Mois : octobre 2015

Clément Rosset

Savoir vivre sig­ni­fie savoir tout ren­dre (à la mort).

Mails

Per­tur­ba­tions liées aux cour­ri­ers mails que j’écris, jusqu’à trente et quar­ante par jour, retrou­vant mes inter­locu­teurs autour d’un verre, et cela encore plus s’ils habitent dans un autre pays et que je ne les ren­con­tre que de temps à autre, car alors notre rela­tion est d’abord épis­to­laire ensuite réelle; ain­si, j’en­tame un sujet et ce faisant, je me demande si je ne m’en suis pas déjà ouvert à eux. Bien­tôt pris de doute, je demande:
- … vous en ai-je déjà par­lé?
Ras­suré quand l’autre dit “non”, mais inqui­et d’être inca­pable de tranch­er seul.

Poutine

Dix-neu­vième min­utes du dis­cours du prési­dent Pou­tine devant l’Assem­blée générale de l’O.N.U. ce 28 sep­tem­bre 2015: “Il y a cer­tains États qui optent pour la créa­tion d’associations économiques pri­or­i­taires à car­ac­tère restreint et même les négo­ci­a­tions con­cer­nant les blocs économiques sont menées en cachette, à l’in­su des citoyens, des milieux d’af­faire, de la société civile et d’autres États dont les intérêts peu­vent par con­séquent être touchés sans qu’ils ne soient infor­més. Il se peut qu’on veuille nous met­tre tous devant le fait accom­pli et devant une réécri­t­ure des règles du jeu au prof­it d’un cer­cle restreint de priv­ilégiés même sans la par­tic­i­pa­tion de l’O.M.C.”

Paris

Tra­ver­sant ce matin le pont d’Ar­cole, je me dis­ais, je suis con­tent, je suis heureux, tout est bien: je suis amoureux de ma femme, mes livres ont des lecteurs, j’ar­rête de tra­vailler, les enfants sont solides, je vais par­tir en Asie, et la rue deve­nait lumineuse, la foule autour de Notre-dame s’éclaircissait.

Durer

Qui croit que cela peut dur­er? Je fréquente des intel­lectuels, des policiers, des étu­di­antes, un manu­ten­tion­naire, des paysans, un mar­i­on­net­tiste, des résis­tants, je dis­cute avec un bègue, un agent immo­bili­er, un tireur d’élite, de rich­es Mex­i­cains, l’in­quié­tude est générale. Et monte. Ce qui monte à  à la fin déborde.

Wok

Il y vingt-cinq ans, une amie d’Olof­so en vis­ite au squat nous fait cadeau d’un wok. Nous n’u­til­i­sions pas de casse­role, alors un wok. Je la remer­cie.
- Mais nous n’u­til­isons pas de wok.
Lorsqu’elle nous quitte, je dis à Olof­so: cette femme est un capo­ral.
Hier, Olof­so de retour de chez elle, me dit: elle a des lap­ins, des mou­tons, un cheval, des poules, elle fait des con­fi­tures, met en boîte des tomates, presse son huile, elle a rénové toute la mai­son… Ses enfant l’ap­pel­lent la Général.

Représentation

De ses bureaux d’édi­teur, G. me con­duit à l’hô­tel Andrea Riv­o­li, rue St-Bon, puis en prenant à droite, à gauche, à gauche encore avant de revenir sur ses pas, tout en répé­tant “vous voyez, c’est tout droit!”, il m’amène au Cen­tre Cul­turel Suisse, rue des Francs-Bour­geois. En atten­dant l’heure de l’émis­sion de radio, nous prenons un apéri­tif en ter­rasse. Notre voisin de table, silen­cieux, a devant lui trois théières. La serveuse prend notre com­mande et par-dessus l’é­paule du voisin:
- Une autre théière?
En face, cent per­son­nes font la queue pour accéder à une bou­tique. Par­mi elles de grands noirs mon­tés sur ressorts. A en juger par l’humeur, ils sont à la porte du par­adis. Deux cer­bères en cos­tume de tra­vail, l’or­eille en place, assurent l’or­dre. Der­rière, sur une trône de bois, une paire de Nike. Vingt min­utes avant l’en­reg­istrement pub­lic de La librairie fran­coph­o­ne, nous bat­tons la semelle dans l’im­passe qui mène au petit théâtre. Arrive la pro­duc­trice. Elle va pour m’embrasser, recule: “je suis malade et nous avons un autre prob­lème, l’an­i­ma­teur vient d’avoir un malaise, il est dans un taxi”. Entre dans l’im­passe la belle J. Ajou­tons: au regard clair. Elle porte un man­teau brodés de motifs de fleurs. Or, voilà qu’au moment où elle s’ar­rête devant notre groupe, une femme passe vêtue du même man­teau. Je gagne la salle de théâtre seul, m’assieds à côté d’une dame qui lit. Elle ne quitte pas son livre des yeux. Deux ingénieurs du son s’af­fairent autour de la con­sole. Je les salue, je ressors. Dans l’im­passe, j’en­tends ce com­men­taire: “il est dans un taxi”. J’imag­ine ce taxi, quelque part dans Paris, sans roues, ne roulant pas, un tiroir laqué et immo­bile; com­ment l’an­i­ma­teur fera-t-il pour venir jusqu’à nous? La pro­duc­trice décroche son télé­phone et annonce: “il arrive!” Je retourne dans la salle. La dame lit, les ingénieurs dis­posent les micros en bou­quet sur un arrange­ment de tables. Et soudain, j’aperçois Olivi­er. C’est lui le directeur du Cen­tre Suisse. J’avais oublié. Un peu comme si avec tout le solen­nel req­uis, on vous annonçait le pape et qu’au moment de lui ten­dre la main, vous disiez:
- Ah, c’est toi le pape? Les gars, c’est un copain!
Mais voici les par­tic­i­pants, libraires, pro­duc­teurs, écrivains, attachés de presse, tout le monde s’en­gouf­fre dans la salle, et l’an­i­ma­teur, ven­tre à terre, mar­monne “c’est le stress… trop de stress…”. Par­mi les invités, Frédéric Pajak, réservé, peut-être bougon, gen­til, intérieur. Et Lau­rent Gaudé, grand, jovial, la crinière d’ar­gent, qui me dit:
- Ah, c’est vous Alexan­dre Friederich, je suis Lau­rent Gaudé!
Et à mon habi­tude, je me demande si ce Lau­rant Gaudé est l’écrivain Lau­rant Gaudé. Puis j’es­saie de savoir, à part moi, qui est Lau­rent Gaudé (tout-à-l’heure, au début de l’en­reg­istrement, il lira un extrait de Forde­troit). Démarre alors l’échange de ce direct-dif­féré en pub­lic, lequel pub­lic est som­mé d’ap­plaudir su un signe de l’an­i­ma­teur. Pour l’écrivain, un exer­ci­ce dif­fi­cile: com­ment répon­dre en trois phras­es à des ques­tions qui mérit­eraient uen week-end de réflex­ion? Tolérant, G. dira: “Vous vous en êtres bien tiré.” Lorsque nous quit­tons la scène, la dame qui lisait s’ap­proche et me dit: “j’ai beau­coup aimé votre livre.” Je bre­douille quelque chose. Elle répète: “en tout cas, moi, j’ai beau­coup aimé”. A la sor­tie, voici jean-Paul. Lui aus­si est pape. Tan­dis que nous nous déplaçons en crabe dans les rues bondées du marais — il est vingt et une heures, les rues sont pleines de scoot­ers, de livreurs, de japon­ais, de bou­tiques, d’é­choppes à sand­wich, les trot­toirs encom­brés de tables, d’ho­mo­sex­uels à chiens, de men­di­ants encar­ton­nés — Olivi­er explique: “par­fois, on aimerait une demi-journée de silence, ne par­ler à per­son­ne pen­dant deux ou trois heures, tu vois?” J’es­saie de me représen­ter ce cauchemar tout en évi­tant de marcher sur un chien, de pren­dre une por­tière de voiture dans le ven­tre ou encore de trébuch­er sur une théière.

Hypnagogie

Dans son jour­nal de dépres­sion inti­t­ulé Route de nuit, épisodes clin­iques, Clé­ment Ros­set évoque le rôle-piège des images hyp­n­a­gogiques: cen­sées faciliter la tran­si­tion de l’é­tat de veille à l’é­tat de som­meil, elles blo­quent le proces­sus et le ren­voient à la veille. Remar­que à dou­ble titre intéres­sante, car je fais sou­vent cette expéri­ence. Dans une champ neu­tre se détache un objet dont les évo­lu­tions me fasci­nent. Un autre lui suc­cède. Le proces­sus est nor­mal, l’en­chaîne­ment de ces fig­u­ra­tions ouvre sur le som­meil. Mais soudain, la fas­ci­na­tion tombe, je prends acte de la présence de l’ob­jet qui de ce fait devient qua­si réel et la con­science cri­tique reprend le dessus, ce qui me ramène à la veille. Pour expli­quer ce change­ment bru­tal de la nature de la chose on pour­rait le com­par­er à cette sit­u­a­tion de la vie réelle (si elle n’é­tait impos­si­ble): je m’ap­proche d’un chat, au moment où je vais le caress­er, c’est un chien. Dans les années 1990, je me suis pas­sion­né pour les images hyp­n­a­gogiques. Après des soirées de saoulerie, j’avais en effet, dans la phase de som­no­lence qui précé­dait le réveil la capac­ité de fix­er ces objets détachés sur un fond neu­tre et de les faire évoluer en leur imp­ri­mant ma volon­té. De là, je m’é­tais con­va­in­cu que si je pou­vais influ­encer sur la nature de l’ob­jet et avoir rap­port à lui, je pour­rai com­met­tre des actions qui, dans la vie réelle, étaient inter­dites sous peine de sanc­tion morale. J’y arrivais quelque fois, même si , assez vite, la chaîne de la représen­ta­tion se bri­sait m’oblig­eant à réen­gager le proces­sus ab initio.

Voir

Ce n’est pas parce que tu ne vois rien venir que rien ne vient.

Statut

Mon édi­teur français me rap­porte ce que lui con­fi­ait l’un des auteurs mai­son: “avant, lorsque je draguais une fille, je me pre­nais une veste. Depuis que j’ai écrit  un roman, elles se bous­cu­lent.” En Suisse, on ne dit pas “je suis écrivain”, mais “j’écris”. A quoi l’in­ter­locu­teur gêné répond:
- Et à part ça, vous faites quoi?