A Trat, l’une de mes villes préférées en Thaïlande. Sa réputation parmi les touristes est affreuse: sale, sombre, on y mangerait mal et puis, elle est laide. Les plus remontés ajoutent: des milliers d’oiseaux chient aux carrefours. Or, c’est une ville étonnante. Le marché de nuit est bien garni et si l’avenue principale — Sukumvith, comme ailleurs? — est médiocre, il existe un quartier ancien, fait de maisons de bois, adossé au canal, dont l’atmosphère est villageoise. C’est là que nous résidons, chez un homosexuel aux talents sybarites. Par le physique, il diffère de tous les Thaïlandais que j’ai pu rencontrer; il est grand, carré d’épaules, imberbe mais capables d’expressions toutes européennes auxquelles l’emploi habituel des zygomatiques ne dispose pas les Thaïs. Héritier d’une rue, il a bâti ses chambres d’hôtel une à une avec un goût que jalouserai la meilleure revue de décoration française, puis installé une fontaine, un jardinet, un salon de massage, un centre thermal, tout cela dans un quartier miniature où les habitants, pour l’essentiel, vivent encore au ras du sol.
- Bien, Mister Alexandra, me dit-il, allons à votre chambre.
Il passe sur l’épaule son sac à main Gucci. Lors de notre précédent passage, j’ai remarqué un banc d’entraînement dans un local à ciel ouvert.
- Oh, dit-il, c’est à moi! Désormais, c’est aménagé. Viens voir!
Sur un sol de marbre, divers machines, des poids, un frigidaire américain, des serviettes éponges, un téléviseur, de la musique, pas de portes ni de fenêtres, l tout donne sur la rue (plus tard, je m’y rends, un gosse de douze ans joue là. Comme je débute mon échauffement, il montre ce qu’il sait faire: un ensemble d’exercices dangereux lié à des charges qui vaudraient tout juste pour un adulte chevronné, parmi lesquels celui-ci, facteur d’accident: le gosse revêt un casque moto auquel est attaché par une chaîne six kilos de fonte et soulève en ramenant la nuque).
Mais revenons à Trat. Si ce n’est pour les oiseaux qui couinent par milliers sur les câbles électriques et la nuit venue nichent dans les étages d’un bâtiment abandonné de la place du marché, Trat est une ville authentique qui rappelle la Thaïlande des années 1980. Et puis il y a le lac. Lorsqu’on quitte par l’Ouest l’avenue centrale, la seule que voient les touristes lorsqu’ils empruntent les taxis collectifs qui les amènent à l’embarcadère de Laem Ngop, on traverse un temple bouddhique (il y a beaucoup de chinois en ville et donc également des temples confucéens), un pont sur les marécages, et on découvre un lac de faible profondeur qui s’étend à perte de vue. A la surface des eaux naviguent des îlots de végétation, des nénuphars géants, des petites forêts. Lorsque nous débouchons à moto sur la rive, nous prenons la direction du crépuscule: j’ai en mémoire un restaurant installé sur le toit d’un immeuble, l’idée étant de boire l’apéritif au coucher du soleil. Hélas, celui-ci est fermé pour rénovation. Nous roulons plusieurs kilomètres, doublons des cyclistes en habits de compétition qui pédalent en groupe sur des VTT, puis rebroussons chemin et prenons place sur le bord de la route, dans un restaurant de cinquante tables désert. Arrive la bière, le poisson, la salade; le lieu est magnifique, le prix dérisoire. Sur la route bitumée, sans trafic, l’élite de Trat, à vélo, ceint dans des costumes fluorescents, l’air volontaire, pédale.