Mois : octobre 2015

Projet de guerre

L’im­por­ta­tion mas­sive d’anal­phabètes du tiers-monde annonce une prochaine dis­so­lu­tion des régimes par­lemen­taires d’Eu­rope au prof­it d’un Etat supra­na­tion­al. La méth­ode con­siste à pour­rir la sit­u­a­tion sociale afin de déclencher des trou­bles. Lorsque les pop­u­la­tions autochtones se retourneront con­tre les immi­grés, l’U­nion Européenne sus­pendra les con­sti­tu­tions et ren­forcera les corps inter­mé­di­aires. Les multi­na­tionales et leurs représen­tants, ce per­son­nel poli­tique non-élu qui dirige par des oukas­es, sac­ri­fient con­for­mé­ment au pro­gramme cap­i­tal­iste la cul­ture à l’ar­gent. Par cul­ture j’en­tends, celle qui donne leur iden­tité aux peu­ples. Elle sera rem­placée par une cul­ture de diver­tisse­ment con­trôlée par les marchés. Dou­ble béné­fice pour les cap­i­tal­istes: sor­tie de démoc­ra­tie, créa­tion d’un marché cul­turel unique. Pour ce qui de la politi­ci­enne Angela Merkel qui en annonçant l’ac­cueil des hordes de prim­i­tifs s’est délibéré­ment mise hors-la-loi, nul doute: elle a subi des pres­sions et devien­dra, une fois apaisées les hos­til­ités de grande enver­gure, chef d’un Etat transna­tion­al à car­ac­tère total­i­taire (qui dans la forme existe déjà à Brux­elles). Aujour­d’hui, le seul espoir repose dans le déclenche­ment rapi­de d’une guerre civile sur le con­ti­nent. Elle peut encore être gag­née par les démocrates.

Vie commune

Mon­père arpente l’ap­parte­ment une feuille de papi­er à la main. Il pointe sur une chaise:
- Et ça?
- Cette chaise? En cuir. J’en ai six, tu les veux?
- Budapest. Et cette com­mode?
- A jeter.
Il note:
- Com­mode à tiroirs, Budapest.
Puis, autori­taire:
- Quoiqu’il ne soit, tu ne jettes rien!
Nous arrivons dans la cui­sine. Il véri­fie sa liste, je mets de l’eau à bouil­lir pour le thé. Il désigne ma bib­lio­thèque:
- Tu as un Aragon édi­tion orig­i­nale. Je le sais, j’ai le même. Voyons, où est-il? Il était pour­tant bien là, à côté d’un Cer­van­tès… Mon exem­plaire est dédi­cacé. Là,regarde un peu: Les yeux d’El­sa! Le tien aus­si est dédi­cacé. Mais pas par Aragon. C’est signé J. J. J. Qui peut bien être ce J. J. J?
- Tu sais qui était Elsa, papa?
- Une com­mu­niste.
- Oui, et sa soeur était mar­iée à Maiakovs­ki.
Après quoi, nous descen­dons déje­uner à la Men­sa, la can­tine de l’u­ni­ver­sité Mis­éri­corde. Il est treize heures, les étu­di­ants sont retournées à leur études, nous avons la salle pour nous. Lors du pas­sage en caisse, je salue l’employée habituelle. Mon­père la félicite et s’é­tonne: “ain­si vous fac­turez en même temps les clients de deux files, sur votre droite et sur votre gauche!” La cais­sière, une Ital­i­enne au vis­age plat, sourit tris­te­ment. Je pour­rais dire à Mon­père qu’elle déteste son emploi, ce dont elle s’est ouvert à moi un jour que je lui demandais son humeur. Nous avançons par­mi les tables claires nos plateaux repas à la main. Mon­père choisit une place au soleil, du côté des rails de train. Je mange ma salade, boit ma soupe, découpe la viande, pique les patates…
-  Tu dois vrai­ment manger aus­si vite?
- Non, j’ai le temps. C’est que je pen­sais à autre chose.
Mon­père revient alors sur l’ex­a­m­en de colono­scopie que je passerai à la fin novem­bre.
- Tu as bien fait d’ex­iger cet exa­m­en.
- Comme je t’ai dit, si j’ai un prob­lème aux Moluques, le pre­mier hôpi­tal out­il­lé à 1000 kilo­mètres.
- Et puis grand-papa est mort d’un can­cer du colon et j’ai eu un can­cer du colon. Tu ver­ras, ce n’est pas douloureux. La seule chose, quand tu quit­teras l’hôpi­tal après l’ex­a­m­en, ne signe aucun con­trat.
- Quel con­trat?
- Oui, cer­tains petits malins s’é­tant aperçu que ce ce type d’ex­a­m­en affaib­lit la volon­té en prof­i­taient pour faire sign­er des con­trats.
De retour dans l’ap­parte­ment du Guintzet, je trou­ve un col­is de pro­duits chim­iques: des laits à boire en prévi­sion de l’ex­a­m­en.
Mon­père reprend sa liste, il y ajoute des objets et des des­ti­na­tions: Budapest, mag­a­sin de Lau­sanne, garde-meu­ble de Clarens.
- L’autre jour j’é­tais chez X, tu sais, le mil­lion­aire. Ses femmes jetaient des habits de haute cou­ture, j’ai tout embar­qué et les ai placés dans un mag­a­sin d’oc­ca­sion à Budapest.
- Et ça a marché?
- C’é­tait telle­ment lux­ueux que les clientes hon­grois­es savaient à peine com­ment ça se por­tait. Et puis, me dit-il, pour la prostate, laisse-moi t’ex­pli­quer. D’abord, il faut savoir que 90% des hommes meurent de la prostate. Si tu en meurs à 30 ans, c’est ennuyeux. Mais à mon âge, il suf­fit d’un traite­ment et tu peux vivre des années. En résumé, il y a trois façons de procéder: autre­fois, on allait à l’ab­la­tion. Seul prob­lème, ça rend impuis­sant et incon­ti­nent; ou alors, on traite, mais c’est long et incer­tain. Le truc c’est d’opér­er à l’or­di­na­teur. Le médecin te couche sur le bil­lard, il t’en­dort locale­ment. C’est local, mais tu finis par par­tir. Il pra­tique alors deux fentes de la taille d’un sou de chaque côté du ven­tre et il tra­vaille à dis­tance, debout der­rière une vit­re. C’est ce qu’il a fait dans mon cas. Il net­toie à l’aide de pinces artic­ulées. Là encore, pas de quoi s’in­quiéter, tu ne sen­ti­ras rien.
Le soir, Gala ren­tre de Genève où elle est allée con­sul­ter son médecin.
- Qu’est-ce qu’il a dit? Tu deman­des ce qu’il a dit? Il a demandé d’où t’é­tait venu l’idée d’aller aux Moluques en pleine mous­son? Il paraît qu’il y a des nuées de mous­tiques dans l’air et que tous sont por­teurs de virus! Tu te rends compte?
Penché au-dessus de la poêle, je sur­veille des aubergines thaï cuites dans un cur­ry rouge:
- Moi, je ne sors pas de ma mous­ti­quaire
- Déli­cieux! quoi? Ah, oui, la mous­ti­quaire… En tout cas, j’ai l’in­ten­tion de marcher dans la mon­tagne.
- Tu iras seul.
- Goûte moi ce cur­ry! J’ou­vre du vin?
- Qu’est-ce que c’est?
- Un Château-Neuf du Pape.
A deux heures du matin, nous sommes tou­jours en train de boire et la nuit s’an­nonce colorée.

Au perroquet vert.

Sous tente à Kreu­zlin­gen, après un tour du lac de Con­stance à vélo, j’imag­ine écrire quelques lignes, mais il pleut, je me couche, j’é­coute la pluie tam­bouriner sur la toile. C’est l’été. De retour sur le Guintzet, je trou­ve un point de départ pour le texte: ce gros ado­les­cent à qui le vendeur chi­nois du mag­a­sin d’armes de Con­stance refu­sait de ven­dre une machette alors que lui et son col­lègue alig­naient devant moi des bâtons tech­niques de toute taille et de tous poids. Au terme de quelques heures d’écri­t­ure inspirées, l’aven­ture du per­son­nage prin­ci­pale de ce texte, un rédac­teur de guides de voy­ages man­daté par la société d’édi­tions Panoram­i­ca, se ter­mine sur les con­tre­forts du lac, dans une resserre de la brasserie Rup­pe­nau. J’im­prime le texte, dont je suis con­tent: con­tent parce que je ne l’ai pas vu venir, que je doutais pou­voir écrire un texte aus­si enlevé et doute pou­voir en écrire un autre. Par ami­tié mais égale­ment pour avoir son avis, après avoir ajouté un épigraphe tiré de Paludes  (“-J’écris Paludes. André Gide, Paludes”), je mets le texte sous pli et l’ex­pédie à un édi­teur. Or, hier, me voici à Bienne, Au per­ro­quet vert, en sa com­pag­nie. Il y a longtemps que nous devions dîn­er. Je pen­sais être reçu à son domi­cile, j’avais donc annon­cé Gala. J’ar­rive seul et en cat­a­stro­phe. Selon mon habi­tude, j’ai peiné à tra­vers ce See­land dont la car­togra­phie a tout du palimpses­te (aux envions de Bel­le­chas­se et du Vul­ly). Nous com­man­dons une salade de carottes rouge, une entrecôte, de la Box­er et un vin, j’an­nonce à l’édi­teur que je vais par­tir aux Moluques, il me donne sa vision des dan­gers qui guet­tent la société et après le plat de résis­tance tire de sa servi­ette le man­u­scrit qu’il traite déjà comme un livre.

Sainte-Croix des Neiges 3

A Châ­tel, j’indique le croise­ment sans hésiter. Mon­frère engage la voiture sur la route d’A­vo­riaz. Il me sem­ble que c’é­tait hier: les week-end, nous quit­tions Genève pour le val d’Abon­dance, nous pre­nions pen­sion Au Roitelet — en réal­ité, Aplo et Luv avait deux et trois ans, je venais de ren­con­tr­er Gala. Pour­tant, je me sou­viens du super­marché. Je m’en sou­viens car il était con­stru­it à l’é­cart du bourg, le long d’une route étroite. Nous voici près de la riv­ière, entourés d’im­meubles-chalets aux per­si­ennes rabattues. Mon­frère tourne sur route, nous remon­tons dans le cen­tre de Châ­tel, prenons la direc­tion de la douane et de Mor­gins. Hors des péri­odes de vacances, on sait à quoi ressem­blent les sta­tions de mon­tagne: du papi­er brun masque les vit­rines, les volets sont clos, les cafés éteints. Sur les trot­toirs, des voitures bâchées. Enfin, nous apercevons un pié­ton. C’est une femme. Je l’ap­pelle. Elle indique la direc­tion d’où nous venons et pré­cise: “il est tout en bas!” Mon­frère tourne sur route. Nous repas­sons devant la bou­tique de bibelots, le pub fer­mé, le loueur de skis. A l’embranchement, même ques­tion qu’au­par­a­vant: “à gauche ou à droite?” Cette fois, nous par­tons dans la direc­tion opposée à Avo­riaz.  Quelques maisons, un garage. Puis des champs. Un ouvri­er com­mu­nal inspecte une che­nil­lette. Je saute de voiture, marche dans sa direc­tion. Il monte à bord de la che­nil­lette, je cours. Il démarre, je me place devant le véhicule. Il s’ar­rête. C’est un type amoché. Trente ans: le cheveu pau­vre, les dents déchaussées. Il baisse la fenêtre, se penche dans le brouil­lard. Bajoues couper­osées, nez en fraise, une trogne à gouttes.
- Qu’est-ce qu’il vous faut?
A croire qu’il va me ven­dre du rouge. Cepen­dant, il con­firme ce que dis­ait la femme: au fond, tout au fond en suiv­ant le riv­ière. Un , deux, trois kilo­mètres. Des bois, de l’eau, un hangar. Et soudain, sur un mon­tic­ule, le super­marché. Même mod­èle dans tout l’hexa­gone: parois de métal blanc, enseigne peinte, ossa­t­ure boulon­née à même le bitume. Sur le park­ing, le dis­trib­u­teur de cad­dies et deux voitures. Vers la sor­tie, la sta­tion- ser­vice. Au guichet, une femme dans son uni­forme. Je lève les yeux sur les mon­tagnes. Le brouil­lard roule sur les pentes. Avant dix min­utes, tout sera englouti. Dans le super­marché, change­ment d’at­mo­sphère: des mon­ceaux de légumes, des mètres linéaires de pro­duits laitiers, des ter­rines, des sauciss­es, des vian­des, une boulan­gerie et une pois­son­ner­ie. Puis de l’élec­tron­ique, des habits, des luges et les étagères offrant les pro­duits régionaux: sirops de gen­tiane, miel de Haute-Savoie, cidre, com­potes. je souf­fle: pas de chauffage. Je con­sulte ma mon­tre. Nous devons être à la gare de Palézieux dans une heure pour récupér­er Luv et Luc qui arrivent de Genève:  nous sommes pressés.  J’ap­plique la méth­ode habituelle: Aplo pousse, j’at­trape à l’é­ta­lage et jette dans le cad­die. S’il s’at­tarde, je le presse; s’il bifurque, je le remets sur les rails. Nous pas­sons par toutes les rangées. Dans l’or­dre. Devant les vian­des, longue halte. Une bar­quette de ceci, une, deux, trois bar­quettes de cela. Du canard, du boeuf, des filets mignons, un choix de côtelettes, des racks de porc, les viennes… bien, pas­sons à la volaille. Puis aux fro­mages. Mon­frère fait de même. Il nous précède aux caiss­es. Un cou­ple dis­pose ses achats sur le deux­ième tapis roulant . Der­rière, une ménagère et son fils. Mon­frère vide son cad­die, paie et sort. Le cou­ple et la ménagère échangent de pro­pose éton­nés. Le nom­bre de pro­duits achetés par Mon­fère les stupé­fait. Ils tombent d’ac­cord: c’est extra­or­di­naire! Il n’en faut pas plus pour relancer la con­ver­sa­tion. Ils par­lent de la sit­u­a­tion du pays, du temps, de ce qu’il faut acheter en cette sai­son pour faire de la soupe, des pro­mo­tions de la semaine . Et soudain, plus un mot. Tournés vers notre caisse, ébahis, le sourire gêné, l’air inqui­et, ils regar­dent défil­er la viande et les fro­mages. C’est alors qu’Ap­lo, chargé de dépos­er sur le tapis les pro­duits que je récupère en bout de course et organ­ise dans les sacs hisse deux paque­ts de chips:
- Je peux?
- Qu’est-ce que c’est? Je ne vois rien d’i­ci!
- Je sais pas! Pour l’apéri­tif.
- Oui, oui, prend! 
Dégoûtés, les voisins se détournent. 

Extra-terrestres

Levé dans la nuit tan­dis que Gala dort. Je cherche un portable mis à charg­er, seule expli­ca­tion plau­si­ble pour ce flash qui bal­aie le pla­fond de notre cham­bre. A force de fureter, je réveille Gala. “C’est dehors,”, dit-elle. “Mais non!”. “Le lam­padaire, c’est lui…” insiste Gala. Com­ment juger: le store est bais­sé. Je vais dans mon bureau. D’abord, je ne remar­que rien. Puis, lev­ant les yeux vers le ciel dont les nuages s’é­clairent alter­na­tive­ment, je localise le foy­er de cette émis­sion de lumière: le flash part du som­met de la tour d’hô­tel NH. Une alarme-incendie? Endor­mi, je con­tin­ue de percevoir le flash. La lumière passe dans les yeux et dans le cerveau avec la même inter­mit­tence, mais je n’ai plus de doute sur son orig­ine. Appa­rais­sent dans le ciel des soucoupes volantes de grande taille. Je réveille Gala, cours au pre­mier étage, sec­oue Aplo qui dort les poings fer­més: “les extra-ter­restres! ils sont là! les extra-ter­restres sont là!” De retour dans le salon, je vois que le com­bat est engagé. Sous le feu nour­ri des envahisseurs, Fri­bourg brûle. Pau­vres de nous! me dis-je: nous nous pré­parons pen­dant des généra­tions à la manip­u­la­tion d’armes dont la puis­sance de feu est dérisoire! D’ailleurs, le com­bat  est achevé et per­du. Un bull­doz­er avance sur notre posi­tion. Il avale le ter­rain, ébran­le les murs. La mai­son s’écroule. “Il faut rassem­bler les hommes et pren­dre une déci­sion”, dis-je à Mon­a­mi. Je fixe les décom­bres de la mai­son. Mes man­u­scrits sont per­dus. Deux sen­ti­ments me tra­versent: cela n’a aucune impor­tance, la lit­téra­ture est un pro­jet voué à l’échec, et, c’est ter­ri­ble, la perte est irrémédiable.

Voitures

De Budapest, Mon­père m’adresse des mes­sages empressés: “aucune déci­sion irraison­née!”, “nous en sommes à la case tant red­outée du garag­iste!”, “l’au­to­mo­bilis­tique est une médecine opaque!”. Cepen­dant, je suis sans voiture. Or, je dois ren­con­tr­er un édi­teur à Bienne, par­ler à la radio à Lau­sanne, trans­porter des meubles et livr­er des affich­es. Au mag­a­sin, je con­va­inc notre gérant de me céder l’Opel de ser­vice. Il mar­monne dans sa barbe. Il minaude. Vis­i­ble­ment, je mets en péril son con­fort. J’in­siste: après tout, la voiture appar­tient à l’en­tre­prise et l’en­tre­prise m’ap­par­tient, c’est donc ma voiture. Sur ce, je file à la Sal­laz, dans les stu­dios d’E­space 2, enreg­istr­er en direct l’émis­sion Entre les lignes, puis retrou­ve Claude Marthaler (un de mes héros) pour une inter­viewe. Dans l’après-midi, je retrou­ve le gérant au mag­a­sin.  Il a trou­vé la solu­tion, il livr­era mer­cre­di: je dis­pose de l’Opel. J’ap­pelle le garag­iste de Oron.
- J’ar­rive!
- Alexan­dre, je par­tais pour la chas­se.
- Trois quart d’heures.
Et je me trompe de route: je roule en direc­tion de Vevey et de Fri­bourg. Je ratrappe le coup, je coupe par Forel. Le garag­iste est penché au-dessus du moteur de la BMW. Il me présente son copain d’équipée.
- Belle voiture! remar­que ce dernier.
De fait, c’est la plus lux­ueuse du vil­lage. Il y en a une autre, une série 6, mod­èle coupé, mais elle en vit­rine. Le week-end dernier, alors que nous mon­tions à la ferme avec les enfants pour l’an­niver­saire de Mamère, nous nous sommes arrêtés devant la halle d’ex­po­si­tion de Châtil­lens. Pro­fil gra­cieux, cuir anthracite, options, toit décapotable, qua­tre mille cm3.
- Il faut dépos­er le moteur Alexan­dre.
Je hoche la tête: com­ment pra­tique-t-on une telle opéra­tion sur une lim­ou­sine qui sem­ble con­stru­ite d’une seule pièce? Le garag­iste a une idée. Il lève le doigt, me fait signe d’at­ten­dre, ren­tre dans son bureau. A son ami qui admire les pneus extra-larges, je dis:
- Il ne faut jamais prêter sa voiture à son père (d’après l’échange, il a com­pris que mes ennuis mécaniques sont dus au fait que le radi­a­teur a chauf­fé alors que Mon­père con­dui­sait la BMW en direc­tion de Budapest).
Puis, m’aperce­vant de l’âge de mon inter­locu­teur, j’a­joute:
- Remar­quez, les pères dis­ent pareil: il ne faut jamais prêter sa voiture à son fils!
Entre temps, le garag­iste a four­ré un doigt dans sa bouche et par­le à haute voix “il y a ce gars… nom debleu … com­ment déjà… euh…”.
Il apos­tro­phe son ami:
- Bend­ji, il s’ap­pelle com­ment ?
“Bend­ji, songé-je à part moi, qu’est-ce que c’est que ce nom?“
L’autre, du tac au tac:
- Nicole! Tu par­les de celui de Saint- Mar­tin?
Et moi:
- La sta­tion ser­vice sur la droite de la route en direc­tion de Crat­tavache?
- Non, en bas, dans le trou.
- Ah, oui, bien sûr, je lui ai cacheté ma deux­ième BMW, il y a quinze ans.
Le garag­iste com­pose le numéro et en atten­dant que ça décroche:
- C’est ennuyeux cette bielle coulée Alexan­dre…
La semaine dernière c’é­tait un pis­ton, puis un cyclin­dre. Aujour­d’hui, c’est une bielle.
- A moins que ce soit un tuyau qui emmerde, fait encore le garag­iste. Et soudain: Bend­ji? Oui, oui. Bien, merci.On va pas tarder, si tu veux savoir!  Et com­ment! …sur tout ce qui bouge. Bon, c’est pas tout, écoute! J’ai Alexan­dre ici.
Il explique l’af­faire, puis con­clut : “moi je ne me risque pas à dépos­er le moteur, tu com­prends?“
S’en­suit une longue tirade de Bend­ji et le garag­iste place la main sur le haut-par­leur:
” Il a viré tout son per­son­nel”
“Il en pou­vait plus”
“Il a sept voitures de retard et il est tout seul dans sa crémerie”.
Pourt dire quelque chose, je dis:
- Ne me par­ler pas du per­son­nel!
L’a­mi approu­ve, puis se tourne vers la BMW:
- Quand même, c’est de la bag­nole!
Puis le garag­iste:
- Il va voir s’il peut vous la pren­dre…
J’en prof­ite pour deman­der:
- Et la série 6 que vous avez en vit­rine?
- Jolie.
- Oui.
- Neuve.
- Oui?
- Tout comme! 20’000 bornes.
Gar­dant le télé­phone plaqué con­tre l’or­eille, il ouvre un étui. Appa­raît un per­mis de cir­cu­la­tion et la pho­to d’une femme blonde.
- Une Améri­caine, par­tie aux Etats-unis. Faites une offre, Alexan­dre!
- Ce qui m’en­nuie c’est la neige. Là où je vais, il neig­era. La capote, c’est pas ter­ri­ble pour la neige.
Mais Bend­ji est de retour. Mon garag­iste écoute, remer­cie, rac­croche.
- Bon, eh bien, vous me la lais­sez, je la fais voir à Bend­ji  et puis… et puis rien, on avise.
Soulagé, je le remer­cie. J’éprou­ve la même sen­sa­tion que le patient à qui le den­tiste déclare: “ce sera tout pour aujour­d’hui”. Pour­tant, mon prob­lème c’est pas résolu. Le 15 décem­bre, je pars pour Macas­sar dans le sud des Moluques. Au retour, il neig­era èà Munich où je dois trou­ver un apparte­ment et je serai à Lau­sanne. Et puis il y a Mon­père. Tan­tôt, je lui dis­ais: “je la fais répar­er puis je te la donne. Mais alors, je ne veux plus en enten­dre par­ler¨” Or, il hési­tait: “Oui, oui… je pour­rai même te rem­bours­er… ou la reven­dre… mais à l’usage, c’est tout de même une voiture chère.“
Pen­dant ce temps, le garag­iste et son ami ont décroché leurs fusils et passé des vestes à gibecière.
- En tout cas, votre papa ne devrait pas la rouler comme ça jusqu’à Budapest, même à petite vitesse…
Le garag­iste ferme le bureau, me tend la main. Je le remer­cie, je salue l’a­mi. Tous deux s’en­ga­gent dans la forêt, je monte à bord de l’Opel. A peine ai-je démar­ré, le portable sonne. C’est Mon­père:
- Tu veux des duvets? J’ai un con­tact ici. De vrais plumes d’oies. On en prof­it­erait pour les faire descen­dre avec les gars qui vien­nent pour ton déménagement. 

Sapin

Jeu­di, je trans­portais les toiles de Mon­frère de l’ar­rière-bou­tique de l’An­ti­quaille (dont je compte faire mon bureau) à la cave lorsque je salue deux dames âgées.
- Très âgées, cor­rige Mamère. L’aînée fêtait aujour­d’hui ses 99 ans. Tu imag­ines décor­er pour le 99ème fois le sapin de Noël?

Gormiti

Anx­ieux à l’idée de cette tri­bune libre que je me suis engagé à rédi­ger pour la revue Études. En cause, le “devoir”. Lun­di, la fatigue due au sport et à l’al­cool m’amène à repouss­er le tra­vail. Mar­di, je fais des repérages de mobili­er urbain dans le quarti­er du Tor­ry puis me rends à Lau­sanne pour une inter­view. Dès lors le temps presse. Dans quelque jours, Gala sera à Fri­bourg, puis les enfants ont leurs vacances d’oc­to­bre. Alors, impos­si­ble d’écrire en lib­erté. Or, c’est pré­cisé­ment dans cet état d’anx­iété mêlé de devoir, que le texte, avant même la pre­mière ligne tracée sur le papi­er, prend forme men­tale­ment. En fin de compte, en quelques heures de tra­vail, en entre­coupé d’un dîn­er à la can­tine uni­ver­si­taire où je ne vois rien de ce qui m’en­toure, je boucle le tra­vail. J’en­voie, j’at­tends. La rédac­trice est pos­i­tive. Bien heureux que je suis! Elle s’ex­clame:  jamais je n’au­rai pen­sé recevoir ta con­tri­bu­tion si vite, la pub­li­ca­tion est prévue pour févri­er. Oui, lui dis-je, mais ensuite, mes livres seront sous car­ton, mon ordi­na­teur déplacé, j’ai un exa­m­en de Krav Maga, un marathon à courir et un bil­let d’avion pour Kuala Lumpur. Ain­si ras­suré, je me mets au lit. Pen­dant le som­meil se met  en place le pro­jet Gor­mi­ti: com­ment traiter d’une mal­adie qui ne se voit pas, n’ex­iste pas, ne tue pas, et pour­tant, a déjà tous les traits de l’épidémie? Au réveil, j’ai quar­ante ques­tions, façon inter­view de soci­olo­gie, que j’imag­ine pos­er à des gens choi­sis au hasard dans la foule, ceux qui qui se baladent coupés du réel, scru­tant les images que leur ren­voient leur télé­phone mobile, un casque d’é­coute sur la tête, igno­rant dans quelle ville, quel pays, quel espace ils se trouvent.

Sans pli

Dites exacte­ment celui que vous êtes et vous devien­drez quelqu’un aux yeux d’autrui.

Krav Maga

Com­bat con­tre le pro­fesseur. Cein­ture noire, troisième dan. Il se retient de frap­per trop fort, se met en défense. Je frappe, je touche. Au nez, au men­ton, aux par­ties, au genou. For­cé de réa­gir, il attaque, bal­ance un coup de pied cir­cu­laire sur le nerf de la cuisse et aus­sitôt un sec­ond coup de pied au même endroit — sou l’ef­fet de la douleur, je perds l’équili­bre. A la fin du com­bat, il explique:
- En général, j’en met un troisième de la pointe du pied, cela fait tomber l’ad­ver­saire. Bien sûr, dans la rue, mieux vaut cass­er les deux jambes par bal­ayage.
Qua­tre jours plus tard, je n’ai tou­jours pas repris l’en­traîne­ment de course.