Mois : mai 2015

Pierre

Pierre crie au loup. Faute de loup, les cris s’an­nu­lent dans son sac­ri­fice. Et si nous autres, à force d’ex­hiber au regard des vic­times de nos spo­li­a­tions une réus­site matérielle qui est d’abord un cache-mis­ère avions sus­cité la horde qui nous dévore?

Amour

Ma timid­ité envers les femmes, immé­di­ate­ment sur­mon­tée quand j’aime, m’au­ra préservé de la médi­ocrité et de l’arith­mé­tique du désir. Elle m’au­ra aus­si valu la soli­tude et ce sen­ti­ment océanique (pour jouer avec l’ex­pres­sion) que le port ne suf­fi­ra jamais à mesur­er l’infini.

Calcul

Pour quoi vous dis­ent-ils ce que vous voulez enten­dre? Pourquoi cette lâcheté? Envers vous, envers eux-mêmes?

Peur- Etat

Je n’ai pas peur. Je crains seule­ment que l’E­tat ne m’empêche d’a­gir en fonc­tion de ma peur, détru­ise par son sché­ma de faib­less­es addi­tion­nées ma volon­té de courage.

Histoire

L’his­toire n’est pas la ligne du temps mais la con­science pos­si­ble de ce qu’on est en fonc­tion de ce qu’on a été y com­pris avant d’avoir été. Si per­son­ne n’a vécu dans le passé, per­son­ne ne vivra dans le futur. Nous aurons été et nous serons vis­i­bles — mais per­son­ne ne pour­ra pré­ten­dre nous voir.

Ecole

Une dic­tée par jour depuis douze jours. Or, durant ces douze jours, Aplo a fait plus de pro­grès en orthographe qu’en douze ans d’é­cole. Qu’on ne me dise pas que l’é­cole tra­vaille à l’en­seigne­ment des enfants!

Perspectivisme

Tout à l’heure, à la bib­lio­thèque, je recon­nais aus­sitôt sa voix. Ma pre­mière réac­tion: “zut, je n’ai pas envie de lui par­ler”. Pourquoi? Parce que je n’ai envie de par­ler à per­son­ne. Mais voilà, les livres que je cherche sont dans le même ray­on. Je le salue. Un homme sym­pa­thique, jovial même. Et gêné. Qui depuis qu’il a échangé préfér­erait ne pas me con­naître. Plus exacte­ment: red­oute qu’on sache qu’il me con­naît. Ce qui, m’é­tant passé par la tête et acquérant dans la foulée valeur d’év­i­dence, alors même que je dis­cute m’amène à lui dire sur un ton tou­jours ami­cal, mais sans qu’il y ait pos­si­bil­ité de se mépren­dre sur le sérieux de l’in­ten­tion:
- Tout ça, c’est de la merde!
A quoi, il répond, comme dans un dia­logue de sourds:
- Moi, je n’ai jamais été aus­si heureux!

Le prisonnier

Je l’emmène au restau­rant. Pas n’im­porte quel restau­rant, un réfec­toire. Deux cent per­son­nes dînent le long des tables et vont et vien­nent. Mon plateau à la main, je le devance. Je prends place à une table libre. Il me fait signe que ça ne va pas. Il marche au bout de la salle où il tire une chaise con­tre un mur, puis se met au ras de l’assi­ette de façon à être caché des autres per­son­nes :
- Là, je préfère comme ça.
Il m’ex­plique alors com­ment trafi­quer le boîti­er de ma Casio pour y couler de l’or de con­tre­bande et me donne des détails sur la façon dont il con­vient de se com­porter envers les autorités douanières du Kivu.

Rencontre

Ren­con­tre avec des résis­tants à Flu­men. Beau­coup moins engagé qu’il ne le sont, mais plus pes­simiste, je doute jusqu’au dernier moment: vien­dront-ils? A l’heure con­v­enue, ils sont là, tous qua­tre, devant une mai­son de pier­res. Je ne con­nais pas leur physique, ils ne con­nais­sent pas le mien. L’at­ti­tude suf­fit. Sans hési­ta­tion, nous nous recon­nais­sons. Nous prenons un café en plein soleil. Les pre­mières min­utes, aucune opin­ion poli­tique n’est proférée. Cha­cun fait, sous pré­texte de cour­toisie, de la recon­nais­sance. Trois heures plus tard, au moment de se sépar­er, le con­tact est bien avancé. Dans le cours de la con­ver­sa­tion, d’in­nom­brables anec­dotes sur les pra­tiques de l’en­ne­mi ont été partagées: elles ser­vent autant à mesur­er les nuances idéologiques de cha­cun qu’ à cern­er l’ob­jec­tif commun.

Déni

Le déni de réal­ité peut être con­sid­éré comme la pre­mière occur­rence de mal­adie men­tale provo­quée dans un but poli­tique. Le navire coule; les rats quit­tent le navire. Ques­tion d’in­stinct. Pour ce qui est de l’homme, il a encore le bon sens. Mais ses proces­sus sont blo­qués par déni. Et quand par hasard les con­tenus affleurent à la con­science, ils sont détru­its. Donc le navire coule; l’in­di­vidu sait qu’il coule avec le navire; il juge que tout va bien ; le bien-fondé de ce juge­ment est véri­fié par l’opin­ion con­ver­gente des autres indi­vidus lesquels pra­tiquent le même déni. Après le bon sens, c’est donc l’in­stinct qui a été détru­it chez l’adulte occi­den­tal, et cela, mir­a­cle du temps-lumière, vitesse à laque­lle cir­cu­lent les paque­ts d’in­for­ma­tions à tra­vers les réseaux numériques, en l’e­space de vingt ans.