Mois : juin 2016

Latin

- Votre fils a fait le test d’Agam (je cherche le rap­port entre la plas­tique de Yaa­cov Agam et le test) et il a obtenu une note de — 20, me dit la maîtresse.
- Madame, veuillez me télé­phon­er!
Effrayée, la maîtresse recule: elle croit que je vais la ser­mon­ner. J’es­saie de lui faire enten­dre rai­son: si je pré­tends l’ap­pel­er, c’est pour la féliciter d’avoir infligé à mon fils cette note méritée et lui deman­der com­ment aider a réus­sir le test d’Agam à l’avenir. Mais je n’ai pas le temps de pré­cis­er ma pen­sée, car je suis inter­rompu par Chris­t­ian, l’édi­teur nor­mand. Il annonce deux nou­velles pub­li­ca­tions à mon nom. La pre­mière est un livre, la sec­onde, me dit-il, tu la trou­veras là-bas. Je quitte la cathé­drale éven­trée dans laque­lle je me trou­vais avec la maîtresse, les autres par­ents d’élèves et l’édi­teur et m’en­gage dans les allées d’un jardin. Sur une meule de pierre ver­sée au sol, je trou­ve une bande-dess­inée. Véri­fi­ca­tion faite, j’en suis l’au­teur. Je veux tourn­er les pages, mais con­trec­ol­lées, elles se déchirent. J’emporte l’al­bum et rejoins ma classe d’é­tudes. L’ex­a­m­en de latin a com­mencé. Je ne com­prends rien au thème. La cloche sonne. Quand le maître s’a­vance pour relever les copies, je suis en train de con­sul­ter un site porno. J’es­saie d’étein­dre l’or­di­na­teur mais l’écran est blo­qué. Je demande de l’aide à ma voi­sine.
- Ah, toi, le latin, fait-elle.
Et je la recon­nais:
- Mais c’est bien sûr, je te con­nais ! A l’U­ni­ver­sité, je copi­ais sur toi!
Elle hausse les épaules, dépose sa copie sur le bureau du maître et quitte la classe. Je veux  la suiv­re, elle se fond dans la foule des élèves. Je me perds dans les bâti­ments et me retrou­ve au milieu des mater­nels. Ceux-ci se met­tent en rang. Pour quit­ter l’étab­lisse­ment, il faut pass­er par des tourni­quets. Cha­cun a son prix. Les enfants atten­dent la mon­naie en main. Je clame que je n’ai pas d’ar­gent. Un matrone en bur­ka me ren­voie dans l’é­cole avec ordre de ne pas reparaître.

Orpheline

Dans ces con­tre­forts humides du plateau du Retord, du côté de la France frus­trée, c’est à dire de l’Ain, vivait ce cou­ple mod­este et son enfant malade. J’ai con­nu le père et la mère séparé­ment. Lui est arrivé un matin à bord de son camion pour me livr­er une palette de plâtre; elle, je la ren­con­trais un same­di dans une bib­lio­thèque munic­i­pale où elle sig­nait à mon côté un livre sur les mal­adies orphe­lines. Un cou­ple sim­ple, mal­heureux, admirable. La dame avait les épaules larges et une forte tête. Dans son livre, elle témoignait de son cal­vaire: avoir don­né nais­sance à un enfant affec­tés d’une mal­adie unique, aux suites incon­nues. J’ai passé avec cette femme une journée entière entre deux rangées de livres à manger du cake, boire du thé et échang­er avec des vis­i­teurs frileux quelques mots sur la lit­téra­ture. Vers dix-huit heures, entre le mari camion­neur. L’en­fant est sur les épaules. Il le tient par les jambes. Le gosse remue. Il lui attrape les bras. le gosse remue. Il pointe de la tête dans le vide, agite un bras ou un pied, risque de décrocher. Le père joue les équilib­ristes, se dan­dine, sur­veille les coins des étagères, le lus­tre, le sol. Soudain, le gosse attaque le père: coups de men­ton sur le crâne, coups de poings au vis­age. Il matraque la bouche ouverte, les dents devant. Le père a mal, il encaisse, gémit. Il a mal, il gri­mace. Bien­tôt, il ne peut plus nous par­ler, il cherche à calmer le gosse: celui-ci se déchaîne. Trag­ique de la sit­u­a­tion, ce père partagé entre l’amour, la pitié et l’en­vie de jeter le gosse dans le fossé. 

Ciron

Sur la ter­rasse, une araignée si petite que ses mou­ve­ments sont indé­tecta­bles. Je souf­fle dessus. Elle remue. Je la retourne, elle est morte. Son corps poudré occupe moins d’un mil­limètre sur le car­reau de faïence. Ces car­reaux recou­vrent les cinquante mètres car­rés de la ter­rasse. A ma sur­prise, un par­a­site dix fois moin­dre tra­verse en diag­o­nale le car­reau et se jette sur l’araignée. Il fouaille puis se retire. Je con­tin­ue de fix­er la sur­face et aperçois un insecte micro­scopique. En com­para­i­son, mon araignée à la taille de la ter­rasse. Cet insecte  a un corps sphérique. Plutôt qu’il ne marche, il roule. Ce ne sont plus ses mou­ve­ments qui sont indé­tecta­bles, mais sa nature toute entière. D’ailleurs, il tra­verse le car­reau de part en part comme une comète tra­verserait un plan d’e­space. Me revient alors en mémoire le ciron de Pas­cal, cette créa­ture de mes qua­torze ans dont l’habi­tat orig­i­nal sem­ble être les class­es d’é­cole. Se présente ensuite à mon esprit Micromé­gas et ses aven­tures dans les îles voyageuses. Puis, l’œil tou­jours rivé sur mes créa­tures de ter­rasse et leurs échelles respec­tives, je songe aux robots thérapeu­tiques des nan­otech­nolo­gies. Si tout va bien — ce qui pour­rait aus­si vouloir dire que tout va mal — ces créa­tures arti­fi­cielles et besogneuses s’emploieront à mod­i­fi­er nos corps de l’in­térieur sans que notre com­porte­ment s’en trou­ve immé­di­ate­ment altéré, et, plus cauchemardesque, sans notre con­sen­te­ment. Alors, nous nous écrierons à coup sûr: “en ce moment, moi qui pré­tend cri­ti­quer la vie des bêtes, je ne sais pas qui je suis!”

Nuit à la Victoria

Alors que je fais des repérages pour le film que je prévois de tourn­er à l’aide d’un drone, je m’ar­rête dans un bar de la Vic­to­ria. Il est trois heures du matin, mon voisin est un Arabe qui bois du rouge à grands traits. Entre deux ver­res, il éponge son men­ton ensanglan­té.
- J’ai pris un coup.
- Ah!
- Un coup.
- Je com­prends.
 A ce moment là, je fais signe au serveur avec l’idée de sor­tir au plus vite, mais l’Arabe pour­suit:
- Ouais, ouais, ouais.
Et il me racon­te la bagarre qui vient d’avoir lieu à l’en­trée de la dis­cothèque de quarti­er. Une alter­ca­tion, trois gars sur lui. Il s’échappe, ils le repren­nent. Il en assomme un, file et se trou­ve au milieu des voitures à l’ar­rêt. Il se baisse, se cache, mais voilà que les voitures démar­rent. Les gars le troussent, le jet­tent à terre.
- C’est quand j’ai allumé une cig­a­rette après avoir cogné… je la roule, comme ça.. de droite à gauche… j’ai sen­ti qu’il man­quait une dent. Alors j’ai recon­nu la sœur d’un copain, elle m’a demandé si je m’é­tais bat­tu. Bien sûr que non, j’ai fait. Mais elle voy­ait que je m’é­tais bat­tu. Je lui ai dit de ne pas me chauf­fer la tête. Et toi, tu vas dans cette dis­cothèque?
- Non.
- Moi je préfère venir ici, c’est plus tran­quille. A la fer­me­ture, je net­toie un peu et comme ça, j’ai le vin gra­tu­it. Et toi, tu fais quoi?
- Je dors par là…
- Par là ou du côté du cen­tre com­mer­cial?
- Côté plage.
- Ouais, ouais, c’est pas mal.
- Mieux qu’en Suisse.
(Remar­que stu­pide, trop tard).
- Où?
- Où il fait froid.
- Ah, ouais.
- Moi, je dors pas. Il y a tou­jours des his­toires de filles et après elles me dis­ent de retourn­er dans la rue. Enfin, comme tu es un peu vieux, tu dois savoir tout ça.
- Oui.
- Ouais, alors tu vois, les dents… J’en ai encore plein des dents! 

Sympathiques

Ce dimanche, Mamère rend vis­ite à Aplo qui tra­vaille dans une ferme de moyenne mon­tagne en Suisse. Le lieu est vilain, les paysans ne sont pas sym­pas, m’écrit-elle. Par retour de cour­ri­er, je demande: ils ne sont pas sym­pas, mais sont-ils gen­tils? S’ils ne sont pas gen­tils, qu’Ap­lo ren­tre à la mai­son. Et Gala à qui je rap­porte les mots de Mamère: tu ne peux pas dire ça! Alors comme ça, Aplo pour­rait se sous­traire à son engage­ment avant qu’il ait pris fin? Quel mau­vais exem­ple! Je m’ex­plique: ce tra­vail est volon­taire, il n’est pas payé et de nos jours, on a vite fait de pass­er de l’ex­péri­ence à l’ex­ploita­tion. Si les gens qui par­ticipent à ce type d’ini­tia­tive et embauchent un jeune garçon pour un stage ne sont pas gen­tils, ils sont peut-être intéressés? Ta mère aura voulu dire “rus­tres”, sug­gère Gala. Nous nous per­dons en con­jec­tures. Sym­pa­thiques, gen­tils, pas cau­sants, rus­tres… l’éven­tail est large, et comme j’ai passé la mat­inée à étudi­er “le détourne­ment des moyens de com­mu­ni­ca­tion par les marchands”, au moin­dre indice, je peins le dia­ble sur la muraille.

IA

Un géant blond pénètre dans les ves­ti­aires du club de com­bat. D’où est-il? De Suède. Quel est sa pro­fes­sion?
- Je tra­vaille dans l’I.T. m’ex­plique-t-il.
Comme je en com­prend pas, il pré­cise:
- Dans l’I.T. pour… et de don­ner le nom d’une multi­na­tionale que je ne con­nais pas.
Nous par­lons en anglais, je répète les ini­tiales, cherche du côté de l’I.A, l’In­tel­li­gence Arti­fi­cielle, mais nous ne sommes pas à la Sil­i­con Val­ley et le garçon n’a pas l’air d’un intel­lectuel. Mon igno­rance l’é­tonne. Que je ne sache pas ce qu’est l’I.T, soit, mais que je con­naisse pas la multi­na­tionale qui l’emploie! Ce Sué­dois vit sur la côte depuis six mois. Con­tent. Sa copine vit à Tor­re­moli­nos.
- Et le pays?
- J’y retourne aus­si peu que pos­si­ble.
Là-dessus, la con­ver­sa­tion s’ar­rête: il enfile ses jam­bières, j’a­juste ma coquille.
Après l’en­traîne­ment, je le retrou­ve en pleine con­ver­sa­tion avec un cama­rade cham­pi­on de Ju Jit­su.
- Manger, dormir, m’en­traîn­er, je n’ai rien le temps de faire de plus. Là, je sors du tra­vail. Ensuite, je vais manger un bol de céréales, puis je me couche et je vais tra­vailler. Tout à l’heure, je suis sor­ti du tra­vail. J’ai juste eu le temps de pass­er à la mai­son pour rem­plir mon sac, mais j’ai dû le vider d’abord. Il y avait du sable dans le sac. Du sable de la plage, tu vois? Donc je l’ai vidé, je l’ai rem­pli et j’ai cou­ru ici pour l’en­traîne­ment. Ensuite, je mange et je me couche.
Que peut bien être cet l’I.T? Une forme spé­ciale de l’In­tel­li­gence artificielle?

Choix

Défendre la per­ti­nence de ses choix, y com­pris quand ils nous pèsent, est une forme de pré­ten­tion du savoir. Chaque action valant mod­èle, cet orgueil qui pour­rait demeur­er sans con­séquence, trahit la raison.

Ce qui aura lieu

Tra­vail recueil­li autour des notions d’ “out­il de ges­tion des unités sociales”. Il est dix heures, il fait trente degrés, deux pein­tres acro­bates sus­pendus à leurs câbles blan­chissent à la chaux la façade de l’im­meu­ble opposé, les chiens de lab­o­ra­toire jactent. Trois heures plus tard, je prends du recul, procède à la relec­ture de l’ar­gu­men­ta­tion, note les références à véri­fi­er, annonce à Gala qu’elle peut à nou­veau me par­ler, vais à la cui­sine, lance une liste de titres pop com­pilée par un incon­nu et attaque la vais­selle. Je rince une assi­ette lorsqu’une évi­dence me saisit: quand j’ai fait men­tion des grands réc­its d’an­tic­i­pa­tion thérapeu­tique du total­i­tarisme, je pen­sais à Zami­a­tine et c’est pré­cisé­ment ce que me reprochera l’édi­teur lorsque je lui don­nerai le man­u­scrit à lire. L’assi­ette ruis­se­lante en main, j’en­tends ses reproches:
“Voyez-vous, tous va bien jusque là, mais à par­tir de cette men­tion ridicule à Zami­a­tine, vous vous perdez, le texte n’a plus d’in­térêt.“
Désar­mé à l’é­coute de cette cri­tique, je demeure muet. L’assi­ette à la main, je vois que la cri­tique est fondée, ou plutôt, car le temps passe, qu’elle pour­rait l’être. En effet, voilà bien deux sec­on­des que je tiens l’assi­ette au-dessus de l’évi­er et me con­fronte à cette évi­dence d’un refus, à son motif. Je cherche main­tenant à savoir si la cri­tique est fondée. Que faire? Et comme si la ques­tion avait été posée à l’édi­teur, j’en­tends celui-ci me répon­dre:
“Jetez! Jetez tout et recom­mencez!“
Alors, je pose l’assi­ette, attrape une tasse, gicle du pro­duit cit­ron, fait couler un filet d’eau, la récure à la brosse et la rince en la tour­nant (je ne pra­tique pas la tech­nique de l’évi­er plein où l’on fait trem­per, l’eau sale me répugne), et cepen­dant, je con­sid­ère l’ensem­ble de mon pro­jet, comme on con­sid­ér­erait, à dis­tance, une mon­tagne de vais­selle à récur­er. L’édi­teur, les mains dans les poches, mau­gréant:
“Ce n’est pas vrai­ment lis­i­ble, n’est-ce pas? Moi qui vous con­naît, je peux saisir votre inten­tion, mais il ne faut pas oubli­er le lecteur!“
Arrivé à ce point de con­som­ma­tion de mon évi­dence, je me sou­viens de ce qui s’est pro­duit la veille. C’est le soir, il est huit heures, l’heure de l’apéri­tif, nous descen­dons à la plage. Avant de quit­ter l’ap­parte­ment, je fais une cro­chet par la cui­sine où je ramasse le sac gris de 120 litres (une erreur dans les achats) qui con­tient les poubelles accu­mulées ces derniers jours avec l’in­ten­tion de le bal­ancer dans l’un des con­teneurs de récupéra­tion au bas de l’im­meu­ble. Au moment où je pose la main dessus, je vois la séquence qui va se dérouler après ce geste: Gala pré­tex­tant je ne sais quelle remar­que déplacée de ma part s’emporte, m’ac­ca­ble, la soirée est gâchée, nous crions, nous dor­mons dans des cham­bres séparées, toute la semaine nous boudons. De sorte que je sur­veille cha­cune de mes paroles même si — je me le suis répété en fer­mant l’ap­parte­ment — “ce que je crois avoir déjà vécu ne se pro­duit jamais tel qu’il m’ap­pa­raît” (ce que l’on pour­rait nom­mer en ter­mes savants, une sorte d’hy­per­mnésie du futur). Et pour­tant, pour­suiv­ant avec rigueur ma vais­selle, je me demande si je ne fais pas fausse route en rap­por­tant au milieu d’une argu­men­ta­tion des exem­ples puisés dans des textes lit­téraires et si la men­tion de Zami­a­tine ne con­stitue pas en effet une point d’in­fléchisse­ment du texte à par­tir duquel celui-ci ne con­juguerait plus que des inepties.

Réussir

Con­seil à qui veut réus­sir dans la vie: ne jamais mon­tr­er qui il est, mon­tr­er tou­jours à l’autre qui il n’est pas.

Aplo

Sans que je sache d’où cette idée lui était venue, à l’age de six ans mon fils Aplo se présen­tait comme mem­bre de l’As­so­ci­a­tion des amis de Jacques Chirac.