Des femmes délicieuses se tenant tel des caryatides au milieu du hall somptueux de la résidence me donnent un baiser au passage, puis le gardien m’ouvre la porte extérieur. Un aréopage de délégués m’accompagne à l’extérieur du parc, là où se tiennent sous une tente les manifestants de la faim. Le cercle des sympathisants s’ouvre et j’atteins leur chef dont je note des revendications. Peu près, introduit dans la chambre à coucher de mon père, qui a statut d’ambassadeur, je les lui répète. Le nez plongé dans un ouvrage épais, il ne m’accorde aucune intention.
- .. en tout cas, dis-je, il n’a pas l’air mort de faim!
Mon père, sans cesser de lire:
- Tu te trompes, il est affamé. Et, alors?
Mois : mai 2015
Faim
Pluie
Pluie persistante qui du matin au soir fait le jour gris. Le téléphone sonne. Je quitte des yeux les pages de mon livre et considère l’appareil: qui ose appeler?
- C’est un jour férié, dis-je à l’interlocuteur.
Puis je m’aperçois de ma bévue: les écoliers de Fribourg sont en congé, mais ce n’est pas un jour férié. Je raccroche et regarde par la fenêtre: aucun mouvement sur la colline, les cloches des bâtiments marquent les pauses et les récréations, mais il n’y a pas d’élèves, la pluie tombe, régulière et grise. Quant la fourgonnette d’une électricien passe au ralenti rue Jean-Gambach, je ne peux m’empêcher de songer: “celui-là aura été puni.”
Lentilles
Vingt minutes après avoir quitté à pied le chalet de Monfrère, celui-ci remarque qu’il a oublié le saucisson-lentilles sur le feu. Il appelle le voisin. Hélas, le voisin est en plaine. Monfrère part en courant, tandis qu’Aplo et moi poursuivons à travers la forêt, en direction du col de Soladier. Sur la montée, un groupe de cyclistes nous double. Nous le rattrapons près d’un alpage, sur une partie de route qu’à emporté un glissement de terrain. Un ouvrier manœuvre une pelle mécanique. Nous rejoignons un nouvelle fois le groupe contre un pente trouée d’ornières qui oblige les cyclistes à porter les VTT. Sur le col, je prend le groupe en photos. Tandis que les cyclistes descendent vers Les Avants, je désigne la croix sur le sommet de la Dent de Jaman. Aplo pense que je plaisante. Nous grimpons un sentier vertigineux. Spectacle épatant: le Léman apparaît autour de Vevey, Chillon et Villeneuve; bientôt, il est entier; visible du Bouveret à Genève. Cependant, à quelques cinquante mètres de la Croix, nous manquons une bifurcation et sommes rabattus à flanc de la montagne. Nous longeons la vallée. Aplo souhaite faire demi-tour, mais je fais valoir qu’il y a en parallèle un chemin d’alpage. Je propose de le rejoindre. Une heure plus tard, le chemin est toujours là, en contrebas, et la pente qui nous en sépare, trop raide pour que l’on s’y risque. De plus, elle est hérissée de protège-avalanches. Nous aboutissons ainsi au col, où il me faut demander le départ de ce chemin que nous n’avons pas cessé de suivre et qui, maintenant que nous l’avons rejoint, a disparu. Nous le trouvons derrière une maison aux volets fermés, barré d’un portail, jonché d’éboulis et d’arbres fendus par la foudre. En deux heures, d’un pas martial, nous regagnons Ondallaz et le chalet de Monfrère où, alors que nous mangeons en terrasse le plat de lentilles, une buse pique sur l’une des poules qui picore dans l’herbe, l’enlève et la dépose à la cime d’une sapin de trente mètres. Peu après, elle chute. Nous la cherchons au pied de l’arbre, dans le ruisseau et dans les narcisses. Nous finissons nos plats, quand le voisin paraîrt dans le jardin la poule dans les bras:
- Je l’ai trouvée devant ma porte. Elle creusait de deux pattes, comme si elle cherchait à s’enterrer…
Impôt
La question des impôts, ce devoir de contribution principe de la cohésion sociale, est remis en question par le fait que l’Etat délaisse son obligation d’assurer la paix sur les territoires administrés. Le cas de la France est frappant: les migrations intérieures de citoyens travaillant, donnant donc plus qu’ils ne reçoivent, se multiplient en raison de l’extension des zones de non-droit, abandonnées aux mains des malfrats, principalement des immigrés.
Conversation
Ambiance nouvelle qui s’installe entre Aplo et moi pour ce qui est de la vie quotidienne. Nous vaquons à nos occupations, nous nous croisons dans l’appartement. Il va à l’école, je vais à ma table de travail. Je cuisine, nous mangeons en silence il débarrasse la table. Comme si la parole, six mois après son emménagement ici, sur la colline, à Fribourg, s’était tarie. Où est-ce l’âge? L’adolescence? Ce régime de questions sans réponses? Cet intervalle périlleux entre l’enfance et la vie adulte qui met à distance des autres et d’abord des parents? Sensation de rupture qui s’ajoute en ce qui me concerne à cette conviction quotidiennement étayée par des exemples nouveaux d’un régime de vie sans conversation. Il serait plus juste de dire, au sens grec: discussion. De fait, un langage fonctionnel, opératoire, supra-individuel remplace peu à peu la parole liée au caractère, à la personnalité, à l’expression des désirs, à la recherche de la vérité. Cela me marque plus que je ne veux bien le dire. D’ailleurs, ce lundi, comme je corrigeais une fois de plus, sur la terrasse bondée du café de l’Ancienne Gare, un des chapitres du roman qu’écrit la jeune S., je me laissais aller aux spéculations, nouant esthétique et morale, conscient que je faisais les questions et les réponses, m’excusant bientôt d’accaparer la parole, mais, en fin de compte, de retour à ma table de travail, heureux comme si un événement avait brisé cette existence monotone des individus ordonnés au rythme industriel des machines.
Etranglement
Etranglé lundi soir au Krav-Maga lors de la démonstration d’une prise, j’en suis encore, deux jours après l’exercice, à me demander si je ne vais pas accourir aux urgences. Entre-temps, l’entraîneur et les camarades ont appelé. Je les ai rassuré, mais je ne le suis pas. Il est fréquent que l’un d’entre nous se blesse, mais le fait qu’il s’agisse du cou, siège de la voix, du souffle, du port de tête, produit une autre espèce d’inquiétude. Et cela aussitôt l’accident survenu; de retour dans le rang pour la suite de l’entraînement, j’étais comme absent, concentré sur la douleur, attentif à son évolution comme si je me tenais au chevet d’un malade. Lorsque L. m’avait brisé une côte, je n’avais pas ressenti pareille inquiétude. Et, bien entendu, j’ai ma part de faute: cette pression sur le cou est faite pour tuer, pour l’arrêter je devais donc taper plus vite.