De Budapest, Monpère m’adresse des messages empressés: “aucune décision irraisonnée!”, “nous en sommes à la case tant redoutée du garagiste!”, “l’automobilistique est une médecine opaque!”. Cependant, je suis sans voiture. Or, je dois rencontrer un éditeur à Bienne, parler à la radio à Lausanne, transporter des meubles et livrer des affiches. Au magasin, je convainc notre gérant de me céder l’Opel de service. Il marmonne dans sa barbe. Il minaude. Visiblement, je mets en péril son confort. J’insiste: après tout, la voiture appartient à l’entreprise et l’entreprise m’appartient, c’est donc ma voiture. Sur ce, je file à la Sallaz, dans les studios d’Espace 2, enregistrer en direct l’émission Entre les lignes, puis retrouve Claude Marthaler (un de mes héros) pour une interviewe. Dans l’après-midi, je retrouve le gérant au magasin. Il a trouvé la solution, il livrera mercredi: je dispose de l’Opel. J’appelle le garagiste de Oron.
- J’arrive!
- Alexandre, je partais pour la chasse.
- Trois quart d’heures.
Et je me trompe de route: je roule en direction de Vevey et de Fribourg. Je ratrappe le coup, je coupe par Forel. Le garagiste est penché au-dessus du moteur de la BMW. Il me présente son copain d’équipée.
- Belle voiture! remarque ce dernier.
De fait, c’est la plus luxueuse du village. Il y en a une autre, une série 6, modèle coupé, mais elle en vitrine. Le week-end dernier, alors que nous montions à la ferme avec les enfants pour l’anniversaire de Mamère, nous nous sommes arrêtés devant la halle d’exposition de Châtillens. Profil gracieux, cuir anthracite, options, toit décapotable, quatre mille cm3.
- Il faut déposer le moteur Alexandre.
Je hoche la tête: comment pratique-t-on une telle opération sur une limousine qui semble construite d’une seule pièce? Le garagiste a une idée. Il lève le doigt, me fait signe d’attendre, rentre dans son bureau. A son ami qui admire les pneus extra-larges, je dis:
- Il ne faut jamais prêter sa voiture à son père (d’après l’échange, il a compris que mes ennuis mécaniques sont dus au fait que le radiateur a chauffé alors que Monpère conduisait la BMW en direction de Budapest).
Puis, m’apercevant de l’âge de mon interlocuteur, j’ajoute:
- Remarquez, les pères disent pareil: il ne faut jamais prêter sa voiture à son fils!
Entre temps, le garagiste a fourré un doigt dans sa bouche et parle à haute voix “il y a ce gars… nom debleu … comment déjà… euh…”.
Il apostrophe son ami:
- Bendji, il s’appelle comment ?
“Bendji, songé-je à part moi, qu’est-ce que c’est que ce nom?“
L’autre, du tac au tac:
- Nicole! Tu parles de celui de Saint- Martin?
Et moi:
- La station service sur la droite de la route en direction de Crattavache?
- Non, en bas, dans le trou.
- Ah, oui, bien sûr, je lui ai cacheté ma deuxième BMW, il y a quinze ans.
Le garagiste compose le numéro et en attendant que ça décroche:
- C’est ennuyeux cette bielle coulée Alexandre…
La semaine dernière c’était un piston, puis un cyclindre. Aujourd’hui, c’est une bielle.
- A moins que ce soit un tuyau qui emmerde, fait encore le garagiste. Et soudain: Bendji? Oui, oui. Bien, merci.On va pas tarder, si tu veux savoir! Et comment! …sur tout ce qui bouge. Bon, c’est pas tout, écoute! J’ai Alexandre ici.
Il explique l’affaire, puis conclut : “moi je ne me risque pas à déposer le moteur, tu comprends?“
S’ensuit une longue tirade de Bendji et le garagiste place la main sur le haut-parleur:
” Il a viré tout son personnel”
“Il en pouvait plus”
“Il a sept voitures de retard et il est tout seul dans sa crémerie”.
Pourt dire quelque chose, je dis:
- Ne me parler pas du personnel!
L’ami approuve, puis se tourne vers la BMW:
- Quand même, c’est de la bagnole!
Puis le garagiste:
- Il va voir s’il peut vous la prendre…
J’en profite pour demander:
- Et la série 6 que vous avez en vitrine?
- Jolie.
- Oui.
- Neuve.
- Oui?
- Tout comme! 20’000 bornes.
Gardant le téléphone plaqué contre l’oreille, il ouvre un étui. Apparaît un permis de circulation et la photo d’une femme blonde.
- Une Américaine, partie aux Etats-unis. Faites une offre, Alexandre!
- Ce qui m’ennuie c’est la neige. Là où je vais, il neigera. La capote, c’est pas terrible pour la neige.
Mais Bendji est de retour. Mon garagiste écoute, remercie, raccroche.
- Bon, eh bien, vous me la laissez, je la fais voir à Bendji et puis… et puis rien, on avise.
Soulagé, je le remercie. J’éprouve la même sensation que le patient à qui le dentiste déclare: “ce sera tout pour aujourd’hui”. Pourtant, mon problème c’est pas résolu. Le 15 décembre, je pars pour Macassar dans le sud des Moluques. Au retour, il neigera èà Munich où je dois trouver un appartement et je serai à Lausanne. Et puis il y a Monpère. Tantôt, je lui disais: “je la fais réparer puis je te la donne. Mais alors, je ne veux plus en entendre parler¨” Or, il hésitait: “Oui, oui… je pourrai même te rembourser… ou la revendre… mais à l’usage, c’est tout de même une voiture chère.“
Pendant ce temps, le garagiste et son ami ont décroché leurs fusils et passé des vestes à gibecière.
- En tout cas, votre papa ne devrait pas la rouler comme ça jusqu’à Budapest, même à petite vitesse…
Le garagiste ferme le bureau, me tend la main. Je le remercie, je salue l’ami. Tous deux s’engagent dans la forêt, je monte à bord de l’Opel. A peine ai-je démarré, le portable sonne. C’est Monpère:
- Tu veux des duvets? J’ai un contact ici. De vrais plumes d’oies. On en profiterait pour les faire descendre avec les gars qui viennent pour ton déménagement.