’un lib­er­tar­i­an­isme, c’est-à-dire la max­i­mal­i­sa­tion d’une opéra­tion de ges­tion des peu­ples en faveur du marché. Le texte est trop long pour être cité dans son entier; il rap­porte dans ce lan­gage de lab­o­ra­toire pro­pre aux intel­lectuels anglo-sax­ons qui vul­garisent à l’at­ten­tion des mass­es l’achat par un pro­fesseur d’une pastèque auprès d’un marc­hand instal­lé sur le cam­pus, fait économique car­i­cat­ur­al dont il ressort que la trans­ac­tion réalise par­faite­ment l’at­tente des deux parte­naires alors qu’ils ignorent tout l’un de l’autre. Toute­fois, au milieu de cette éloge de l’au­to-régu­la­tion, une phrase réin­scrit le doute. François Châtelet la mets en italique. “[] Chaque per­son­ne dans la rela­tion est con­sid­érée stricte­ment comme elle se présente, et donc sans doute comme elle choisit de se présen­ter.” Arti­fice type de cette caté­gorie de marchands d’Orvié­tan qui pré­ten­dent penser la total­ité d’un objet sans s’apercevoir qu’ils l’ont aupar­a­vant mutilé pour qu’il soit totale­ment pens­able dans leur théorie. En ce qui me con­cerne, jamais je n’ai eu le sen­ti­ment de pou­voir me présen­ter comme je choi­sis­sais de me présen­ter. Le sys­tème des trans­ac­tions qui organ­ise notre par­cours social m’ap­pa­raît au con­traire comme une con­trainte générale qui force con­tinû­ment au rôle et, dans la durée, con­damne l’homme au prof­it du rôle. Ma thèse cen­trale dans un ordre d’idées proche étant que le con­struc­tivisme social, en créant la per­son­nal­ité du citoyen à par­tir de l’addition d’élé­ments indus­trielle­ment élaborés, pour­rait amen­er l’homme à attein­dre un point de non-retour s’agis­sant de la capac­ité à éla­bor­er une cri­tique, celui-ci devenant alors, après sup­pres­sion de l’in­téri­or­ité, la proie d’une évo­lu­tion mécanique.

Victoire

Fébril­ité à l’heure du dernier soleil. Lente­ment, comme s’il médi­tait, le voisin étend son linge. Les con­ver­sa­tions bais­sent d’un ton, les bal­cons se vident. Envelop­pé dans le dra­peau espag­nol, un gosse souf­fle dans une trompette — les par­ents le rap­pel­lent, le match com­mence. Les chiens vit­a­m­inée enfin se taisent. Pre­mier but, cris de joie. Sec­ond but. Un père chante l’hymne nation­al pour le bloc d’im­meubles. La mi-temps s’achève. En liesse, les familles repren­nent posi­tion dans les salons. Je fais remar­quer à Gala que la moitié de la façade est plongée dans l’ob­scu­rité. Cela représente vingt ménages. Au vil­lage, les bars et les places doivent être bondées. Troisième but et fin de par­tie. La son­nette du por­tail résonne, les chiens miaulent: peu à peu, les familles revi­en­nent au bercail. Quand nous nous  endor­mons à deux heures du matin l’im­meu­ble bour­donne comme une ruche, d’un bal­con à l’autre les voisins dis­cu­tent et com­mentent la vic­toire de leur équipe. 

Liberté

La lib­erté poli­tique con­siste aujour­d’hui à choisir ce qu’on a pas choisi.

Portiers

La déf­i­ni­tion que l’on donne de la société déter­mine la capac­ité à y vivre donc à être heureux. C’est pourquoi l’é­cole telle qu’elle a existé au XX ème siè­cle, sous la forme d’un out­il d’é­d­u­ca­tion générale, a dis­paru. Ne sont plus don­nés les moyens de définir, mais la déf­i­ni­tion. Déf­i­ni­tion assez lâche pour ne pas être con­fon­due avec de l’idéolo­gie, déf­i­ni­tion qui con­tient sa pro­pre cri­tique. Le tout conçu pour appari­er l’in­di­vidu à un monde-nation des intérêts par­ti­sans.
Quand mes enfants sont entrés à l’é­cole, je leur tenais le dis­cours de tous les pères: “com­mence par tra­vailler, nous  ver­rons plus tard si tu veux faire l’u­ni­ver­sité!”  Alors qu’ils sont en âge de com­mencer des études supérieures, je juge ce con­seil illu­soire, ou plutôt, ridicule. Car nos études supérieures per­me­t­tent d’être caissier d’une banque plutôt que d’un super­marché, représen­tant d’une multi­na­tionale, plutôt que de l’épicerie de rue, garde-chiourme de l’E­tat plutôt que concierge… sim­ple dif­férence de quan­tité, de revenu veux-je dire, lequel par un jeu de passe-passe vaut statut. L’essen­tiel — qui est passé sous silence pour réalis­er à par­tir de la déf­i­ni­tion que donne l’é­cole la société que l’on veut obtenir- est que l’in­di­vidu hon­nête reste à la porte. Encore, il resterait à la porte avec un savoir, cette capac­ité de jouir de soi, mais non: il reste à la porte cloué d’en­nui, privé de soi, tel un videur de boîte dont on vante avec un peu de dégoût le poitrail.

Un jeudi

Balade à vélo le long des plages. Les chais­es longues sont enchaînées au pied des para­sols de palmes, un vent léger soulève les nuages. Dans le deux­ième tun­nel — il y en a trois sur ce tronçon, per­cés dans la falaise — le clochard. Il se pro­tège du soleil. Son jeans, sa veste sont crasseux. Appuyé con­tre le roc, il se con­fond avec lui; sa barbe à une épais­seur de lichen. Il mar­monne en fix­ant le sol. Nous débou­chons sur le plage aux sur­feurs, près de l’au­tel de la vierge. Un ado­les­cent dort la tête posée sur un chien. Les ter­rass­es de restau­rants ont abais­sé leurs rideaux trans­par­ents. Peu de tables sont occupées. Les garçons cri­ent la com­mande au col­lègue qui se tient sur le sable. Celui-ci pique des bro­chettes de sar­dines ou une dau­rade sur ces chaloupes rem­plies de bois qui font brasero. Quand une bour­rasque attise les flammes, l’homme jette un pot d’eau sur la braise. C’est le début de l’après-midi. La plu­part des mag­a­sins ont bais­sé leurs rideaux. Gala roule devant. La piste tra­verse à inter­valles les des riv­ières qui ser­vent à évac­uer l’eau des mon­tagnes. Si l’on excepte les jours de mai où je batail­lais sur les cols du Por­tu­gal, il n’a plu qu’une demi-journée en mars. A sec, ces lits ser­vent à gar­er les voitures, jouer aux cartes, con­stru­ire des gar­gotes. Plus loin, la piste devient sen­tier, les immeubles font place à des maisons. Pen­dant une heure nous allons à petite vitesse, per­chés au-dessus de la mer.  Comme si une cat­a­stro­phe avait emporté l’hu­man­ité. Ici et là, autour d’une table coif­fée d’un store, une famille mange en silence, atti­tude inhab­ituelle pour un peu­ple qui crie. Nous aboutis­sons sur un ter­rain vague. Au milieu, fleu­rit un cac­tus. Je con­nais cet endroit, c’est là que je rebrousse chemin quand je cours. C’est ce que nous faisons. Peu après, nous sommes attablés dans un restau­rant. Le patron me met dans les mains un cala­mar mauve de neuf cent grammes. Il l’ap­porte à son col­lègue du brasero. Nous prenons place. Au fond de la ter­rasse plus vaste qu’un court de ten­nis, une équipe d’ado­les­cents. La plu­part porte des mail­lots de joueurs de foot­ball. Je compte treize hommes et une fille. Je cherche avec lequel des garçons elle sort. Aucun ne sem­ble se souci­er d’elle. Elle regarde par-dessus la tête des garçons, dans notre direc­tion. Cepen­dant Gala me mon­tre une femme:
- Si tu restes en Espagne, c’est une femme comme ça que je souhaite pour toi.
L’homme du brasero pèse cent kilos. Il n’est pas gros, il est épais, il est grand, il a une forte tête. Il réu­nit les ser­vices, empile les ver­res vides, écarte la salade. Quand il a organ­isé notre table, il dépose le cala­mar qu’il a gril­lé au cen­tre, tourne le plat ovale afin afin que nous puis­sions voir le cala­mar. Puis reparaît avec huit demi cit­rons:
- J’ai remar­qué que vous aimiez le cit­ron.
Après le repas, nous allons à la plage. Des vagues rapi­des se jet­tent dans le sable fon­cé. Sur la guérite, à côté du dra­peau rouge, le gar­di­en est assis en plein soleil. Pas un seul client. Les serveurs du restau­rant, le ser­vice fini, fix­ent le large.

Conduite

L’at­ti­tude du chef telle que je l’in­car­nais, avec cet arbi­traire pro­pre à l’ado­les­cent, au sein de mon groupe d’amis dans les années 1980, s’est man­i­festée dans un rêve fait cette nuit. L’ex­pres­sion éton­née de Jean, nuancée d’ad­mi­ra­tion et de crainte, quand je tran­chais nos ter­giver­sa­tions en assenant de façon out­re­cuidante: “quoiqu’en dis­ent ceux qui, une fois la déci­sion prise, pro­tes­teront, c’est me sem­ble-t-il le seul moyen raisonnable d’ar­rêter une conduite!”

Gala

Accord super­na­turel de l’âme et du corps. Face à une con­jonc­tion aus­si heureuse et durable, rien de plus nor­mal à ce que l’in­di­vidu désar­mé par la fatal­ité ne réagisse avec vio­lence ce qui crée dans le cou­ples de sem­piter­nels désordres.

Question à un milliard

Le mil­liar­daire Peter Thiel, rap­porte Alexan­dre Lacroix dans son livre Ce qui nous relie, pose aux inter­locu­teurs qu’il ren­con­tre pour la pre­mière fois, cette ques­tion:
- Quelle est la chose que vous tenez pour absol­u­ment vraie, mais avec laque­lle très peu de gens seraient d’ac­cord?
Com­men­taire de l’au­teur: “[] c’est une demande très dif­fi­cile. Si vous êtes capa­ble d’y répon­dre, cela sig­ni­fie deux choses. Pre­mière­ment, que vous avez du courage, parce que vous allez émet­tre un énon­cé avec lequel l’autre sera prob­a­ble­ment en désac­cord. Deux­ième­ment, que vous êtes capa­ble de penser par vous-même.”