Travail recueilli autour des notions d’ “outil de gestion des unités sociales”. Il est dix heures, il fait trente degrés, deux peintres acrobates suspendus à leurs câbles blanchissent à la chaux la façade de l’immeuble opposé, les chiens de laboratoire jactent. Trois heures plus tard, je prends du recul, procède à la relecture de l’argumentation, note les références à vérifier, annonce à Gala qu’elle peut à nouveau me parler, vais à la cuisine, lance une liste de titres pop compilée par un inconnu et attaque la vaisselle. Je rince une assiette lorsqu’une évidence me saisit: quand j’ai fait mention des grands récits d’anticipation thérapeutique du totalitarisme, je pensais à Zamiatine et c’est précisément ce que me reprochera l’éditeur lorsque je lui donnerai le manuscrit à lire. L’assiette ruisselante en main, j’entends ses reproches:
“Voyez-vous, tous va bien jusque là, mais à partir de cette mention ridicule à Zamiatine, vous vous perdez, le texte n’a plus d’intérêt.“
Désarmé à l’écoute de cette critique, je demeure muet. L’assiette à la main, je vois que la critique est fondée, ou plutôt, car le temps passe, qu’elle pourrait l’être. En effet, voilà bien deux secondes que je tiens l’assiette au-dessus de l’évier et me confronte à cette évidence d’un refus, à son motif. Je cherche maintenant à savoir si la critique est fondée. Que faire? Et comme si la question avait été posée à l’éditeur, j’entends celui-ci me répondre:
“Jetez! Jetez tout et recommencez!“
Alors, je pose l’assiette, attrape une tasse, gicle du produit citron, fait couler un filet d’eau, la récure à la brosse et la rince en la tournant (je ne pratique pas la technique de l’évier plein où l’on fait tremper, l’eau sale me répugne), et cependant, je considère l’ensemble de mon projet, comme on considérerait, à distance, une montagne de vaisselle à récurer. L’éditeur, les mains dans les poches, maugréant:
“Ce n’est pas vraiment lisible, n’est-ce pas? Moi qui vous connaît, je peux saisir votre intention, mais il ne faut pas oublier le lecteur!“
Arrivé à ce point de consommation de mon évidence, je me souviens de ce qui s’est produit la veille. C’est le soir, il est huit heures, l’heure de l’apéritif, nous descendons à la plage. Avant de quitter l’appartement, je fais une crochet par la cuisine où je ramasse le sac gris de 120 litres (une erreur dans les achats) qui contient les poubelles accumulées ces derniers jours avec l’intention de le balancer dans l’un des conteneurs de récupération au bas de l’immeuble. Au moment où je pose la main dessus, je vois la séquence qui va se dérouler après ce geste: Gala prétextant je ne sais quelle remarque déplacée de ma part s’emporte, m’accable, la soirée est gâchée, nous crions, nous dormons dans des chambres séparées, toute la semaine nous boudons. De sorte que je surveille chacune de mes paroles même si — je me le suis répété en fermant l’appartement — “ce que je crois avoir déjà vécu ne se produit jamais tel qu’il m’apparaît” (ce que l’on pourrait nommer en termes savants, une sorte d’hypermnésie du futur). Et pourtant, poursuivant avec rigueur ma vaisselle, je me demande si je ne fais pas fausse route en rapportant au milieu d’une argumentation des exemples puisés dans des textes littéraires et si la mention de Zamiatine ne constitue pas en effet une point d’infléchissement du texte à partir duquel celui-ci ne conjuguerait plus que des inepties.