Époque heureuse où, dans les campagnes comme dans les villes, les jours chômés comme les jours travaillés, on faisait la sieste, chacun évitant de déranger l’autre pendant ce repos.
Mois : février 2016
Retour
Pilules de drogue qui me font dormir six heures entre Kuala Lumpur et Istambul, puis à l’arrivée, cinq heures du matin, deux canettes de bière. Le vol suivant, pour Genève, embarque deux clientèles: des skieurs anglais et des Turcs à passeport suisse. Parmi ces derniers, un géant. Cheveux drus et gominés, épaules de lutteur, barbe Fidel Castro, lunettes de soleil carrées. Entrés avant les autres passagers, assis près des toilettes, nous avons pendant quelques minutes, situation rare, le sentiment de voyager seuls à bord de cet Airbus A 320. Quand le géant surgit au fond du couloir, je comprends pourquoi: il marche à son rythme, qui est lent et nul n’ose le dépasser. Il trouve sa rangée, ouvre le compartiment à bagages, range son sac, reste debout, au milieu du couloir. Trois passagers patientent derrière lui, puis dix, puis quinze. L’homme retire son sac, l’ouvre et le fouille. Il le referme, le range, demeure là, dans le couloir, obstruant le passage. L’hôtesse qui se tient à notre hauteur bat la semelle avec nervosité, mais n’intervient pas. A Gala, je désigne le passager qui attend derrière le géant. Il rage. Et attend, et se tait. Situation qui jette un éclairage cru sur les avantages de la nature, et la crainte, et la lâcheté.
Nous volons pendant deux heures. Je regarde un film, Gala dort. En milieu de matinée l’appareil survole le Mont-Blanc. Les Anglais ravis cherchent les noms des pointes, des glaciers, des vallées. Ils hésitent, se trompent, savent, ne savent pas. Aussitôt un sommet est il apparu, aussitôt il disparaît: cela ne porte donc pas à conséquence, aucun ne pouvant vérifier si l’autre dit vrai. Alors, le pilote annonce que la tour de contrôle de Cointrin, nous met en file d’attente. Pendant une heure, nous tournons au-dessus des Alpes. Mont-Blanc, vallée de l’Arve, Léman, vallée verte, Mont-Blanc. Les Anglais, la face poussée contre le hublot, ne pipent plus mot.
Policiers
Lu ces derniers jours deux romans policiers d’Exbrayat. Le premier, Une vieille tendresse, portrait de mœurs plutôt qu’intrigue, écrit en 1981, est d’une réjouissante qualité littéraire. La langue est précise, musicale, syntaxique, les dialogues réalistes rappellent le meilleur Simenon. Et comme l’action se déroule en Haute-Ardèche, l’étude des paysages et des caractères le disputent à l’Histoire, tous éléments qui m’éclairent sur mon incapacité à lire des romans policiers actuels: la plupart sont traduits de l’Américain par des bras-cassés ou, lorsqu’ils ont écrits en français, leurs auteurs singent le style américain. Dans la foulée, piochant dans la bibliothèque de fortune d’un hôtel de Kut composée de livres abandonnés par les voyageurs, je lis l’Aiguille creuse de Maurice Leblanc et un Agatha Christie. Arsène Lupin, dont j’aimais autrefois les aventures est un personnage pour adolescents, ce que je ne pouvais savoir, étant moi-même, au moment de leur lecture, adolescent. Entre des rebondissements fondés sur la plus hasardeuse des spéculations et la fabrique artificielle de mystères, la narration s’étiole. De fait, l’auteur n’est pas dupe, qui invente au récit des directions improbables pour, dirait-on, faire ses pages. Quant à Agatha Christie, si l’intrigue est irréprochable, le style est désuet et les dialogues qu’elle met dans la bouche de son détective, Hercule Poirot, voulus. Remarques qui posent la question de l’histoire du roman policier: est-elle possible? Comment une genre codé, ce pourquoi il est mineur, peut-il faire histoire?
Béton 2
Dans le parc arborisé, des bassins à jets. Sur les bancs, des musulmanes enroulées dans des tchadors noirs. A l’extrémité de l’esplanade, la mosquée. Elle a la forme d’une pâtisserie à la crème affaissée. Le contraste avec les deux tours jumelles de Petronas, la compagnie des pétroles malais, entreprise publique, est complet. Ce sont elles, ces tours, les symboles de la religion véritable, l’argent. L’islam, c’est pour les ânes qui veulent bien y croire. Et pour pousser la métaphore, ajoutons que ces deux phallus de métal traduisent bien l’arrogance du mâle (c’est-à-dire sa faiblesse): hors de leur étui, munis de grosses couilles rondes à hauteur de sol, ils tutoient le ciel. Les femmes elles, tel des cloportes empêtrés dans leurs sacs de toiles, se meuvent avec peine sur des espaces patinés que surveillent les caméras. Observation faite, le vêtement est si mal pratique, qu’elles ne peuvent ni courir ni manger ni s’ébattre — sauf aux heures imposées. Un drame! Autour du parc arborisé, un tunnel pédestre — ainsi nommé. Long d’un kilomètre environ, il est refroidi à l’air conditionné. Devant chaque pilier, des hommes en uniformes, flics, concierges, militaires, gardes-pipi. Les rampes d’escalier donnent accès à des franchises multinationales: Baskin’s & Robin’s, Kentucky Fried Chicken, Wendy’s. Quelque part dans les étages, les dupes peuvent visiter les trésors de l’aquarium ou du zoo: requins, lions kenyans, poulpes géants, éléphants… Au bout de ce tunnel que l’on peut emprunter sur deux niveaux (en souterrain, il est illuminé par des panneaux de publicité), les bâtiments en forme de couille, le centre commercial à proprement dit, où l’on trouve distribués sur sept niveaux les marques les plus rabâchées d’occident Zegna, Swatch, L’Oréal, Patek Philippe, Massimo Dutti, Esprit, etc. Dans les boutiques, garants de ce trésor de la modernité, Malais et Malaises en uniforme. Pas un client. Et toujours l’air conditionné. Ressortant du centre commercial par derrière, tout un périple, j’ai voulu descendre dans la rue: il y a bien une rue, mais à part des voitures, des hôtels flanqués de leurs Lamborghinis de démonstration et des entrées de bureau, Shell, PNB, Apple, rien. Ainsi, très vite, on s’introduit dans un autre centre commercial où l’on retrouve nos grandes marques occidentales.
Béton
A nouveau à Kuala Lumpur, ville triste au cœur bétonné et clinquant. Les trois populations, chinoise, malaise, indienne, se côtoient sans aménité. Islam d’État et capitalisme anti-libéral. Mariage inhumain. Moi qui gardait une souvenir détestable de Singapour (dans les années 1990), je vois qu’il y a peut-être pire.
Pattaya
Petit-déjeuner dans la salle de restaurant en plein air d’un hôtel de Pattaya-centre. Le buffet est occidental, chinois, japonais, thaïlandais. Le public, moins composé. Rien que des hommes blancs, chenus, accompagnés de leur prostituée. Comme si elles avaient à rattraper le temps perdu, celles-ci se gavent. Atmosphère étrange, industrielle.
Baskets
Monpère devant le supermarché Foodland de Pattaya. Il porte aux pieds les baskets que je lui ai remis en novembre, lors de mon déménagement, pour en faire don aux Hongrois. Amusé, je lui fais la remarque.
- Figure-toi que je n’avais jamais portée des baskets, c’est très confortable!
Sa femme demande une minute. Elle doit acheter du pain.
“Allemand!”, lui dit-il, puis, se tournant vers moi :
- Nous habitons dans une villa, juste là. J’ai la moto. Si tu veux, on pourrait prendre l’apéritif au bord de la piscine.
- Je suis à pied.
- Trois sur la moto, ça va très bien.
Voyant que j’hésite, il hèle le taxi collectif qui fait la navette entre le centre et la mer. Nous dînons dans un des cinq cent restaurants ouverts sur les quais, parlons de l’Europe, de son effondrement.
- Oui, me dit-il, mais tout de même, les Anglais portent une lourde responsabilité. A la fin de la période coloniale, ils se sont arrangés pour diviser les territoires d’Afrique du Nord de manière à rendre impossible tout gouvernement pacifique des peuples. Ils ont dressé les chiites contre les sunnites et installé les Juifs.
Trat
A Trat, l’une de mes villes préférées en Thaïlande. Sa réputation parmi les touristes est affreuse: sale, sombre, on y mangerait mal et puis, elle est laide. Les plus remontés ajoutent: des milliers d’oiseaux chient aux carrefours. Or, c’est une ville étonnante. Le marché de nuit est bien garni et si l’avenue principale — Sukumvith, comme ailleurs? — est médiocre, il existe un quartier ancien, fait de maisons de bois, adossé au canal, dont l’atmosphère est villageoise. C’est là que nous résidons, chez un homosexuel aux talents sybarites. Par le physique, il diffère de tous les Thaïlandais que j’ai pu rencontrer; il est grand, carré d’épaules, imberbe mais capables d’expressions toutes européennes auxquelles l’emploi habituel des zygomatiques ne dispose pas les Thaïs. Héritier d’une rue, il a bâti ses chambres d’hôtel une à une avec un goût que jalouserai la meilleure revue de décoration française, puis installé une fontaine, un jardinet, un salon de massage, un centre thermal, tout cela dans un quartier miniature où les habitants, pour l’essentiel, vivent encore au ras du sol.
- Bien, Mister Alexandra, me dit-il, allons à votre chambre.
Il passe sur l’épaule son sac à main Gucci. Lors de notre précédent passage, j’ai remarqué un banc d’entraînement dans un local à ciel ouvert.
- Oh, dit-il, c’est à moi! Désormais, c’est aménagé. Viens voir!
Sur un sol de marbre, divers machines, des poids, un frigidaire américain, des serviettes éponges, un téléviseur, de la musique, pas de portes ni de fenêtres, l tout donne sur la rue (plus tard, je m’y rends, un gosse de douze ans joue là. Comme je débute mon échauffement, il montre ce qu’il sait faire: un ensemble d’exercices dangereux lié à des charges qui vaudraient tout juste pour un adulte chevronné, parmi lesquels celui-ci, facteur d’accident: le gosse revêt un casque moto auquel est attaché par une chaîne six kilos de fonte et soulève en ramenant la nuque).
Mais revenons à Trat. Si ce n’est pour les oiseaux qui couinent par milliers sur les câbles électriques et la nuit venue nichent dans les étages d’un bâtiment abandonné de la place du marché, Trat est une ville authentique qui rappelle la Thaïlande des années 1980. Et puis il y a le lac. Lorsqu’on quitte par l’Ouest l’avenue centrale, la seule que voient les touristes lorsqu’ils empruntent les taxis collectifs qui les amènent à l’embarcadère de Laem Ngop, on traverse un temple bouddhique (il y a beaucoup de chinois en ville et donc également des temples confucéens), un pont sur les marécages, et on découvre un lac de faible profondeur qui s’étend à perte de vue. A la surface des eaux naviguent des îlots de végétation, des nénuphars géants, des petites forêts. Lorsque nous débouchons à moto sur la rive, nous prenons la direction du crépuscule: j’ai en mémoire un restaurant installé sur le toit d’un immeuble, l’idée étant de boire l’apéritif au coucher du soleil. Hélas, celui-ci est fermé pour rénovation. Nous roulons plusieurs kilomètres, doublons des cyclistes en habits de compétition qui pédalent en groupe sur des VTT, puis rebroussons chemin et prenons place sur le bord de la route, dans un restaurant de cinquante tables désert. Arrive la bière, le poisson, la salade; le lieu est magnifique, le prix dérisoire. Sur la route bitumée, sans trafic, l’élite de Trat, à vélo, ceint dans des costumes fluorescents, l’air volontaire, pédale.
Polonais
Au bout d’un chemin de terre jonché de détritus, un Polonais gouverne huit bungalows. Il a le physique de Julian Assange. Coincé dans une cabane qui fait bureau, guichet, réception et peut-être chambre à coucher, il s’inquiète pour son bananier de vingt mètres: il perd ses feuilles. Les yeux levés, il remarque : “pourtant nous ne sommes qu’en janvier” Puis philosophe conclut: “maintenant ou après, il faut balayer”. Il fait apporter nos bagages. Ceux-ci disparaissent. Il part à le recherche du Thaï qui les transporte. Nous sommes installés dans un bungalow construit dans la colline. En bas, une plage inondable. Pour la rejoindre, un escalier à forte pente. Un Suisse ingénieur y mettrait un funiculaire. Je descends pour me tremper. Au large est amarré un chalutier rempli d’autochtones. Corsetés de gilets de sauvetage, ils se jettent dans la mer du toit du bateau et sont recueillis à l’aide d’une dague par des chaloupiers. Beaucoup d’algues, peu de poissons: je fais trois petits tours et retourne à la plage. Je monte l’escalier, entre dans le bungalow: il est vide. J’ouvre les armoires. Le Polonais aurait-il rangé mes affaires? Non, je me suis trompé de bungalow, il y a deux systèmes de marches. Nous voulons louer une moto. Le Polonais énonce un prix. Nous ne louons plus de moto: au bout du chemin, tient boutique un Allemand qui loue moitié moins cher. Gala demande si quelqu’un peut vider la poubelle.
- Ce service n’est pas compris, précise le Polonais. Vous voulez boire quelque chose?
Et quand je reviens avec la moto louée à l’Allemand, levant la tête du fond de de son guichet:
- Vous voulez boire quelque chose?
Curieux, le Hongrois qui travaille sur un ordinateur de la taille de Karl dans Odyssée de l’eapace 2001:
- D’où êtes vous?
- De Suisse.
- Je suis de Budapest.
- Mon père y vit.
- Oui, c’est moins cher.
Pendant ce temps, l’Allemand fait du pain, des pizzas, de la confiture de framboises et se rase la tête au rasoir Bic tout en s’excusant:
- Je me suis un peu coupé, ce n’est pas beau à voir.
Laem Ngop
Là-bas, nous dit la propriétaire chinoise, près du cocotier. Je salue, empoigne les valises, marche dans le sable. Gala me montre l’entassement de roches à l’entrée de la forêt de mangroves:
- Le bateau ne pourra pas passer.
- Au contraire: il s’agit d’une embouchure artificielle de la rivière. Elle aura été draguée.
Peu après, nous voyons un ponton. Puis un autre ponton. Je pose les bagages au pied d’un cocotier (il y en a deux cent). La vue sur le large est ouverte, impossible de manquer le bateau. Au large file un bimoteur. Surgi derrière l’isthme qui barre l’horizon au sud, il disparaît au Nord.
- Ils vont envoyer une chaloupe.
Assis, nous guettons les bruits de moteur. Le temps passe, rien ne vient. Au bout d’une demi-heure, Gala va voir la Chinoise. Qui l’embrasse, se lamente, fait excuse: elle a oublié de commander le bateau.
- Que je comprenne, dis-je à Gala qui me rapporte l’incident, elle nous envoie attendre sous une cocotier un bateau qu’elle pas commandé.
Demi-tour: je charge les bagages, nous marchons dans le sable. La Chinoise propose de nous héberger gratuitement. J’annonce avoir déjà payé la réservation à Mak (ce qui n’est qu’à moitié à vrai). Elle nous remboursera. J’énonce un prix. Elle change d’avis. Elle va trouver une solution (en Thaïlande, il y a toujours une solution). La voici qui appelle sur son portable, une fois, deux fois, plusieurs fois tout en courant au milieu des cocotiers. Puis elle désigne une jeep. Je jette nos bagages sur le pont. Elle tourne le contact. Batterie à plat. Autre coup de fil. Arrive une clé. Nous prenons une autre jeep. Le menton sur le volant, comme si elle passait son permis, la Chinoise nous amène sur le pont de la rivière Klong Chao. Nous descendons sur un embarcadère flottant. Des gosses pêchent. Un bateau rapide brasse la mangrove. Erreur, il est plein de Japonais serrés dans des gilets de sauvetage orange. Retour à la jeep. La Chinoise conduit en scrutant le large. Elle pile sur les freins, saute à terre, fait de grands gestes en direction d’un bateau qui laisse une traînée d’écume à la sortie de la baie. Elle crie. De la jeep, c’est tout juste si je l’entends. Gala, s’avance sur la grève et crie plus fort. Soudain, la Chinoise muette: “non, non, ce n’est pas ça!” Elle attrape le sac étanche de Gala, montre un ponton au loin, court sur un chemin de planches. A l’horizon, pas plus gros qu’un flocon, un bateau blanc. La Chinoise cavale. Avec mes deux sacs pleins, impossible de suivre. D’ailleurs, le chemin a autant de tenue qu’un clavier de piano désarticulé. Deux touristes effrayés lèvent leurs chaises longues pour faire pont-levis. La Chinoise fait des signes, donne de l’argent, des billets, des noms. Le mousse nous embarque, le capitaine affole les moteurs, nous bondissons à travers la baie. Au couple qui se bouche les oreilles une rangée derrière la nôtre, je demande:
- Où va se bateau?
- A Chang.
Une heure plus tard, la côte est en vue.
- Regarde, dis-je à Gala, c’est Trat, c’est le débarcadère de Laem Ngop!
Gala désigne le couple:
- Mais alors, et eux?
- Chut! On va voir!
Sans poser la moindre question, sûr de son affaire, le couple sort. Nous sautons dans un autre bateau, de bois celui-ci, et repartons d’où nous sommes venus en espérant qu’à mi-distance il mettra le cap sur Mak.