Cette ville n’a ni forme ni début ni fin. Du moins entre éclairs et tonnerre, de décembre à mars, pendant la saison des pluies. Peut-être est-elle lumineuse les autres mois? Dans l’immédiat, elle est moins accueillante qu’un dépôt de ciment un jour d’orage. Ici et là pointent un building, une mosquée, une statue, mais on se demande qui peut accourir sur les lieux, car il faut traverser des ateliers mécaniques, des gargotes, des monceaux de pneus, des soupes en ébullition. Chaque mouvement coûte. Mais enfin, nous avons trouvé le port. Pardon: la promenade. Un kilomètre de quai battu par les vents, quelques restaurants, un karaoké, des chantiers et le Golden Hôtel. Vue sur la mer. Cet après-midi, elle est grise, sale, encombrée — une eau d’évier. Assis sur un amplificateur à roulettes, un vieillard fait l’aller-retour. La musique s’étire le long de la promenade, revient, repart. L’homme ne mendie pas, il s’amuse, il joue. Lancé à bonne vitesse, il zigzague dans le trafic, les mains dans les poches, le torse face au vent. Les badauds le montrent à leur progéniture, puis se regroupent pour voir des adolescents qui grimpent sur les avant-toits de l’hôtel Golden et se jettent à la mer. Un marchand de fritures vêtu d’un poncho fixe avec résignation le large. Tous les quarts d’heure, son stand de bâche s’effondre. Il redresse les bambous, consolide ses nœuds, attend la prochaine rafale. Sysiphe; plus certainement, Mohammed.
A la propriétaire de l’Asatu, nous avons dit que nous allions à Somba Opu afin de se rapprocher de la capitainerie. Elle a aussitôt dégotté un jeune dans un cagibi et l’a mis au volant du pick-up familial afin de nous amener sur le port. Il a fallu avouer que nous déménagions au Golden. Nous embarquions dans le pick-up, lorsqu’un militaire s’est approché. Il nous sert la main, il nous remercie, nous le remercions.
- Votre femme et votre fils, n’est-ce pas?
Je dévisage Gala. Comment un militaire, qui de plus musulman (la plaquette au-dessus des médailles et grades indique: muhammad) serait-il le mari d’une chrétienne papoue et d’un jeune sorti d’un cagibi?
- Mais oui, acquiesce l’homme, c’est bien moi!
A son tour, Gala veut savoir ce qui me donne à croire que la patronne est chétienne.
- Lorsque la carte de crédit est enfin passée, elle s’est exclamée: “thank you my lord!“
Bref, nous voici devant le Golden, dans le quartier de Somba Opu. Les muezzin chantent sur leurs tours, le vieillard circule sur son amplificateur, nous disons adieu, déjà s’avance un groom, il ramasse nos sacs, nous franchissons la porte coulissante et dans le hall nous trouvons une ambiance de gare routière chinoise. Des hommes ventrus remuent des soupes, des starlettes se maquillent, des bellâtres travaillent leur houpette. A la réception, une employée de cire. Fatiguée, débordée.
- Qu’est-ce que c’est? S’enquiert Gala à propos des passagers de l’hôtel.
- TV people, rétorque fièrement la réceptionniste.
- Peut-on voir la chambre?
- L’ascenseur est cassé.
Le groom agite la clef. J’emboîte le pas. Nous fendons la foule des célébrités. Caméraman qui visse des objectifs, parfumeuse qui transvase des flacons, comptable qui tape sur sa calculette. Et la starlette, l’œil droite devant un miroir de main rose qui peaufine son regard au mascara. Nous atteignons le premier étage. Péniblement. Le groom maque une pause. Il souffle. Il aborde la prochaine volée d’escaliers, se retourne, me prend à témoin: “l’ascenseur…”
- Je sais, cassé! Et si on y allait?
Car il reste encore trois étages. A ce rythme là, les énergumènes auront fini leur film avant que nous redescendions.
Le groom me montre la direction à prendre: c’est en haut. Entre les célébrités chinoises, les muezzin hurleurs, les orages bibliques, je n’ai qu’une envie, m’asseoir, commander une bière et renoncer — puis il me revient que la bière, faute de consommateurs, est tiède, que la glace n’est pas toujours sûre et je me demande ce que le bon dieu à fait à ces musulmans qui leur commande de s’emmerder pareillement dans cette vie. Troisième étage, la pause. J’en profite pour lever la tête. Le plafond est troué. Dégâts massifs, qu’aurait pu causer au sol un obus. Au quatrième, la situation s’aggrave: en plus des trous, il y a la moquette: repoussante.
Retour à l’étage des célébrités. La réceptionniste m’accueille avec un jus de bienvenue. Puis elle explique que les hôtes partiront le lendemain. Que faut-il comprendre? Que pendant les prochaines vingt-quatre heures, ces gens de télévision vont stationner dans le hall? A visser, compter, maquiller, coudre, tousser, manger? Que ne leur fait-on venir un bus? Un bateau? J’allais lâcher ma carte de crédit — je la reprends.
- Finis au moins ton jus, suggère Gala, tu vas les vexer.
Je trempe les lèvres, soulève les sacs, nous sortons. Dehors, les adolescents gravissent à quatre pattes l’avant-toit et font des plongeons avec sauts périlleux. Assis sur leurs vélomoteurs, les familles regardent. Le vieillard musical passe. Nous traversons. Autre hôtel, le Losari. Complet. Il y a donc des gens pour séjourner ici! Mais nous avons de la chance: il y a deux Losaris, l’ancien et le nouveau. Le réceptionniste nous accompagne sur le seuil et montre un bâtiment à cinquante mètres: le nouveau Losari. Dès qu’il voit que nous en prenons la direction, il envoie sa collègue en éclaireuse. C’est elle que nous retrouvons à notre arrivée, derrière le bureau.
- Bonjour, dit-elle comme si elle ne nous avait jamais vus, bienvenue au Losari Beach, que puis-je pour vous?
Au même moment font irruption sept femmes voilées, la face lunaire, l’air sérieux et déprimé. Des chaperons. Car au milieu du groupe se tient une ravissante gamine serrée dans un tutu rose bonbon, maquillée comme un pot de couleur, de la poudre d’étoiles dans le chignon. Ne lui manque que la baguette magique. Pauvre mari! Quel choc! Lui qui est habitué aux tapis à boussoles ! Il va faire un arrêt! Mais enfin, apoplexie ou pas, il y a des priorités, et nous étions là les premiers: d’ailleurs ces gens dont d’une gentillesse exceptionnelle! Tous, depuis le début. En passant par la patronne de l’Asatu, les soubrettes qui vendent des jus de carottes et le militaire Muhammad. Ainsi, nous obtenons une chambre. Sans fenêtre. Eh oui, il fallait choisir entre le vacarme de la promenade et la privation lumière. Vient enfin l’heure bénite: s’asseoir dans les bourrasques de pluie et commander une bière. Dites-moi qu’il y a de la Bintang. Il y en a. Avez-vous de la bière froide? Oui. La serveuse sort une bouteille de l’armoire: est-ce que c’est assez froid pour vous? Je demande à Gala de ma rappeler la température à Ujung Pandang. 28 degrés. Après quoi nous passons aux stratégies de voyage. Mon projet est d’embaquer sur un ferry de la Pelni, de faire du cabotage en direction des îles Tiogan puis de traverser sur Ambon, la capitale des Moluques.
Gala n’aime pas les bateaux.
- Il y a des cabines.
Elle n’aime pas les cabines. Assis sur la terrasse du Losari, je fixe la mer: depuis tout-à-l’heure les choses n’ont pas changé: elle est grise, sale, déchaînée. Je temporise. Nous verrons. Pour aujourd’hui, nous en avons assez fait: nous avons trouvé deux chaises, une table, un bout de mer.
Vient la nuit dans la chambre sans fenêtre. Je ne ferme pas l’œil. Plus exactement, je me réveille à 2h30 et cherche le sommeil jusqu’au matin. Dans l’intervalle, j’ai des visions de grands fonds. Éponges, coraux morts, poissons funèbres, gorgones. Ce bouillon me happe, me retourne. Je perds la notion du haut et du bas, m’enfonce dans des abysses, heurte des animaux étranges, marins et nocturnes. 7h30, le réveil sonne. Il est temps de se lever, de prendre un excellent petit-déjeuner, riz sec, nescafé indonésien, confiture fluorescente et de retrouver Ekanyili, ma correspondante, à qui je déclare, de crainte qu’elle ne nous prenne pour des drogués en manque, que nous sommes décalés, que nous n’avons pas dormi, mal dormi, mais que tout va bien. Si on peut dire: en effet, le bateau qui a appareillé la veille sur la ligne que nous comptions emprunter a coulé dans la nuit. 118 disparus.