Mois : juillet 2015

Mesure

Dans des sociétés juridique­ment con­formes et forte­ment admin­istrés telles que les nôtres, le lax­isme des autorités per­met de mesur­er le degré de résis­tance du peu­ple à l’arbitraire.

Petits

En juin, l’an­née sco­laire finie, des enfants petits et suisse-alle­mands jouaient toute la mat­inée dans le préau qui donne au niveau de ma salle de bains. Ils étaient trente, quar­ante. Des moni­tri­ces les gar­daient. Trois moni­tri­ces. Ce matin, je me brosse les dents. J’ai mal dor­mi, je n’ai pas dor­mi. Piqué par les mous­tiques. Fâché de l’af­faire avec Gala. Emmerdé. Je n’en­tends pas les petits. J’ou­vre grand ma fenêtre. Ils sont là. Il n’y en a plus que cinq. Tous les par­ents sont en vacances sauf les par­ents de ces cinq enfants. Je vois leur bon­heur. Le sou­venir qu’ils garderont de ce préau chaud, vide, tout entier pour eux. Ce que ne sauront jamais les autres.

Terracol

Gala, hier, au télé­phone et à l’écran, dit:
- Non… finale­ment, non. Il va faire trop chaud en Andalousie… Et puis, c’est comme ça… J’ai promis à mon fils… Pour mon anniver­saire… D’ailleurs, c’est de ta faute. Il suf­fit que tu te relis­es… relis ton mail du… Attends, je l’ai là…
Et un autre bil­let d’avion per­du.
Évidem­ment, là n’est pas le prob­lème.
Plus tard, Tatlin en ligne:
“Je me demande ce que je vais pou­voir faire de ma vie lorsque je vais ren­tr­er en Alle­magne.“
A quoi je réponds:
“Je me posais la même ques­tion: que faire?“
Puis je l’aver­tis que j’ai reçu la veille un cour­ri­er de l’E­tat (elle est domi­cil­iée chez moi):
“Tu veux que je te l’en­voie?”
“Oh non, j’ai telle­ment peur de ces cour­ri­ers, envoie directe­ment à mon avo­cat!”.
“Tu ne veux pas venir en Andalousie la semaine prochaine?”
” Je suis à Ams­ter­dam. Je me suis remis à la *****”
“Moi, j’ai un stage com­man­do”.
“Guerre et poésie! Fan­tas­tique!“
La con­ver­sa­tion finie, comme je descends relever la boîte à let­tres, je trou­ve un envoi de Chris­t­ian Désag­uli­er. Un col­is. Deux exem­plaires de la revue Toute la lire. Page 39, la pub­li­ca­tion in exten­so de mon livre écrit à La Char­treuse de Vil­leneuve-les Avi­gnon en 2002, Cas­sa­tions.

Chaleurs

Gazon sec, jau­ni. Le vent lève dans les arbres. Le ther­momètre du bureau indique 32 degrés. Les Andalous ont quit­té l’ap­parte­ment mer­cre­di. Depuis ce matin, j’ai rem­pli huit fois le tam­bour de la machine à laver. Au télé­phone ma mère me dit: “tu n’es pas tombé sur des gens com­muns. Pour leur repren­dre les clefs, je leur ai don­né ren­dez-vous à la sor­tie d’au­toroute de Vaulruz. J’ai pronon­cé “vo-ru”, puis j’ai épelé. Ils étaient à l’heure. Fig­ure-toi que l’un d’en­tre eux est pro­fesseur de philoso­phie! Il a admiré ta bib­lio­thèque…“
J’é­tends le linge et sur­veille le ciel. L’or­age men­ace.
Hier, j’ai dû sor­tir. J’ai mis des lunettes sur le nez, je me suis fau­filé entre les haies, j’ai emprun­té le sen­tier du Guintzet qui mène aux ter­rain de sport, j’ai gag­né la rue du Jura par les escaliers de l’Ecole de con­duite, je suis descen­du dans le souter­rain, je suis entré dans la Migros, j’ai rem­pli mon sac à dos avec le sen­ti­ment de me servir au ray­on d’une phar­ma­cie. Cela devrait per­me­t­tre de tenir une semaine sans quit­ter l’ap­parte­ment. A la caisse, un client dis­ait:
- Et Manuel?
- Manuel? Répondait la cais­sière en glis­sant les arti­cles sur le scan­ner.
- Manuel.
- Quel Manuel? Manuel?
- Oui, Manuel.
- Il est en vacances.
- Au Por­tu­gal?
- Au Por­tu­gal.
- En vacances.
- Oui, en vacances… Et toi?
- Oui.
- Tu es ren­tré?
- Je viens de ren­tr­er.
- Du Por­tu­gal?
- Du Por­tu­gal.
J’ai pen­sé: “au fond, par­ler, c’est assez sim­ple”. J’ai acheté un Coca-Cola et j’ai fait ce que je ne fais jamais: je l’ai bu dans la rue. Main­tenant, assis à ma table de tra­vail, je regarde le ciel. Le ciel puis le gazon jau­ni et sec. Des cor­beaux noirs volent dans le ciel noir. Une neu­vième machine tourne en bas. Des draps et des houss­es. S’il pleut, je ne saurai pas où les met­tre à séch­er. J’ai occupé tous les meubles de l’ap­parte­ment. J’ai éten­du les draps précé­dents sur la table du salon, les armoires, les chais­es, le vélo d’in­térieur… Si quelqu’un entre, il se croira dans un garde-meu­ble. S’il demande “tu démé­nages?’ ”, je lui répondrai :
- En novem­bre.
Et tou­jours sans men­tir:
- Je ne sais pas où je vais aller.

Diego

Dans la camion­nette qui nous ramène à Madrid, Javier racon­te que Diego, avant la tra­ver­sée des Pyrénées, a par­ticipé au début de ce mois à la tra­ver­sée des Dolomites.
- Dans les mêmes con­di­tions?
- A peu près. Il a tant exas­péré son cama­rade de cham­bre que celui-ci a sor­ti sa valise sur le palier. Ensuite, il a fal­lu les sépar­er! D’ailleurs, je ne vous ai pas dit: à Viel­la, il a dû quit­ter la soirée privée, les hôtes menaçaient de lui cass­er la gueule!
- Et il est où?
- Il devait venir avec nous à Madrid, mais ce matin il a com­mandé un taxi. Tu as vu le taxi, devant l’hô­tel de San Sebas­t­ian?  Il l’a demandé, puis il est remon­té dans sa cham­bre et il a pré­ten­du qu’il n’en voulait plus. J’ai dû le pay­er. Ensuite, il devait de l’ar­gent à Tere­sa. Pour les mas­sages. Il est par­ti à la banque en chercher. Il n’est pas revenu…

Creusement

Quelle déso­la­tion de se représen­ter n’écrivant que pour le lecteur! La con­ver­sa­tion con­tin­uée se fait en Dieu.

Jours tranquilles à Madrid.

Petit-déje­uner au Gran Jamon­al avec pain frot­té à la tomate et à l’huile d’o­live, café noir et jus d’o­r­ange frais; salon de coif­fure fran­quiste d’Argüelles où mon père m’a assis pour la pre­mière fois alors que j’avais onze ans, ce que j’évoque avec “le fou”, le coif­feur que Mon­frère désigne ain­si car aucune des ques­tions qu’il pose quant à la coupe n’est com­préhen­si­ble de sorte qu’il faut répon­dre au hasard “si” ou “no”; pas­sage chez Sol­diers où Jorge nous mon­tre les pho­togra­phies de son expédi­tion de juin au Mont Cervin avec l’équipement et les cordages des alpin­istes de la dernière guerre; apéri­tif au Cráter (le jeune serveur apporte une “tapa” avec chaque demi-litre de bière, ce qui donne dans l’or­dre, fro­mage Manchego, grains de maïs frits, tranch­es de Ser­ra­no, tor­tilla, puis demande: “je fais quoi? je recom­mence dans le même ordre ou vous avez une préférence?” Après quoi nous dînons  rue Mar­qués de Urqui­jo, au restau­rant Pun­to Bási­co, chez Maria, la maître-d’hô­tel qui com­mande son per­son­nel et ses cuisiniers un micro devant les lèvres (même si je ne la vois jamais par­ler). Enfin, tan­dis que je retourne à l’hô­tel pour la sieste, Mon­frère fait un aller-retour en téléphérique au-dessus de la Casa de Campo.

Dernière

Étape épuisante. Parce que c’est la dernière, mais aus­si parce qu’elle aligne six cols. Au som­met du cinquième, l’Al­to de Aritx­ule­gi, je bois dans l’or­dre: une boîte Coca-cola, un boîte de Fan­ta, une deux­ième, une troisième et une qua­trième boîte de Fan­ta. Et aus­sitôt en selle, attrape mon bidon pour com­pléter par de l’eau. Sur les cinquante derniers kilo­mètres, nous filons tous en ligne en direc­tion de San Sebas­t­ian, plaisan­tant et chan­tant. Quand Javier nous arrête et demande que l’on attende Diego, cha­cun se récrie. Mir­a­cle de la camion­nette, le voici pour­tant en tête, paradant et ridicule, lorsque nous entrons dans la ville à quar­ante à l’heure. Nous buvons du cidre dans le quarti­er de Pasa­ia, au pied de la falaise puis embar­quons les vélos sur un bateau, tra­ver­sons le bras de mer qui nous sépare de la ville et roulons les derniers huit kilo­mètres sur la piste cyclable qui longe la baie de San Sebastian.

Sixième

Gravi le col de Marie-Blanque en cadence, lais­sant der­rière moi et le Majorquin génial et l’opiniâtre ban­quier chilien Sebas­t­ian. Nous for­mons désor­mais à qua­tre, avec Mon­frère, le groupe de tête, con­sul­tant à tour de rôle les indi­ca­tions portées par Javier sur la feuille d’é­tape afin de négoci­er les croise­ments de route et s’a­chem­iner à bon port le long des 115 km que compte l’é­tape du jour entre Laruns et Ocha­gavia en Espagne. Nous atteignons le col de La Pierre Saint-Mar­tin deux heures avant le pas­sage du tour de France. Les autres (et d’abord les Colom­bi­ens, en véri­ta­bles afi­ciona­dos) restent et se joignent aux badauds qui occu­pent la route depuis deux ou trois jours pour cer­tains. Nous redescen­dons et suiv­ons les prouesse des cham­pi­ons à la télévi­sion, l’ef­fort terminé. 

Cinquième

Ascen­sion du Tour­malet, puis du col de l’Aubisque puis du col de Soulor, un dénivelé de 3141 mètres sur 111 kms. Nous aboutis­sons à Laruns, pre­miers arrivés dans ce vil­lage que je recon­nais pour y avoir garé la vielle Renault 21 que m’avait don­née l’écrivain O.T. en 2003, alors que je pre­nais la route pour me ren­dre en Navarre à vélo, pas­sant ensuite par Jaca et Sabi­nani­go, dor­mant dans des hôtels dont j’é­tais l’u­nique client, faisant des détours pour vis­iter les vil­lages fan­tômes, envoy­ant sur mon télé­phone des mes­sages à Gunel­la, dont je venais de tomber amoureux, comme il est fréquent, juste avant de par­tir en voy­age (et qui au retour, chose toute aus­si fréquente, me dirait “j’ai bien réfléchi…”, avant de se mari­er dans les trois mois à un autre). Nous sommes sur la ter­rasse lorsque survient Diego ivre. Il est en tenue cycliste mais per­son­ne ne l’a vue sur la route.  Provo­ca­teur, il par­le avec force gestes, fait du plat à la serveuse, fille mag­nifique qui n’en a que faire, molestant Tere­sa qui ter­mine ses séances de mas­sage et par divers excès se met défini­tive­ment au banc du groupe qui, joyeux d’avoir vain­cu l’é­tape la plus exigeante du périple, rit et plaisante.