Orpheline

Dans ces con­tre­forts humides du plateau du Retord, du côté de la France frus­trée, c’est à dire de l’Ain, vivait ce cou­ple mod­este et son enfant malade. J’ai con­nu le père et la mère séparé­ment. Lui est arrivé un matin à bord de son camion pour me livr­er une palette de plâtre; elle, je la ren­con­trais un same­di dans une bib­lio­thèque munic­i­pale où elle sig­nait à mon côté un livre sur les mal­adies orphe­lines. Un cou­ple sim­ple, mal­heureux, admirable. La dame avait les épaules larges et une forte tête. Dans son livre, elle témoignait de son cal­vaire: avoir don­né nais­sance à un enfant affec­tés d’une mal­adie unique, aux suites incon­nues. J’ai passé avec cette femme une journée entière entre deux rangées de livres à manger du cake, boire du thé et échang­er avec des vis­i­teurs frileux quelques mots sur la lit­téra­ture. Vers dix-huit heures, entre le mari camion­neur. L’en­fant est sur les épaules. Il le tient par les jambes. Le gosse remue. Il lui attrape les bras. le gosse remue. Il pointe de la tête dans le vide, agite un bras ou un pied, risque de décrocher. Le père joue les équilib­ristes, se dan­dine, sur­veille les coins des étagères, le lus­tre, le sol. Soudain, le gosse attaque le père: coups de men­ton sur le crâne, coups de poings au vis­age. Il matraque la bouche ouverte, les dents devant. Le père a mal, il encaisse, gémit. Il a mal, il gri­mace. Bien­tôt, il ne peut plus nous par­ler, il cherche à calmer le gosse: celui-ci se déchaîne. Trag­ique de la sit­u­a­tion, ce père partagé entre l’amour, la pitié et l’en­vie de jeter le gosse dans le fossé.