Mois : décembre 2015

Noël

Mag­nifique repas au Salana. Le cuisinier lao est un chef. Ain­si le jugeons-nous d’après les plats qui sont servis, ain­si le con­firmera-t-il se présen­tant à notre table au moment du dessert. Dans l’in­ter­valle, le maître d’hô­tel apporte un panier. Nous pio­chons un bil­let de tombo­la et rem­por­tons le deux­ième prix, une bouteille de Château Mont-Redon. Après quoi Gala file dans la bib­lio­thèque avec la patronne du lieu, une splen­dide femme de trente ans. Deux heures plus tard, réap­pa­rais­sant, elle con­fie:
- Nous nous sommes tout dit! Désor­mais, nous sommes deux sœurs. C’est comme ça entre filles.

Typologie

Au Laos, le type de véhicule déter­mine le type de con­duite. Typolo­gie qui recoupe une réal­ité de class­es. Les vélos zigzaguent, respectueux. Ce sont des pois­sons de sable. Ils vont lents et sûrs. Les vélo­mo­teurs. Ils filent, rusent, cherchent la parade, mais savent aus­si atten­dre, sta­tion­ner. Les minibus. Ils marchent à vitesse régulière, vont avec pru­dence. Les bus font de même. Plus gros, ils occu­pent le milieu de la route, c’est naturel. Enfin, les pick-up. Ils fon­cent, tra­versent les vil­lages à tombeau hurlant, dou­blent, s’én­er­vent, représen­tent une men­ace pour les goss­es. Ce sont des pré­da­teurs. Et dans cette caté­gorie, les plus néfastes sont les pick-up arbo­rant des plaques bleues, l’im­ma­tric­u­la­tion gouvernementale.

Ambulance

Une poutre de béton décroche. Mon­frère la reçoit sur la tête. Il s’ef­fon­dre. Affolé, je pénètre dans la pre­mière mai­son. Un cou­ple se tient dans le salon. Benoît, il digère.
- Un télé­phone, vite!
Le mon­sieur se lève, me ras­sure. Je hurle:
- Le 117, appelez le 117!
Je com­pose le numéro. C’est un de mes clients qui répond:
- Mon­sieur Friederich, vous êtes bien aimable de pren­dre con­tact le jour de Noël. Donc, pour la com­mande…
Par la fenêtre, je vois Mon­fère. Il est au sol, ne bouge plus.
Je rap­pelle le 117. Dans l’é­cou­teur de la musique. Je bous­cule le mon­sieur, me jette sur une petite armoire, l’ou­vre, me saisit de l’an­nu­aire, cherche Ambu­lance. Mon doigt remonte une liste de noms:
“Ambu­lance Gon­za­lez, maçon…”
“Ambu­lance Josiane, coif­fure…“
Alors je m’aperçois que les numéros com­men­cent par “00 33”.
- La France, c’est la France! Où est l’an­nu­aire de Genève?
Le mon­sieur me tend une liasse de feuilles:
- Voilà, la suite du bot­tin…
Soudain, appa­raît dans l’en­cadrement de la porte mon grand-père. Jeune, coif­fé, accom­pa­g­né d’un femme. De stu­peur, je recule et m’assomme.

Poésie

Une expéri­ence du lab­o­ra­toire de soci­olo­gie spécu­la­tive. L’on place un poète dans un jardin. Il dis­pose d’une table ombragée, d’un siège con­fort­able. L’air est doux, le ciel clair, le silence bien­faisant. Il va écrire. Un poème bien sûr, mais lente­ment: don­nons-lui une journée. Dans le pre­mier cas, il ter­mine son tra­vail comme il l’a com­mencé, au jardin, en silence; les con­di­tions n’ont pas changé. Deux­ième cas. Cette fois, nous intro­duisons des élé­ments per­tur­ba­teurs. Nous allu­mons un feu, la fumée monte, envahit le jardin. Puis un camion passe, décharge des poubelles. Le ciel se voile. Un marteau-piqueur se met en bran­le. D’abord éloigné, le son se rap­proche; d’abord inter­mit­tent, le son est con­tinu. Pous­sons deux ivrognes dans le par­age du poète. Ils brail­lent, s’in­sul­tent, en vien­nent aux mains. Et à la fin, ramas­sons les copies.

Progrès

L’homme occi­den­tal a lam­iné les cul­tures et arraison­né les ter­ri­toires par la guerre et par le mar­ket­ing. Grand voyageur il a ren­du le voy­age impos­si­ble. Épris de la lib­erté, il sup­prime la lib­erté sur son con­ti­nent. Le pro­grès s’emballe. L’u­ni­ver­sal­isme est un faux-nez. Cela n’ex­iste pas, cela ne saurait exis­ter. Le cap­i­tal­isme est uni­versel. Non dans le principe, mais dans les faits. Et ful­gu­rante l’a­vancée des destruc­tions. Plus un indi­vidu sur cette terre qui à l’ap­proche d’un occi­den­tal ne cherche à se vendre.

Le remplacement des matériaux

Dans le quarti­er ancien de Vien­tiane (dont il reste peu de choses) sat­is­fac­tion, bon­heur même que d’être entouré de pierre, de teck, de cuiv­re. Le tem­ple boud­histe d’Ong Theu est cou­vert de tuiles vernissées. Le mur d’en­ceinte peint à la chaux. Au-dessus des toits rouges et verts, les pina­cles sont dorés. Mais les édi­fices de rap­port ont aus­si leur beauté. Un mag­a­sin logé dans une mai­son colo­niale est entouré d’une vaste mar­quise de fer forgé. Noire, ouvragée, elle attire l’œil, elle plaît. Pareille­ment, je prends plaisir à être assis dans un fau­teuil de bois noble, à regarder un bou­quet de fleurs, à boire dans une tasse accom­pa­g­né de sa sous-tasse, à soulever une fourchette gal­bée. Ne serait-ce que sous cet aspect, on mesure le délabre­ment de notre société occi­den­tale, ici provo­qué par le con­sumérisme améri­cain: nap­per­ons de papi­er, gob­elets en car­ton, chais­es en plas­tique, meubles de pous­sière. Règne de la vitesse, de la rota­tion des biens, du rem­place­ment inté­gral. Règne de l’ar­gent, de la tristesse, de la dépres­sion pro­gram­mée. La notion de tiers-monde n’est pas appliquée à bon escient. Notre société mod­erne, anti-libérale, se définit par l’ab­sence de ser­vices. En plus de le pay­er, le con­som­ma­teur par­ticipe à la pro­duc­tion du bien qu’il veut con­som­mer. Pire: il paie, peine et obtient — peut-être. Le mod­èle de l’abon­nement par exem­ple, c’est-à-dire de la répéti­tion automa­tique de l’acte de con­som­ma­tion, ne garan­tit aucune­ment que la con­trepar­tie du paiement sera ver­sée, du moins con­for­mé­ment au con­trat. État de la rela­tion com­mer­cial qui mesure les priv­ilèges accordés par le nou­veau cap­i­tal­isme aux rentiers.

Refus

Pro­jet d’une Chronique de l’a­vant-guerre. Par­mi les signes avant-coureurs, celui-ci, entre tous inquié­tant: un nom­bre crois­sants d’in­di­vidus nie, baisse les yeux et répond par l’in­sulte à l’évo­ca­tion des signes obvies d’é­clate­ment qu’of­fre notre société.

Concorde

Kuala Lumpur, autour de minu­it, dans un restau­rant poche de l’aéro­port. Mar­co, le chilien qui enseigne aux enfants musul­mans de la côté est, dans la région de Kho­ta Barhu, nous racon­te qu’il a pré­paré un repas mex­i­cain pour les les élèves de sa femme, de futures pro­fesseurs d’anglais. Celles-ci passent le nez sur les plats. S’en­quièrent: cette nouri­t­ure est-elle halal?
- Com­ment ne le serait-elle pas, s’ex­clame Mar­co, tous les pro­duits vien­nent du marché qui se tient place de la mosquée!
Cepen­dant, nous dit-il, elles étaient gênées, tar­daient à finir leur limon­ades, lou­voy­aient. La plus courageuse expli­quera: si la nour­ri­t­ure n’a pas été cuis­inée par un musul­man, lequel devra en out­re pronon­cer la prière idoine, elles ne peu­vent pas la con­som­mer.
La femme de Mar­co, une Améri­caine qui arrive à l’in­stant de Lon­dres où elle pas­sait un entre­tien pour un poste de for­ma­trice à Dubai, fait un signe d’im­puis­sance.
- L’ex­a­m­en final d’anglais est noté sur cent ques­tions. Pour réus­sir, il faut répon­dre cor­recte­ment à six d’en­tre elles. La moitié des can­di­dats échoue. Tous sont reçus. A défaut, les sub­ven­tions étrangères seraient coupées. Et puis, c’est dans la men­tal­ité: il faut sauver les apparences.
Là-dessus, je com­mande l’ad­di­tion. Il va être une heure du matin, notre avion décolle à 7h30. Nous avons beau dormir “en bout de piste”, comme nous l’a con­fir­mé Mar­co, lequel fréquente régulière­ment l’hô­tel, la navette doit aller pren­dre un virage à vingt min­utes d’i­ci de sorte que nous avons affaire à ce para­doxe: l’étab­lisse­ment le plus proche de l’aéro­port est aus­si l’un des plus éloignés. Je demande à pay­er, dis­ais-je. La serveuse n’a pas séparé le repas du cou­ple et le notre. Mar­co coche leurs plats, je coche les nôtres. Nous revi­en­nent deux addi­tions. La mienne, fan­tai­siste. J’indique au moyen des coches ce que nous avons con­som­mé. L’ad­di­tion repart. Et revient, tout aus­si fan­tai­siste. Mais cette fois, de moitié inférieure à la com­mande réelle. Je paie.

Sanur

Dans la soirée, nous sommes à Den­pasar. Pass­er par Bali pour gag­n­er le Laos par Kuala Lumpur est la com­bi­nai­son de vols la moins onéreuse. Il y a deux ans, nous étions descen­dus dans un hôtel de Kuta. Une foire d’empoigne. Des Aus­traliens gon­flés à la créa­tine et leurs femmes dan­saient nus dans la piscine. Un cauchemar. D’emblée, j’avais fait savoir à Gala qui insis­tait pour vis­iter l’île que je ne quit­terai pas la cham­bre. Ne reparaî­trai qu’une fois atteint Java. D’ailleurs, il n’y eut pas matière à dis­cus­sion: j’é­tais désori­en­té, dans un état mi-coma­teux des suites d’une fièvre con­trac­tée la semaine précé­dente au Lac Noir. Tout juste allais-je, me fau­fi­lant entre de paires de poitrines, chercher du café et des œufs à l’heure où les grad­u­ates de la Gold­en coast sif­flaient leurs derniers cock­tails noc­turnes. Echaudé par cette expéri­ence, je me suis sou­venu de Sanur. L’autre plage proche de la cap­i­tale. Vingt ans plus tôt, je résidais là, chez une famille. Dans mon sou­venir, une bande de sable gris, des prahu à bal­anci­er, des pêcheurs qui rac­com­mod­ent leurs filets, une échoppe à riz.
Nous quit­tons l’aéro­port. Pre­mier sen­ti­ment: l’oc­cu­pa­tion du ter­ri­toire est achevée. Pas un cen­timètre de disponible. Le long de la route, mag­a­sins, spas, hôtels, bars. Hôtels, et mag­a­sins et bars. Puis la bifur­ca­tion. Kuta au sud, Sanur à l’est. Le chauf­feur s’en­gage sur la route côtière. L’of­fre est dense, monot­o­ne, ras­sur­ante: hôtel, restau­rant, bar. Le soleil se couche, les oranges enflam­ment la végé­ta­tion. Adorable mai­son de deux étages en teck poli, ven­ti­la­teur, mous­ti­quaire, car­ré d’eau, plantes à foi­son et orchestre de game­lan. Et cette douceur des car­ac­tères qui fai­sait déjà la répu­ta­tion de l’île à l’époque de Claude Roy. Du coup, je regrette d’avoir acheté un bil­let d’avion pour le surlen­de­main. Nous dînons. Un orage bref rafraî­chit l’air, les par­fums mon­tent, la nuit s’in­stalle. Nous récupérons. Au réveil, même con­tente­ment. L’at­mo­sphère est pais­i­ble, le ciel chaud, arbres et fleurs sont  verts et rouge vif. Assis dans une gar­gote, je tends le bras pour indi­quer l’autre côté de la rue prin­ci­pale.
- Tu vois le trot­toir?
- Mmh.
- Le bâti­ment?
- Lequel?
- Au fond.
- Oui.
- La mer est à cinquante mètres.
Or, nous n’avons pas encore vu une goutte d’eau. Et pour cause. Les hôtels con­stru­its en pre­mière ligne ont pris pos­ses­sion de la plage et de la mer. Une ligne de plusieurs kilo­mètres. Soyons pré­cis: elle com­mence où com­mence la plage, finit où la plage finit.
Nous tra­ver­sons la rue. Entrons dans le domaine privé. Un lève-bar­rière salue au pas­sage d’une voiture. Referme, sourit.
- Où allez-vous?
- A la plage.
Mau­vaise réponse. Que Gala rec­ti­fie aus­sitôt car le lève-bar­rière fait signe que non, que c’est impos­si­ble.
- Au bar.
Il retrou­ve le sourire, fait signe:
- S’il vous plaît!
Au bout de l’al­lée, une récep­tion en plein air. Le comp­toir en baobab a l’en­ver­gure d’un paque­bot. En livrée d’or, les mains manu­curées, un per­son­nel com­plet. Une porte orne­men­tée de stat­uettes du pan­théon hin­douiste, nous intro­duit dans un jardin fab­uleux. Palmiers et oiseaux, flam­boy­ants, goy­aviers, fontaines glou­gloutantes et bun­ga­lows odor­ants. Dix min­utes de déam­bu­la­tion dans ce labyrinthe enchanteur. A la sor­tie, une piscine à débor­de­ment, des bars en baobab avec leur per­son­nel doré et des touristes blancs, lourds, grands, épais, étalés sur des chais­es longues devant la mer. La plage est agréable. Elle est jaune. Au large, de hauts fonds arrê­tent la marée et met­tent de l’éc­ume sur l’hori­zon. A droite comme à gauche, les uns con­tre les autres, sol­idaires, veil­lant sur leur plage et leur mer, les hôtels.

Ujung Pandang 2

Cette ville n’a ni forme ni début ni fin. Du moins entre éclairs et ton­nerre, de décem­bre à mars, pen­dant la sai­son des pluies. Peut-être est-elle lumineuse les autres mois? Dans l’im­mé­di­at, elle est moins accueil­lante qu’un dépôt de ciment un jour d’or­age. Ici et là pointent un build­ing, une mosquée, une stat­ue, mais on se demande qui peut accourir sur les lieux, car il faut tra­vers­er des ate­liers mécaniques, des gar­gotes, des mon­ceaux de pneus, des soupes en ébul­li­tion. Chaque mou­ve­ment coûte. Mais enfin, nous avons trou­vé le port. Par­don: la prom­e­nade. Un kilo­mètre de quai bat­tu par les vents, quelques restau­rants, un karaoké, des chantiers et le Gold­en Hôtel. Vue sur la mer. Cet après-midi, elle est grise, sale, encom­brée — une eau d’évi­er. Assis sur un amplifi­ca­teur à roulettes, un vieil­lard fait l’aller-retour. La musique s’étire le long de la prom­e­nade, revient, repart. L’homme ne mendie pas, il s’a­muse, il joue. Lancé à bonne vitesse, il zigzague dans le traf­ic, les mains dans les poches, le torse face au vent. Les badauds le mon­trent à leur progéni­ture, puis se regroupent pour voir des ado­les­cents qui grimpent sur les avant-toits de l’hô­tel Gold­en et se jet­tent à la mer. Un marc­hand de fri­t­ures vêtu d’un pon­cho fixe avec résig­na­tion le large. Tous les quarts d’heure, son stand de bâche s’ef­fon­dre. Il redresse les bam­bous, con­solide ses nœuds, attend la prochaine rafale. Sysiphe; plus cer­taine­ment, Mohammed.
A la pro­prié­taire de l’Asatu, nous avons dit que nous allions à Som­ba Opu afin de se rap­procher de la cap­i­tainer­ie. Elle a aus­sitôt dégot­té un jeune dans un cagibi et l’a mis au volant du pick-up famil­ial afin de nous amen­er sur le port. Il a fal­lu avouer que nous démé­na­gions au Gold­en. Nous embar­quions dans le pick-up, lorsqu’un mil­i­taire s’est approché. Il nous sert la main, il nous remer­cie, nous le remer­cions.
- Votre femme et votre fils, n’est-ce pas?
Je dévis­age Gala. Com­ment un mil­i­taire, qui de plus musul­man (la pla­que­tte au-dessus des médailles et grades indique: muham­mad) serait-il le mari d’une chré­ti­enne papoue et d’un jeune sor­ti d’un cagibi?
- Mais oui, acqui­esce l’homme, c’est bien moi!
A son tour, Gala veut savoir ce qui me donne à croire que la patronne est ché­ti­enne.
- Lorsque la carte de crédit est enfin passée, elle s’est exclamée: “thank you my lord!“
Bref, nous voici devant le Gold­en, dans le quarti­er de Som­ba Opu. Les muezzin chantent sur leurs tours, le vieil­lard cir­cule sur son amplifi­ca­teur, nous dis­ons adieu, déjà s’a­vance un groom, il ramasse nos sacs, nous fran­chissons la porte coulis­sante et dans le hall nous trou­vons une ambiance de gare routière chi­noise. Des hommes ven­trus remuent des soupes, des star­lettes se maquil­lent, des bel­lâtres tra­vail­lent leur houpette. A la récep­tion, une employée de cire. Fatiguée, débor­dée.
- Qu’est-ce que c’est? S’en­quiert Gala à pro­pos des pas­sagers de l’hô­tel.
- TV peo­ple, rétorque fière­ment la récep­tion­niste.
- Peut-on voir la cham­bre?
- L’as­censeur est cassé.
Le groom agite la clef. J’emboîte le pas. Nous fendons la foule des célébrités. Caméra­man qui visse des objec­tifs, par­fumeuse qui trans­vase des fla­cons, compt­able qui tape sur sa cal­culette. Et la star­lette, l’œil droite devant un miroir de main rose qui peaufine son regard au mas­cara. Nous atteignons le pre­mier étage. Pénible­ment. Le groom maque une pause. Il souf­fle. Il  abor­de la prochaine volée d’escaliers, se retourne, me prend à témoin: “l’as­censeur…”
- Je sais, cassé! Et si on y allait?
Car il reste encore trois étages. A ce rythme là, les éner­gumènes auront fini leur film avant que nous redescen­dions.
Le groom me mon­tre la direc­tion à pren­dre: c’est en haut. Entre les célébrités chi­nois­es, les muezzin hurleurs, les orages bibliques, je n’ai qu’une envie, m’asseoir, com­man­der une bière et renon­cer — puis il me revient que la bière, faute de con­som­ma­teurs, est tiède, que la glace n’est pas tou­jours sûre et je me demande ce que le bon dieu à fait à ces musul­mans qui leur com­mande de s’emmerder pareille­ment dans cette vie. Troisième étage, la pause. J’en prof­ite pour lever la tête. Le pla­fond est troué. Dégâts mas­sifs, qu’au­rait pu causer au sol un obus. Au qua­trième, la sit­u­a­tion s’ag­grave: en plus des trous, il y a la moquette: repous­sante.
Retour à l’é­tage des célébrités. La récep­tion­niste m’ac­cueille avec un jus de bien­v­enue. Puis elle explique que les hôtes par­tiront le lende­main. Que faut-il com­pren­dre? Que pen­dant les prochaines vingt-qua­tre heures, ces gens de télévi­sion vont sta­tion­ner dans le hall? A viss­er, compter, maquiller, coudre, tou­ss­er, manger? Que ne leur fait-on venir un bus? Un bateau? J’al­lais lâch­er ma carte de crédit — je la reprends.
- Finis au moins ton jus, sug­gère Gala, tu vas les vex­er.
Je trempe les lèvres, soulève les sacs, nous sor­tons. Dehors, les ado­les­cents gravis­sent à qua­tre pattes l’a­vant-toit et font des plon­geons avec sauts périlleux. Assis sur leurs vélo­mo­teurs, les familles regar­dent. Le vieil­lard musi­cal passe. Nous tra­ver­sons. Autre hôtel, le Losari. Com­plet. Il y a donc des gens pour séjourn­er ici! Mais nous avons de la chance: il y a deux Losaris, l’an­cien et le nou­veau. Le récep­tion­niste nous accom­pa­gne sur le seuil et mon­tre un bâti­ment à cinquante mètres: le nou­veau Losari. Dès qu’il voit que nous en prenons la direc­tion, il envoie sa col­lègue en éclaireuse. C’est elle que nous  retrou­vons à notre arrivée, der­rière le bureau.
- Bon­jour, dit-elle comme si elle ne nous avait jamais vus, bien­v­enue au Losari Beach, que puis-je pour vous?
Au même moment font irrup­tion sept femmes voilées, la face lunaire, l’air sérieux et déprimé. Des chap­er­ons. Car au milieu du groupe se tient une ravis­sante gamine ser­rée dans un tutu rose bon­bon, maquil­lée comme un pot de couleur, de la poudre d’é­toiles dans le chignon. Ne lui manque que la baguette mag­ique. Pau­vre mari! Quel choc! Lui qui est habitué aux tapis à bous­soles ! Il va faire un arrêt! Mais enfin, apoplex­ie ou pas, il y a des pri­or­ités, et nous étions là les pre­miers: d’ailleurs ces gens dont d’une gen­til­lesse excep­tion­nelle! Tous, depuis le début. En pas­sant par la patronne de l’Asatu, les soubrettes qui vendent des jus de carottes et le mil­i­taire Muham­mad. Ain­si, nous obtenons une cham­bre. Sans fenêtre. Eh oui, il fal­lait choisir entre le vacarme de la prom­e­nade et la pri­va­tion lumière. Vient enfin l’heure bénite: s’asseoir dans les bour­rasques de pluie et com­man­der une bière. Dites-moi qu’il y a de la Bin­tang. Il y en a. Avez-vous de la bière froide? Oui. La serveuse sort une bouteille de l’ar­moire: est-ce que c’est assez froid pour vous? Je demande à Gala de ma rap­pel­er la tem­péra­ture à Ujung Pan­dang. 28 degrés. Après quoi nous pas­sons aux straté­gies de voy­age. Mon pro­jet est d’embaquer sur un fer­ry de la Pel­ni, de faire du cab­o­tage en direc­tion des îles Tio­gan puis de tra­vers­er sur Ambon, la cap­i­tale des Moluques.
Gala n’aime pas les bateaux.
- Il y a des cab­ines.
Elle n’aime pas les cab­ines. Assis sur la ter­rasse du Losari, je fixe la mer: depuis tout-à-l’heure les choses n’ont pas changé: elle est grise, sale, déchaînée. Je tem­po­rise. Nous ver­rons. Pour aujour­d’hui, nous en avons assez fait: nous avons trou­vé deux chais­es, une table, un bout de mer.
Vient la nuit dans la cham­bre sans fenêtre. Je ne ferme pas l’œil. Plus exacte­ment, je me réveille à 2h30 et cherche le som­meil jusqu’au matin. Dans l’in­ter­valle, j’ai des visions de grands fonds. Éponges, coraux morts, pois­sons funèbres, gor­gones. Ce bouil­lon me happe, me retourne. Je perds la notion du haut et du bas, m’en­fonce dans des abysses, heurte des ani­maux étranges, marins et noc­turnes. 7h30, le réveil sonne. Il est temps de se lever, de pren­dre un excel­lent petit-déje­uner, riz sec, nescafé indonésien, con­fi­ture flu­o­res­cente et de retrou­ver Ekany­ili, ma cor­re­spon­dante, à qui je déclare, de crainte qu’elle ne nous prenne pour des drogués en manque, que nous sommes décalés, que nous n’avons pas dor­mi, mal dor­mi, mais que tout va bien. Si on peut dire: en effet, le bateau qui a appareil­lé la veille sur la ligne que nous comp­tions emprunter a coulé dans la nuit. 118 disparus.