Mois : octobre 2015

Sainte-Croix des Neiges 2

Les bâti­ments de l’in­ter­nat sont con­stru­its en par­tie haute d’Abon­dance, près du départ du remonte-pente. Dans la soupente du bâti­ment de réu­nion, une table pour le con­férenci­er et quar­ante chais­es. Lorsque nous entrons, Olof­so et moi, les par­ents atten­dent assis sur des bureaux rangés con­tre les parois de la salle. Pas une chaise n’est occupée. Je m’as­sois dans une chaise.
- Tu crois? demande Olof­so.
Quelques min­utes plus tard, tous les par­ents sont assis sur les chais­es. Le directeur, en cos­tume gris, le vis­age plein de clé­mence, l’air sérieux, nous souhaite la bien­v­enue et donne un aperçu de la vie de nos enfants pen­dant la semaine. Une Anglaise, respon­s­able de l’as­so­ci­a­tion des par­ents, évo­quent les prochains événe­ments, excur­sions, récolte de fonds et de gâteaux, marché de Noël, puis une femme blonde, l’an­ci­enne infir­mière de l’étab­lisse­ment, annonce avec émo­tion son départ “pour des raisons liées à ma sit­u­a­tion per­son­nelle, j’ai décidé de don­ner une nou­velle direc­tion à ma vie” et présente la nou­velle infir­mière, une magrébine vêtue d’un pan­talon de jog­ging. Débute alors, dans les bâti­ments de class­es, les ren­con­tres avec les pro­fesseurs et  nous com­prenons que nous avons raté le coche. En effet les par­ents aver­tis se sont poussés con­tre les portes pour être reçus les pre­miers. Je prends mon tour pour dis­cuter avec le pro­fesseur de math­é­ma­tiques. En atten­dant, j’échange quelques pro­pos avec mon voisin, homme de quar­ante ans, chenu, grand plat, affa­ble. Son fils veut devenir pilote
- Avion?
- Oui.
- Et en maths?
- 1.
- Comme le mien! 1 à l’ex­a­m­en.
Je m’ab­stiens de lui dire que c’est exacte­ment la note que j’ai faite à l’ex­a­m­en de bac­calau­réat, 1 sur 20. Mais pré­cisons: passé les cinq min­utes régle­men­taires, durant lesquelles j’ai indiqué mon nom sur la feuille du Min­istère de l’é­d­u­ca­tion publique (sans cela, vous recevez un zéro, note élim­i­na­toire), je suis sor­ti. Pré­cisons encore, j’ai aligné les 18 sur 20 dans les autres branch­es.
Quand Aplo passe, je lui enjoins de rester dans le couloir, c’est bien­tôt notre tour. Il s’exé­cute sans un mot, reste dans le couloir. Quand passe le fils de mon voisin, celui-ci fait de même: le gamin se reb­iffe, lance je ne sais quelle inso­lence et file.
Mohammed Ali, le pro­fesseur de math­é­ma­tiques nous reçoit. Il n’est pas rasé, pas coif­fé, porte une veste de ski. Les élèves por­tent la chemise blanche, la cra­vate, la veste de cos­tume brodée de l’é­cus­son de l’in­sti­tut. Drôle de con­cep­tion du mod­èle. Les pro­pos du maître, le ton d’au­torité et les con­seils en revanche sont ras­sur­ants.
- Votre fils est dis­trait, il ne tra­vaille pas assez.
- C’est ce que je pense.
Je serre la main du pro­fesseur, nous sor­tons. A par­tir de décem­bre, la moitié de l’ar­gent qu’il me restera en début de mois sera con­sacré à pay­er les fac­tures de l’in­ter­nat, je mets donc en garde Aplo: “si en jan­vi­er, les moyennes ne sont pas bonnes, tu iras travailler”.

Sainte-Croix des Neiges

Dans le val d’Abon­dance pour la journée des par­ents de Sainte-Croix des Neiges. Aplo nous attend pour deux heures. Olof­so arrive de Genève dans la voiture héritée de son père, un véhicule blanc de la taille d’un dé. Mon­frère me prend à Vevey et me con­duit sur place. Aupar­a­vant, nous déje­unons à La Chapelle, aux Cor­nettes de Bis­es. Il est midi passé de dix min­utes lorsque nous faisons irrup­tion dans la salle: elle est com­plète.
- Mais il y a le restau­rant, annonce la jeune fille.
Nous pas­sons par les cuisines. Un mar­mi­ton net­toie un tas de chanterelles. Nous débou­chons devant la récep­tion, pénétrons dans une salle de trente tables. Les cou­verts sont mis: nappes de coton, ver­res à vin, ver­res à eau, argen­terie. Une table de six per­son­nes inter­rompt son tra­vail à notre entrée: des vil­la­geois qui tri­ent les chanterelles. Au jugé, je dirais qu’ils ont en main dix kilos de cèpes. Nous prenons place à l’é­cart. Je me rends aux toi­lettes. Les menus con­tre la poitrine, la jeune fille qui nous  a accueil­li annonce qu’elle nous cher­chait. J’indique la salle.
- Oh! Là, vous auriez pu atten­dre longtemps! Il n’y a pas de ser­vice à ces tables.
Elle nous emmène dans une autre par­tie du restau­rant. Sol de pierre verte, bois­erie de chalet, fers lus­trés, bat­ter­ies de cuiv­re et per­son­nel nom­breux. Vingt clients; d’autres s’in­stal­lent. Un cou­ple s’assied à la table voi­sine.
- Là, elle est là, dit soudain la femme. Tu la vois?
Je me lève: c’est une mar­motte. Immo­bile, sur un rocher, der­rière la baie vit­rée.
- Une jeune, com­mente l’homme.
- Elle serait pas empail­lée, je demande.
- Non, non!
- Mais elle ne bouge pas!
Au même moment, elle file. Le serveur m’ap­porte un plateau char­cuti­er: saucis­son noir, jam­bon cru, ron­delles de cochon­naille, lard fumé, couenne de jam­bon fumé, une salade en pots, deux cent grammes de beurre, un bocal de cor­ni­chons, un autre de champignons, un de carottes et piments saumurés — l’en­trée.
Arrive un cou­ple avec enfant. Qua­tre per­son­nes en réal­ité, car le cou­ple est accom­pa­g­né d’un mon­sieur plus âgé, le père de l’un des con­joints. Celui-ci s’assied et con­sulte la carte des vins. La mère fait apporter une chaise de bébé, le père exige une san­gle. Il manip­ule l’en­fant, défait la san­gle, tente de la pass­er sur les épaules du gosse, renonce, recom­mence, donne l’en­fant à sa femme qui veut l’asseoir, change d’avis, le pose sur une chaise, le relève, le place sur son épaule, reste debout et le passe à son mari. Au bout de cinq min­utes de ges­tic­u­la­tion, les par­ents sont dans la même sit­u­a­tion qu’à leur arrivée: habil­lés, indé­cis. Et le gosse joue son avan­tage. Il ne veut pas. Quoi? Tout, rien. Il ne veut pas et le fait savoir, il crise.
- Un vrai petit mon­sieur, s’ex­clame le père. L’im­bé­cile. De cinquante ans, devrai-je pré­cis­er. Car nous en sommes là: des puceaux se décou­vrent une viril­ité sur le tard, mari­ent des vielles filles et s’imag­i­nent en état de grâce. Pau­vres enfants.

Cormanon

Trois jours de fête, le frigidaire à portée de main. Lorsque nous sor­tons enfin, la tête bour­don­nante, c’est dimanche. Mon­frère est allé courir ses dix kilo­mètres au milieu de la nuit. Il a glis­sé sur les feuilles mortes, il saigne. Nous mon­tons sur le Guintzet et revenons par Cor­manon. Le pan­neau plan­té à l’en­trée du chemin de petite terre qui mène à Beau­mont annonce un “parc urban­isé”. Nous mar­chons dans une combe. A gauche, un ruis­seau, quelques vach­es dans un pré. Sur la hau­teur, Beau­re­gard, le quarti­er de l’hôpi­tal. A droite, des immeubles mas­sifs d’un seul mod­èle alignés au cordeau. Les façades sont gris­es, les socles de béton. A leur pied, des places de jeux pour enfants. Dix immeubles, une place de jeu pour deux immeubles, cela fait cinq place de jeux. Il y a bien des enfants, les nôtres. Vis­i­bles à cinq cent mètres. L’ensem­ble évoque les maque­ttes que l’on trou­ve dans les vit­rines des bureaux d’ar­chi­tecte. A l’avenir, ce genre de cité conçue par ordi­na­teur pour­ra être réal­isée au moyen d’une pho­to­copieuse 3D. Aupar­a­vant, nous feri­ons mieux de  met­tre hors d’é­tat de nuire les architectes.

Mémoire

Dans un grand mag­a­sin, au ray­on jou­ets. Appuyés con­te une colonne, trente bobs rouges. J’en attrape un, le trou­ve petit; un autre est trop large. J’imag­ine les enfants: le poids, la stature, l’al­longe des jambes. A la caisse, je demande des ren­seigne­ments. Le vendeur me remet une feuille de papi­er et un sty­lo. Je dois inscrire des fig­ures dans un paysage dess­iné. Par­mi celles-ci un cheval. Je le tourne entre mes doigts. Comme pour le bob, la solu­tion m’échappe. Plutôt que de m’avouer vain­cu, j’es­saie de me per­suad­er qu’une méth­ode sim­ple peut venir à bout du prob­lème. D’ailleurs, il s’ag­it d’une sorte de test de Rorschach. La marge d’in­ter­pré­ta­tion est plus lâche qu’il n’y paraît. Mais aus­si, pourquoi en pass­er par là? Ne suis-je pas client? C’est au vendeur de tra­vailler! Je pose le sty­lo et m’en vais. En pro­lon­ga­tion des jou­ets, une salle de fit­ness rem­plie de machines. Les clients péda­lent, courent et soulèvent en silence. Je monte sur un vélo, mais suis gêné par le man­teau de four­rure, l’écharpe, la chap­ka, les gants. De plus mon pied glisse sans cesse hors de la pédale.J’emprunte alors une passerelle au-dessus du vide. J’y croise une femme. Elle tient par la main un gosse de deux ans.
- Tu me recon­nais? demande-t-elle.
Je souris.
- Tu ne me recon­nais pas ?
La femme est blonde, refaite. Au-delà des apparences, je cherche une fille aux cheveux noirs, un vis­age naturel. Je baisse les yeux sur l’en­fant: “tiens, elle a fait venir un Africain, me dis-je. Aucune chance que je retrou­ve les traits de la mère en scru­tant le vis­age du gamin”.

Pain

Le Pris­on­nier revient de la ban­lieue française avec une recette de pain. Ent­hou­si­aste il m’ex­plique  com­ment éviter en pays sub­trop­i­cal que la baguette, rigide au sor­tir du four, perde toute con­te­nance une fois passée sous le bras.
- Pour faire ren­tr­er l’hu­mid­ité, tu pra­tiques des ouver­tures dans la par­tie haute du four, comme ça, la croûte aug­mente d’un demi-mil­limètre. A la péri­ode la mous­son, tu peux aus­si rajouter un peu de farine entière à ta pâte. Mais ne t’in­quiète pas! Quant tu seras au Cam­bodge, prêt à lancer le pro­jet, mon gars vien­dra t’aider. Paie le bil­let et il rap­plique!
- Il vit de la boulan­gerie?
- …et de la pâtis­serie, et puis il a des à‑côtés.
- Quel genre?
- Garde rap­prochée.
- Tu l’as con­nu en prison?
- Mmh.
- Il était dedans pour quoi?
- Dou­ble homicide.

Mineur

Mon­a­mi, après avoir détail­lé la journée d’en­traîne­ment mil­i­taire, comme je lui fais part de mon regret de n’avoir pu y pren­dre part:
- Enfin, tu dois bien pro­mou­voir ton livre! C’est bien ce Forde­troit, mais c’est quan­tité nég­lige­able!
- Oui?
- Une œuvre mineure!
- L’œuvre véri­ta­ble, le grand oeu­vre, c’est le Jour­nal, ça c’est quelque chose!
Puis nous man­geons cha­cun trois ten­tac­ules de poulpe arrosé d’une bouteille de Douro, de vod­ka et de bière. 

Mouvement

Quand une homme poli­tique vous approche, il n’y a qu’une atti­tude: lui tourn­er le dos.

Atteinte

Cri­tiques adressées à Forde­troit par les libraires qui font état de leur lec­ture pour les audi­teurs de la radio. Les dia­logues dit ain­si J. sont ineptes, absur­des (elle a rai­son). En soirée, autour de la table de restau­rant, on me demande com­ment je reçois ces cri­tiques.
- Je suis inat­teignable.
Un peu sur­pris de ce que je viens de dire, je cherche à m’ex­pli­quer avant de m’apercevoir que le mot traduit bien mon sen­ti­ment. J’écris ce que je veux écrire; aucun autre motif que l’en­vie ou le besoin. Dès lors, toutes les cri­tiques sont fondées. N’ayant pas de visée, je ne con­nais pas d’emblée mes direc­tions. Or, une cri­tique étant d’abord un juge­ment de réus­site ou d’échec quant à une direc­tion, elle est dans mon cas à la fois vraie et fausse, donc sans atteinte.

Amusement

M’in­quiète par­fois dans le monde adulte, le renon­ce­ment à s’a­muser. L’ef­fort devrait être une garantie suff­isante du sérieux. A quoi bon lui don­ner d’autres gages? Ou alors s’ag­it-il d’un oubli de l’a­muse­ment? Une dimen­sion serait per­due, peut-être irrécupérable. Je ne par­le pas de faire la fête. Cela n’est pas de l’a­muse­ment mais une destruc­tion néces­saire. Je par­le de la pyra­mide que l’on tourne sur le nez.

Chambre

Au fond, ce qui compte le plus pour moi, c’est ma cham­bre, son lit, sa table. Son lit et sa table. C’est de cela dont je vais me séparer.