De ses bureaux d’éditeur, G. me conduit à l’hôtel Andrea Rivoli, rue St-Bon, puis en prenant à droite, à gauche, à gauche encore avant de revenir sur ses pas, tout en répétant “vous voyez, c’est tout droit!”, il m’amène au Centre Culturel Suisse, rue des Francs-Bourgeois. En attendant l’heure de l’émission de radio, nous prenons un apéritif en terrasse. Notre voisin de table, silencieux, a devant lui trois théières. La serveuse prend notre commande et par-dessus l’épaule du voisin:
- Une autre théière?
En face, cent personnes font la queue pour accéder à une boutique. Parmi elles de grands noirs montés sur ressorts. A en juger par l’humeur, ils sont à la porte du paradis. Deux cerbères en costume de travail, l’oreille en place, assurent l’ordre. Derrière, sur une trône de bois, une paire de Nike. Vingt minutes avant l’enregistrement public de La librairie francophone, nous battons la semelle dans l’impasse qui mène au petit théâtre. Arrive la productrice. Elle va pour m’embrasser, recule: “je suis malade et nous avons un autre problème, l’animateur vient d’avoir un malaise, il est dans un taxi”. Entre dans l’impasse la belle J. Ajoutons: au regard clair. Elle porte un manteau brodés de motifs de fleurs. Or, voilà qu’au moment où elle s’arrête devant notre groupe, une femme passe vêtue du même manteau. Je gagne la salle de théâtre seul, m’assieds à côté d’une dame qui lit. Elle ne quitte pas son livre des yeux. Deux ingénieurs du son s’affairent autour de la console. Je les salue, je ressors. Dans l’impasse, j’entends ce commentaire: “il est dans un taxi”. J’imagine ce taxi, quelque part dans Paris, sans roues, ne roulant pas, un tiroir laqué et immobile; comment l’animateur fera-t-il pour venir jusqu’à nous? La productrice décroche son téléphone et annonce: “il arrive!” Je retourne dans la salle. La dame lit, les ingénieurs disposent les micros en bouquet sur un arrangement de tables. Et soudain, j’aperçois Olivier. C’est lui le directeur du Centre Suisse. J’avais oublié. Un peu comme si avec tout le solennel requis, on vous annonçait le pape et qu’au moment de lui tendre la main, vous disiez:
- Ah, c’est toi le pape? Les gars, c’est un copain!
Mais voici les participants, libraires, producteurs, écrivains, attachés de presse, tout le monde s’engouffre dans la salle, et l’animateur, ventre à terre, marmonne “c’est le stress… trop de stress…”. Parmi les invités, Frédéric Pajak, réservé, peut-être bougon, gentil, intérieur. Et Laurent Gaudé, grand, jovial, la crinière d’argent, qui me dit:
- Ah, c’est vous Alexandre Friederich, je suis Laurent Gaudé!
Et à mon habitude, je me demande si ce Laurant Gaudé est l’écrivain Laurant Gaudé. Puis j’essaie de savoir, à part moi, qui est Laurent Gaudé (tout-à-l’heure, au début de l’enregistrement, il lira un extrait de Fordetroit). Démarre alors l’échange de ce direct-différé en public, lequel public est sommé d’applaudir su un signe de l’animateur. Pour l’écrivain, un exercice difficile: comment répondre en trois phrases à des questions qui mériteraient uen week-end de réflexion? Tolérant, G. dira: “Vous vous en êtres bien tiré.” Lorsque nous quittons la scène, la dame qui lisait s’approche et me dit: “j’ai beaucoup aimé votre livre.” Je bredouille quelque chose. Elle répète: “en tout cas, moi, j’ai beaucoup aimé”. A la sortie, voici jean-Paul. Lui aussi est pape. Tandis que nous nous déplaçons en crabe dans les rues bondées du marais — il est vingt et une heures, les rues sont pleines de scooters, de livreurs, de japonais, de boutiques, d’échoppes à sandwich, les trottoirs encombrés de tables, d’homosexuels à chiens, de mendiants encartonnés — Olivier explique: “parfois, on aimerait une demi-journée de silence, ne parler à personne pendant deux ou trois heures, tu vois?” J’essaie de me représenter ce cauchemar tout en évitant de marcher sur un chien, de prendre une portière de voiture dans le ventre ou encore de trébucher sur une théière.