A Châtel, j’indique le croisement sans hésiter. Monfrère engage la voiture sur la route d’Avoriaz. Il me semble que c’était hier: les week-end, nous quittions Genève pour le val d’Abondance, nous prenions pension Au Roitelet — en réalité, Aplo et Luv avait deux et trois ans, je venais de rencontrer Gala. Pourtant, je me souviens du supermarché. Je m’en souviens car il était construit à l’écart du bourg, le long d’une route étroite. Nous voici près de la rivière, entourés d’immeubles-chalets aux persiennes rabattues. Monfrère tourne sur route, nous remontons dans le centre de Châtel, prenons la direction de la douane et de Morgins. Hors des périodes de vacances, on sait à quoi ressemblent les stations de montagne: du papier brun masque les vitrines, les volets sont clos, les cafés éteints. Sur les trottoirs, des voitures bâchées. Enfin, nous apercevons un piéton. C’est une femme. Je l’appelle. Elle indique la direction d’où nous venons et précise: “il est tout en bas!” Monfrère tourne sur route. Nous repassons devant la boutique de bibelots, le pub fermé, le loueur de skis. A l’embranchement, même question qu’auparavant: “à gauche ou à droite?” Cette fois, nous partons dans la direction opposée à Avoriaz. Quelques maisons, un garage. Puis des champs. Un ouvrier communal inspecte une chenillette. Je saute de voiture, marche dans sa direction. Il monte à bord de la chenillette, je cours. Il démarre, je me place devant le véhicule. Il s’arrête. C’est un type amoché. Trente ans: le cheveu pauvre, les dents déchaussées. Il baisse la fenêtre, se penche dans le brouillard. Bajoues couperosées, nez en fraise, une trogne à gouttes.
- Qu’est-ce qu’il vous faut?
A croire qu’il va me vendre du rouge. Cependant, il confirme ce que disait la femme: au fond, tout au fond en suivant le rivière. Un , deux, trois kilomètres. Des bois, de l’eau, un hangar. Et soudain, sur un monticule, le supermarché. Même modèle dans tout l’hexagone: parois de métal blanc, enseigne peinte, ossature boulonnée à même le bitume. Sur le parking, le distributeur de caddies et deux voitures. Vers la sortie, la station- service. Au guichet, une femme dans son uniforme. Je lève les yeux sur les montagnes. Le brouillard roule sur les pentes. Avant dix minutes, tout sera englouti. Dans le supermarché, changement d’atmosphère: des monceaux de légumes, des mètres linéaires de produits laitiers, des terrines, des saucisses, des viandes, une boulangerie et une poissonnerie. Puis de l’électronique, des habits, des luges et les étagères offrant les produits régionaux: sirops de gentiane, miel de Haute-Savoie, cidre, compotes. je souffle: pas de chauffage. Je consulte ma montre. Nous devons être à la gare de Palézieux dans une heure pour récupérer Luv et Luc qui arrivent de Genève: nous sommes pressés. J’applique la méthode habituelle: Aplo pousse, j’attrape à l’étalage et jette dans le caddie. S’il s’attarde, je le presse; s’il bifurque, je le remets sur les rails. Nous passons par toutes les rangées. Dans l’ordre. Devant les viandes, longue halte. Une barquette de ceci, une, deux, trois barquettes de cela. Du canard, du boeuf, des filets mignons, un choix de côtelettes, des racks de porc, les viennes… bien, passons à la volaille. Puis aux fromages. Monfrère fait de même. Il nous précède aux caisses. Un couple dispose ses achats sur le deuxième tapis roulant . Derrière, une ménagère et son fils. Monfrère vide son caddie, paie et sort. Le couple et la ménagère échangent de propose étonnés. Le nombre de produits achetés par Monfère les stupéfait. Ils tombent d’accord: c’est extraordinaire! Il n’en faut pas plus pour relancer la conversation. Ils parlent de la situation du pays, du temps, de ce qu’il faut acheter en cette saison pour faire de la soupe, des promotions de la semaine . Et soudain, plus un mot. Tournés vers notre caisse, ébahis, le sourire gêné, l’air inquiet, ils regardent défiler la viande et les fromages. C’est alors qu’Aplo, chargé de déposer sur le tapis les produits que je récupère en bout de course et organise dans les sacs hisse deux paquets de chips:
- Je peux?
- Qu’est-ce que c’est? Je ne vois rien d’ici!
- Je sais pas! Pour l’apéritif.
- Oui, oui, prend!
Dégoûtés, les voisins se détournent.