Ecriture. Bière. Combat. Un article est paru il y a quinze jours dans Le Temps sous la plume d’Isabel Rüf. Unique écho à la publication de ce livre. Et je compte les commentaires d’amis. Aucun ne m’est venu à l’oreille. Voilà une expérience neuve. Ne pas savoir. Forcément, un doute travaille l’esprit. Je dis “travaille”, pas “inquiète”. Que l’on me dise:
- Votre truc, c’est…
Les mains croisées sur la poitrine, je dirais:
- Je comprends.
Et même:
- Je m’excuse.
Mois : décembre 2015
Combat
Lor 2
S’agissant de la grotte de Lor, cette expérience , il faut dire que nous aurons fait pour une heure de traversée en pirogue, quinze heures de voiture. Et je ne compte pas les embouteillages qui nous bloquent ce soir à l’entrée de Vientiane. Ni le coût du voyage (l’économie touristique du Laos, sur décision du gouvernement j’imagine, est un marché très peu libéral). La route, pourquoi pas? Je songeais à l’Europe. Cette diversité de paysages époustouflante! Si la logorrhée de Kerouac est avant tout psychologique, religieuse, spéculative, c’est que les grands territoires américains sont monotones et grands. Ils découragent. Ce ne sont pas des paysages fait pour les peintres ou les ethnologues. Le Sud-est asiatique est à l’opposé. Exigu, dense, cultivé, authentique, et donc, comme l’Europe, divers. Mais les routes ne sont pas tributaires de l’histoire. Elles n’ont pas été romaines, mercantiles, exploratoires ou carolingiennes. Elles tracent au cordeau et agglutinent une activité typique faite d’ateliers, d’épiceries, d’administrations, de cantines et de camps militaires. Parcourez attentivement un kilomètre de route et vous avez vu tout ce qu’il y a à voir le long des routes bitumées d’Asie.
O.N.G.
Quand nous ressortons de la grotte, il est midi. Des Hollandais se baignent dans la lagune. Passent à bord d’une pirogue les couples qui partageaient la nuit dernière notre campement. Des gens supérieurs. Investis d’un devoir. Convaincus et aguerris. Membres d’une O.N.G. Nous sommes de pauvres touristes. Eux sont reconnus d’utilité publique par l’O.N.U. Et pour commencer, il faudrait se soucier de bien comprendre cet acronyme, O.N.G. Dand le même esprit, lorsqu’on me demandera qui je suis, je répondrai:
- Je suis une non-femme.
Bref, je m’empresse de passer le pont de planches, regagne avec Gala la forêt de banyans et tend un billet de 50’000 kips à Li. Du village, il revient avec une caisse de bière. La veille, il a noté cette faiblesse: nous aimons boire. De là à avaler sept bouteilles de Birlao en plein soleil. Mais voilà, chaudes elle seront bonnes pour le rebut. Après quoi, nous louons la première chambre que l’on nous offre. Elle est au premier étage, son plancher est ajouré et sous nos pieds se déroule une conférence interminable dont les intervenants sont de tous les règnes: coq, maçon, voisin, porcelet, bambins, lavandières… Ne manquent que les membres de l’O.N.G.
Arasement
Autre signe des temps mauvais, la courtoisie régresse, la politesse se perd. Deux inconnus se croisent, ils baissent les yeux, font un pas de côté, se renfrognent, bandent leurs muscles. La promotion de l’individu est un leurre. Dans le principe, tout individu mérite d’être promu; pas dans les faits. Cet arasement des consciences que produit la démocratie débouche sur une hostilité sourde: chacun prétend, sans savoir à quoi il prétend. Rien de plus néfaste que l’ébranlement des hiérarchies. L’égalité est nécessaire, l’égalitarisme est diabolique. Il ouvre la voie à des catastrophes politiques majeures. La France marche ici en éclaireur: sur un fond de misère psychologique général, elle donne dans le constructivisme social, cette idéologie monstrueuse que n’aurait pas renié Mao — un projet d’édification idéal de l’individu à partir du matériau commun quitte à obtenir ce matériau par l’éradication de la culture.
Lor
Au pied des montagnes de karst, les plaines tabatières de la région de Khammouane. Le chemin finit contre un portail ornementé de pives d’or. Pieds nus, le militaire écarte les portes. Notre voiture circule entre des banyans effeuillés. De la poussière jaune macule les troncs. Sous une couvert de palme, les piroguiers. Nous traversons le pont de planches qui enjambe la lagune, suivons le sentier de berge. La paroi de roc est semée d’arbres. Graciles, Accrochés à la pierre par des racines de la taille d’une main, ils montent au ciel, robustes et graciles. La rivière Nam Hinboun s’engouffre. Elle coule en aval, sous la montagne. J’allume ma torche. Gala endosse son gilet de sauvetage. Nous marchons sur des bancs de glaise, prenons place à bord d’une pirogue de bois bleu. De profil rectangulaire, son fond est plat. Des planchettes servent de siège. Le moteur est lancé. L’eau bouillonne autour de l’hélice, nous prenons un virage, l’ouverture de la grotte disparaît, nous filons dans le noir. J’oriente le faisceau de la torche: le plafond est à vingt mètres, puis trente. Nous débouchons dans une cavité de la taille d’un ventre de cathédrale. La pirogue contourne une grève de cailloux, accélère, s’immobilise dans le sable. Nous grimpons sur un mamelon de sable, cheminons à travers une forêt de stalagmites, dirigeons nos lumières dans les recoins faisant apparaître des puits, des cônes, des éboulements, des sphères, des trous. Après dix minutes de marche dans le noir, nous apercevons la torche frontale du piroguier. Nous embarquons, il relance le moteur. La température baisse. Une embarcation nous double. Des villageois livrent une vélomoteur de l’autre côté de la grotte. Le guide nous fait descendre. Une cascade sépare deux plans d’eau. Un de ses collègues attendait là avec sa pirogue: il faut la force de deux hommes pour faire franchir le passage à une embarcation. Les hommes comptent ensemble, lancent le mouvement, courent dans l’eau. La pirogue bondit, s’immobilise de l’autre côté. Nous naviguons sur six kilomètres. A dix mètres au-dessus de nos têtes, des troncs calcifiés; à la mousson, la crue les drosse. Soudain, un panneau municipal. J’éclaire. Ban Gnang, le village qui se trouve de l’autre côté de la grotte de Kong Lor. Quelques maisons de palme, une place poussiéreuse. Sur les hautes berges, le vélomoteur enveloppé de son carton. Immergés jusqu’au cou, des buffles barbotent.
O.T.
En route pour la lecture, je m’inquiète: le public de Genève n’y comprendra rien, il n’a pas assisté à la première partie de la soirée durant laquelle je lisais des passages clefs. L’organisateur montre une école. C’est là que nous allons. Les préaus sont pleins de noirs. Je ralentis, lui demande ce que c’est. “Que se passe-t-il?” L’organisateur ne répond pas.
- Vous n’étiez pas à l’école ici? Lui dis-je.
- Je ne me souviens plus.
- C’est impossible! L’école, c’est tellement affreux, qu’on se souvient toujours!
Puis je constate que le livre que je porte sous le bras est signé de l’écrivain O.T. Je choisis une page au hasard et m’étonne que ce soit aussi bon. Mais cela ne résoud pas mon problème: comment expliquerai-je un texte que je n’ai pas lu?
Peu après, dans l’agora de l’école, commence l’examen préalable à la lecture. L’examinateur est une femme.
- Le texte traite de la relation du personnage au monde des objets.
- Moi, par rapport aux objets, fait l’examinatrice avec désinvolture, je me sens très libre!
- Non, vous êtes comme tout le monde!
Et comme elle ne veut pas comprendre, je hausse le ton:
- Vous m’obligez à utiliser une vocabulaire philosophique. Les déterminations de l’objet sont incluses dans l’objet.
Elle parle alors de sa retraite, de la nouvelle grille des programmes, de la réforme pédagogique.
Et désespéré, je me dis: “ces pauvres enseignants… ces gens perdus…”