Ujung Pandang

La rue est fangeuse, sans trot­toir. Les familles cir­cu­lent à vélo­mo­teur: la mère à la manœu­vre, un bébé sur la poitrine, les enfants, sec­ond, troisième, quarte, à cal­i­four­chon ou en ama­zone. Pick-up, camions plon­gent dans les nids de poule, éclaboussent, les becaks pati­nent, il faut de l’aide pour récupér­er l’en­gin. Un coup de ton­nerre, la pluie redou­ble. Nous débou­chons. L’av­enue est imprat­i­ca­ble. Con­tre les bâti­ments, des véhicules garés en épi. Un, deux, cent, mille. Pour les con­tourn­er, il faut se ris­quer sur la route. Gala désigne une grille, un cabanon, un pré­posé.
- Laisse-moi faire!
- Ah non, surtout pas!
Si elle demande son chemin là, devant cet immeu­ble de l’ad­min­is­tra­tion, j’en aurai pour une heure à essuy­er les foudres, ruis­se­lant, dégoûté. Bien, elle a piv­oté. Direc­tion Asatu. De retour dans la ruelle, nous mar­chons à tâtons. Pas d’é­clairage pub­lic. En per­spec­tive, du velu, du mou, du borgne. Nous retournons dans le salon de l’hô­tel. Comme d’habi­tude, per­son­ne. Au fond d’un cagibi, Gala dégotte un jeune. Ce n’est pas celui de tout-à-l’heure.
A preuve, il ne par­le aucune­ment l’anglais. “Restau­rant?” Le mot le fait sourire. “How can I help you?” Voilà la phrase qu’il a apprise. Gala ouvre la bouche, mâche, imite. Puis s’assied dans le canapé, passe des vitesses, tourne un volant. Le jeune cherche un para­pluie, renonce, sort la tête nue. Nous le suiv­ons. Il fait comme nous. Il part en direc­tion de l’av­enue. Ne revient pas, revient bre­douille. Me voilà ras­suré. Main­tenant, il va dans l’autre direc­tion. Celle des nids de poule. Du boy­au noir. L’eau gicle du toit des maisons. Un becak passe. Occupé. Le cycliste pédale en culottes, en mail­lot. Sa culotte est translu­cide, son mail­lot une ser­pil­lère. A l’a­vant, sur la ban­quette de kapoc, deux femmes et des sacs de légumes. Et tou­jours les voitures qui plon­gent, tour­nent, éclaboussent. Le jeune retourne sur l’av­enue. Et reparaît. Cette fois, il entre dans l’hô­tel.
- Il fait le tour?
- Non, dis-je à Gala, il s’en va.
Elle ne me croit pas.
- Il est dés­espéré, il aban­donne. Il ne sait pas com­ment nous le dire.
Gala guette la porte qui donne sur notre car­refour. La nuit, le ton­nerre, la flotte. Puis la façade de l’hô­tel s’éteint.
- Et voilà!
Sur­git un becak. Gala lui barre la route. En selle, un gosse de douze ans. Gala ouvre la bouche, mas­tique. Notre chauf­feur est pieds nus. Il saute dans une flaque, lève la capote qui pro­tège la ban­quette, la rabat sur nous. Sor­ti de la ruelle, il entre dans le traf­ic, se fau­file entre deux camions, un bus et vingt motos.
- Il va nous amen­er au Mac­Don­ald’s (car il y a un Mac­Don­ald’s).
Mais non — il nous dépose devant un hangar. Ce hangar est un restau­rant. Et plutôt chic: tables de fer, paniers à épices, frigidaires à thé froid et un grill à pois­son. A l’ex­térieur, sous la pluie, un stand à roulettes de la taille d’une cab­ine de télé­phone: Amer­i­ca ham­burg­ers. Cubes de pois­son blanc frits dans l’huile de palme, choux chi­nois chauds, riz cassé, éclats de poulet, os, piments, voilà pour la com­mande. Les cou­ples — madame voilée, mon­sieur en train­ing — man­gent avec les mains et nous obser­vent. Le repas fini, nous quit­tons le hangar pour nous réfugi­er, au numéro suiv­ant, le 12. Là s’élève un édi­fice mod­erne, éclairé de l’in­térieur. Sept soubrettes voilées gèrent le Bar and Art Gallery. Au menu, des juices. Pomme, ananas, papaye. Y a‑t-il des juices de carotte? Pour me faire enten­dre, j’imite une carotte. Prise d’un fou rire, la soubrette s’en­fuit. Ses amies la récupèrent; ensem­ble, les filles se cachent der­rière le comp­toir et pouffent.