Coiffé de ma kippa, vêtu d’une toge, affublé d’une barbe, je gravis une côte où sont installés des marchands juifs. Inquiet, je caresse la lune jaune cousue sur mon épaule, signe d’appartenance à leur secte, espérant qu’ils ne s’apercevront pas que je suis un intrus. A mi-hauteur de la colline se trouve l’entrée du camp. La guichetière prend les noms et distribue des tickets. Deux client me précèdent. Je vois qu’ils présentent leurs passeports. Que la guichetière consulte ses fiches quand mon tour viendra et je crains le pire. Mais une autre femme s’avance, un dossier sous le bras, l’air amène. Elle ressemble à une infirmière de série télévisée: poitrine charnue, chignon en boule.
- Je veux bien faire un stage court et dur, ou long et dur, mais pas long et ennuyeux, lui dis-je. Si je viens dans ce camp, c’est pas pour paresser.
Elle m’amène sur le côté de la colline, au bord d’un précipice.
- Voilà le chantier. Vous vous sentez d’attaque?
Il s’agit d’un immeuble dont seule la carcasse a été construite.
- Eh bien, il me faudra des échafaudages, une grue, des rouleaux d’isolation, une bétonneuse et une équipe d’ouvriers. Si vous me donnez ça, je m’engage à vous remettre cet immeuble en état.
Mais à peine ai-je fini de prononcer cette phrase que quelque chose glisse de ma main: un sécateur. Il roule dans le précipice, s’immobilise sur une corniche. Je m’excuse auprès de l’infirmière, descends dans le précipice. La façade de l’immeuble m’apparaît alors tout entière. Plusieurs familles juives prient dans les étages, une Mini-Cooper est stockée dans un salon, son radiateur tourné vers le vide. Le sécateur s’est arrêté sous un plan de tomates. Je le ramasse avec précaution craignant que l’une des familles me prenne pour un voleur de légumes. Au moment de remonter, je décroche et tombe dans le précipice. J’agrippe une saillie. Mes jambes remuent dans le vide. J’appelle Aplo, qui se tient là. Il a dix ans. Cheveux blonds, presque blancs, comme à l’époque, le visage rond, les yeux bleus. Mes muscles tendus sont sur le point de lâcher. S’il ne me porte pas secours aussitôt, je vais lâcher. Mais comment faire? Aplo est petit et léger, je suis grand et lourd. J’explique à mon fils qu’à la moindre fausse manœuvre, je vais mourir. Il me sauve, mais, comme si d’avoir été sauvé me valait d’être puni, je me retrouve sur un plongeoir de trente mètres construit au sommet de la colline des juifs. C’est un tremplin de sport. L’ homme qui me précède sur le plongeoir saute. Que se passe-t-il lorsqu’il touche terre? Est-il possible d’amortir? Existe-t-il une technique ou est-ce un saut unique, sanctionné par la mort? Après tout, si j’ai choisi de tenter le saut, c’est qu’il n’y a aucun risque, n’est-ce pas? Mais à force de raisonner, je vois que je me suis leurrer: au terme d’une chute de trente mètres, les jambes rentrent dans le corps, la tête explose comme une pastèque mûre. J’appelle mon frère. Qu’il me porte secours. Pour cela, il faut de la corde. Je lui indique le précipice, il y a des morceaux de corde contre la paroi. Il s’y rend. Me fait des gestes de loin.
- Je ne peux rien faire, me crie-t-il, c’est une via ferrata et il y a des alpinistes juifs dans la paroi.
Mois : juin 2016
Juif
Transhumanisme
A terme — et chiffrer ce “terme” en années étant impossible, nous sommes d’emblée en politique — le transhumanisme pourrait mettre en place des thérapies d’allongement de la vie garantissant un vieillissement général sur deux ou trois cent ans. D’abord, il faut remarquer que ce type de promesse soustrait aux religions leur dernier fond de commerce, la vie éternelle, et radicalise le conflit entre modernité technologique, camp Nord, et primitivisme théocratique, camp Sud. Ensuite, qu’il est peu probable que les projets de régulations de la discipline émanant des Etats infléchissent les principes de recherche en les confrontant à des exigences éthiques puisque les seuls capables de comprendre les enjeux sont les scientifiques, lequel sont derechef juges et partie (sans parler de la dimension démocratique de la décision, fatalement absente). Enfin, que la liaison capital- recherche-médias “fabriquera le consentement”, comme dirait Chomsky, et pour une fois, sans avoir à recourir aux moyens complexe du neuromarketing, tant il est évident que rares sont les vivants qui refuseraient un allongement de la vie. Or, il se trouve que j’en fais partie. Pour des raisons philosophiques compliquées, liées au concept même de la “vie”, mais également pour des raisons immédiates: je tiens que la quantité d’énergie mobilisée par l’individu pour la réalisation de ses buts n’est pas modifiable de sorte que s’il vivait deux cent ans plus tôt que soixante, seul serait modifiée la répartition de l’énergie. Au lieu de faire ce que nous faisons dans le temps de nos vies actuelles, nous le ferions sur le double ou le triple de temps, ce qui provoquerait une ralentissement considérable dans le vivant. Que l’on se souvienne, qu’au VI ème siècle avant J.C., dans l’Athène tyrannique, l’espérance de vie était de quinze ans. Le cas est extrême. Pourtant, ce peuple semi-troglodyte avait déjà une organisation sociale, donc des chefs, des savants, des combattants et des cellules familiales, c’est-à-dire une réalisation de buts collectifs et individuels.
Anarchie rationnelle
Pour mieux fustiger l’arithmétique politique de Hobbes, François Châtelet (dans Penser et vivre comme des porcs) cite l’anecdote de la rencontre du professeur d’université et du marchand de pastèque censée illustrer, pour son auteur J.M. Buchanan, la perfection du marché en tant que principe auto-régulateur des échanges économiques et de la liberté contractuelle entre citoyens. Le philosophe français en a contre le mercantilisme, cette version aberrante de la démocratie qui pour mieux persuader l’individu aliéné qu’il est entre les mains du meilleur des systèmes se présente comme une anarchie rationnelle alors qu’elle n’est qu’un libertarianisme, c’est-à-dire la maximalisation d’une opération de gestion des peuples en faveur du marché. Le texte est trop long pour être cité dans son entier; il rapporte dans ce langage de laboratoire propre aux intellectuels anglo-saxons qui vulgarisent à l’attention des masses l’achat par un professeur d’une pastèque auprès d’un marchand installé sur le campus, fait économique caricatural dont il ressort que la transaction réalise parfaitement l’attente des deux partenaires alors qu’ils ignorent tout l’un de l’autre. Toutefois, au milieu de cette éloge de l’auto-régulation, une phrase réinscrit le doute. François Châtelet la mets en italique. “[] Chaque personne dans la relation est considérée strictement comme elle se présente, et donc sans doute comme elle choisit de se présenter.” Artifice type de cette catégorie de marchands d’Orviétan qui prétendent penser la totalité d’un objet sans s’apercevoir qu’ils l’ont auparavant mutilé pour qu’il soit totalement pensable dans leur théorie. En ce qui me concerne, jamais je n’ai eu le sentiment de pouvoir me présenter comme je choisissais de me présenter. Le système des transactions qui organise notre parcours social m’apparaît au contraire comme une contrainte générale qui force continûment au rôle et, dans la durée, condamne l’homme au profit du rôle. Ma thèse centrale dans un ordre d’idées proche étant que le constructivisme social, en créant la personnalité du citoyen à partir de l’addition d’éléments industriellement élaborés, pourrait amener l’homme à atteindre un point de non-retour s’agissant de la capacité à élaborer une critique, celui-ci devenant alors, après suppression de l’intériorité, la proie d’une évolution mécanique.
Victoire
Fébrilité à l’heure du dernier soleil. Lentement, comme s’il méditait, le voisin étend son linge. Les conversations baissent d’un ton, les balcons se vident. Enveloppé dans le drapeau espagnol, un gosse souffle dans une trompette — les parents le rappellent, le match commence. Les chiens vitaminée enfin se taisent. Premier but, cris de joie. Second but. Un père chante l’hymne national pour le bloc d’immeubles. La mi-temps s’achève. En liesse, les familles reprennent position dans les salons. Je fais remarquer à Gala que la moitié de la façade est plongée dans l’obscurité. Cela représente vingt ménages. Au village, les bars et les places doivent être bondées. Troisième but et fin de partie. La sonnette du portail résonne, les chiens miaulent: peu à peu, les familles reviennent au bercail. Quand nous nous endormons à deux heures du matin l’immeuble bourdonne comme une ruche, d’un balcon à l’autre les voisins discutent et commentent la victoire de leur équipe.
Portiers
La définition que l’on donne de la société détermine la capacité à y vivre donc à être heureux. C’est pourquoi l’école telle qu’elle a existé au XX ème siècle, sous la forme d’un outil d’éducation générale, a disparu. Ne sont plus donnés les moyens de définir, mais la définition. Définition assez lâche pour ne pas être confondue avec de l’idéologie, définition qui contient sa propre critique. Le tout conçu pour apparier l’individu à un monde-nation des intérêts partisans.
Quand mes enfants sont entrés à l’école, je leur tenais le discours de tous les pères: “commence par travailler, nous verrons plus tard si tu veux faire l’université!” Alors qu’ils sont en âge de commencer des études supérieures, je juge ce conseil illusoire, ou plutôt, ridicule. Car nos études supérieures permettent d’être caissier d’une banque plutôt que d’un supermarché, représentant d’une multinationale, plutôt que de l’épicerie de rue, garde-chiourme de l’Etat plutôt que concierge… simple différence de quantité, de revenu veux-je dire, lequel par un jeu de passe-passe vaut statut. L’essentiel — qui est passé sous silence pour réaliser à partir de la définition que donne l’école la société que l’on veut obtenir- est que l’individu honnête reste à la porte. Encore, il resterait à la porte avec un savoir, cette capacité de jouir de soi, mais non: il reste à la porte cloué d’ennui, privé de soi, tel un videur de boîte dont on vante avec un peu de dégoût le poitrail.
Un jeudi
Balade à vélo le long des plages. Les chaises longues sont enchaînées au pied des parasols de palmes, un vent léger soulève les nuages. Dans le deuxième tunnel — il y en a trois sur ce tronçon, percés dans la falaise — le clochard. Il se protège du soleil. Son jeans, sa veste sont crasseux. Appuyé contre le roc, il se confond avec lui; sa barbe à une épaisseur de lichen. Il marmonne en fixant le sol. Nous débouchons sur le plage aux surfeurs, près de l’autel de la vierge. Un adolescent dort la tête posée sur un chien. Les terrasses de restaurants ont abaissé leurs rideaux transparents. Peu de tables sont occupées. Les garçons crient la commande au collègue qui se tient sur le sable. Celui-ci pique des brochettes de sardines ou une daurade sur ces chaloupes remplies de bois qui font brasero. Quand une bourrasque attise les flammes, l’homme jette un pot d’eau sur la braise. C’est le début de l’après-midi. La plupart des magasins ont baissé leurs rideaux. Gala roule devant. La piste traverse à intervalles les des rivières qui servent à évacuer l’eau des montagnes. Si l’on excepte les jours de mai où je bataillais sur les cols du Portugal, il n’a plu qu’une demi-journée en mars. A sec, ces lits servent à garer les voitures, jouer aux cartes, construire des gargotes. Plus loin, la piste devient sentier, les immeubles font place à des maisons. Pendant une heure nous allons à petite vitesse, perchés au-dessus de la mer. Comme si une catastrophe avait emporté l’humanité. Ici et là, autour d’une table coiffée d’un store, une famille mange en silence, attitude inhabituelle pour un peuple qui crie. Nous aboutissons sur un terrain vague. Au milieu, fleurit un cactus. Je connais cet endroit, c’est là que je rebrousse chemin quand je cours. C’est ce que nous faisons. Peu après, nous sommes attablés dans un restaurant. Le patron me met dans les mains un calamar mauve de neuf cent grammes. Il l’apporte à son collègue du brasero. Nous prenons place. Au fond de la terrasse plus vaste qu’un court de tennis, une équipe d’adolescents. La plupart porte des maillots de joueurs de football. Je compte treize hommes et une fille. Je cherche avec lequel des garçons elle sort. Aucun ne semble se soucier d’elle. Elle regarde par-dessus la tête des garçons, dans notre direction. Cependant Gala me montre une femme:
- Si tu restes en Espagne, c’est une femme comme ça que je souhaite pour toi.
L’homme du brasero pèse cent kilos. Il n’est pas gros, il est épais, il est grand, il a une forte tête. Il réunit les services, empile les verres vides, écarte la salade. Quand il a organisé notre table, il dépose le calamar qu’il a grillé au centre, tourne le plat ovale afin afin que nous puissions voir le calamar. Puis reparaît avec huit demi citrons:
- J’ai remarqué que vous aimiez le citron.
Après le repas, nous allons à la plage. Des vagues rapides se jettent dans le sable foncé. Sur la guérite, à côté du drapeau rouge, le gardien est assis en plein soleil. Pas un seul client. Les serveurs du restaurant, le service fini, fixent le large.
Conduite
L’attitude du chef telle que je l’incarnais, avec cet arbitraire propre à l’adolescent, au sein de mon groupe d’amis dans les années 1980, s’est manifestée dans un rêve fait cette nuit. L’expression étonnée de Jean, nuancée d’admiration et de crainte, quand je tranchais nos tergiversations en assenant de façon outrecuidante: “quoiqu’en disent ceux qui, une fois la décision prise, protesteront, c’est me semble-t-il le seul moyen raisonnable d’arrêter une conduite!”
Question à un milliard
Le milliardaire Peter Thiel, rapporte Alexandre Lacroix dans son livre Ce qui nous relie, pose aux interlocuteurs qu’il rencontre pour la première fois, cette question:
- Quelle est la chose que vous tenez pour absolument vraie, mais avec laquelle très peu de gens seraient d’accord?
Commentaire de l’auteur: “[] c’est une demande très difficile. Si vous êtes capable d’y répondre, cela signifie deux choses. Premièrement, que vous avez du courage, parce que vous allez émettre un énoncé avec lequel l’autre sera probablement en désaccord. Deuxièmement, que vous êtes capable de penser par vous-même.”