Mois : mai 2015

Hôtel en Turquie

La semaine dernière, Bul­loz passe à la mai­son me deman­der un con­seil. Il a le pro­jet de par­tir en vacances avec Mélanie.
- Où irez-vous?
- Aucune impor­tance.
- Mais encore?
- Eh bien, nous sommes allés dans une agence de Pérolles. Le vendeur nous a recom­mandé la Turquie. 
- Antalya?
- Com­ment dis-tu? Oui, peut-être. J’ai oublié. L’a­mu­sant, c’est que le vendeur n’a cessé de nous van­ter la qual­ité du lit, le petit-déje­uner et les couch­ers de soleil. Pour un séjour amoureux, dis­ait-il, on ne pou­vait faire de meilleur choix. Je l’ai lais­sé dire, puis nous lui avons expliqué que nous n’é­tions pas un cou­ple.
- Et il vous a ven­du deux cham­bres.
- Oui, mais après réflex­ion, j’ai fait mod­i­fié l’of­fre. Deux cham­bres, c’est trop cher.
-  Et l’a­mi de Mélanie, que dit-il?
- Rien.
- Il ne dit rien?
- Non. je ne sais pas. Non.
Quelques jours passent, puis Bul­loz me demande à nou­veau con­seil. Il affiche une pho­togra­phie sur son télé­phone.
- Qu’est ce que c’est?
- L’hô­tel, en Turquie.
Un bâti­ment de cinq cent cham­bres et autant de bal­cons avec mari­na, piscines et plages pri­v­a­tives. A mon avis, un cauchemar.
- Superbe!
- Regarde mieux!
- On dirait une maque­tte d’ar­chi­tecte?
- Exacte­ment. Et j’ai regardé sur Google Earth, je n’ai pas trou­vé l’hô­tel.
- Tu as déjà payé?
- Non.
- Dans ce cas, tu ne risques rien…
Je lui con­seille tout de même de véri­fi­er sur un site de loca­tion en ligne et sur un forum touris­tique. Bul­loz, le lende­main, encore plus per­plexe:
- Je n’ai rien trou­vé. 
Une semaine s’é­coule, puis les voici chez moi, lui et Mélanie. Prof­i­tant d’un silence dans la con­ver­sa­tion, je demande:
- Et ces vacances en Turquie?
- Je ne t’ai pas racon­té? Je suis retourné à l’a­gence et j’ai fait part au vendeur de mes doutes. Il a cher­ché à son tour, avant de con­clure: “excusez-moi, vous avez rai­son, cet hôtel n’ex­iste pas!” 

Stabulations

Écrire un essai, comme je le fais ces jours — dans l’im­mé­di­at, j’en suis à la prise de notes et à la con­struc­tion du pro­pos — est morale­ment décourageant car on sait ce que l’on va dire et l’on ne cesse de s’é­ton­ner qu’il faille encore s’en don­ner les moyens. Avec les réc­its, rien de pareil: on avance au coupe-coupe dans la forêt obscure et le chemin se referme dans notre dos. Sen­sa­tion angois­sante, mais qui tient en haleine. Il y faut du courage, de l’au­dace même. Plutôt, de la foi.

Gala

Con­ver­sa­tion stu­pide avec Gala. Sur télé­phone. Ce dia­logue des mes­sages. Cette idi­otie tech­nologique. D’ailleurs j’ai les doigts trop gros. Et com­ment dire quand on ne peut pas écrire? Com­ment écrire quand il est impos­si­ble de com­pos­er des phras­es. Ce monde en rac­cour­ci, pris de vitesse, est une saloperie. Mais voilà, à force de reproches, de remon­trances, à force de bribes, une fois de plus, nous renouons. Si l’on enl­e­vait à l’amour sa part de jeu, trag­ique par­fois, dérisoire surtout, que resterait-il?

Musique de Fribourg

Journées mornes. Jamais je ne m’é­tais sen­ti aus­si mar­gin­al. La ville qui s’é­tend au pied de la colline est étrangère. Lorsque je sors, c’est pour me ren­dre au restau­rant de l’u­ni­ver­sité en com­pag­nie d’Ap­lo. Nous prenons la file avec les étu­di­ants et tout de leur com­porte­ment m’é­tonne: leur lenteur et leur inquié­tude, leur affa­bil­ité et leur gêne, leur gestes, leurs atti­tudes. J’ai beau chercher, je n’y retrou­ve rien qui, mis en regard de mon expéri­ence et de mes attentes, n’of­fre un sens. D’ailleurs, nous sommes peut-être à l’u­sine. Il serait l’heure de manger, et nous man­geons, sous l’hor­loge, dans un plateau tan­dis que des Africains et des Arabes en tabliers clairs poussent des char­i­ots dans les allées. Puis je me ras­sure: il y a vingt ans, la can­tine du Cen­tre médi­cal uni­ver­si­taire de Genève, sur le plateau de Cham­pel, me fai­sait le même effet. Je n’y allais pas. Nous avions notre table au café de la Paix, Boule­vard Carl-Vogt ou au café des beaux-Arts, route de Carouge. Là se nouaient les con­ver­sa­tions, là se fai­saient les pro­jets. De retour sur Plain­palais, je voy­ais les lim­ites de la place, mais pas celles du monde. J’e­spérais aller loin; j’é­tais cer­tain d’aller loin. Aujour­d’hui, je me réjouis de par­tir. Où ça? demandait tan­tôt Mon­a­mi. Il fal­lut avouer que je n’avais pas envis­agé cet aspect de la ques­tion. Peu importe: la sen­sa­tion d’as­phyx­ie suf­fit à guider les pas. En atten­dant, lorsque je quitte le réfec­toire de l’u­ni­ver­sité, ici à Fri­bourg, je remonte l’av­enue de l’Eu­rope avec Aplo, puis celui-ci emmanche la rue des Ecoles, et je vais seul sur le dernier bout, mon­tant dans mon bureau où, per­ché, je con­sid­ère inter­dit cette ville dont n’é­mane plus aucune musique.

Retour

Aber­ra­tion de la mau­vaise foi, d’au­cuns se pré­ten­dant éclaireurs annon­cent un retour du religieux sur notre con­ti­nent. La mort de Dieu n’é­tant jamais achevée (ain­si que le mon­tre le Zarathous­tra de Niet­zsche lorsqu’il renonce à s’adress­er au peu­ple, con­va­in­cu que celui-ci embrassera bien­tôt de nou­velles idol­es), nul doute qu’il ne faille toute la volon­té de la rai­son pour cor­riger notre ten­dance naturelle à réha­biliter les fan­tômes que sus­cite notre angoisse d’être. Cepen­dant, au quo­ti­di­en, l’oc­ci­den­tal est résol­u­ment mod­erne, c’est-à-dire ori­en­té vers l’homme. Nous sommes pour nous-mêmes ques­tion. Cette reli­gion qui reviendrait, ne revient pas en principe, pas plus qu’elle n’est dans l’air du temps: elle revient  con­crète­ment, portée par la bêtise philosophique des pop­u­la­tions immi­grées, par­ti­c­ulière­ment musul­manes, dont l’his­toire intel­lectuelle s’est arrêtée au moyen-âge.

Vassili Rozanov

Lorsqu’on ne donne pas assez, l’âme aus­sitôt devient triste. Vas­sili Rozanov.

Arbres

Je don­nerais beau­coup pour con­naître le nom des arbres. Les oiseaux aus­si, mais d’abord les arbres. Mon inca­pac­ité à les nom­mer est un hand­i­cap. Le détail me vient, feuilles, trem­ble­ments, nuances de couleurs, mais c’est une ruse: je ne sais pas leur nom.

Beauté

Où sont les vis­ages beaux? Cela aus­si serait donc his­torique? N’au­ri­ons-nous qu’un temps la capac­ité de dis­cern­er la grâce dans les traits? S’ag­it-il d’un prob­lème de phys­iog­no­monie? La sculp­ture du car­ac­tère délais­sée, les vis­ages perdraient leur vif? A moins que la rai­son soit à rechercher dans l’humeur de celui qui regarde… Non pour­tant: me prom­enant seul en Asie, je suis fasciné et je remercie.

Lit

Chaque fois que je me couche, et c’est plus d’une fois par jour, je me félicite du con­fort de mon lit. Cela prend des airs de con­quête. Naïve­ment, tel un gosse, je me répète: que je suis bien, que le con­tact des draps est doux. Et avant de penser à tout, affaire de quelques sec­on­des, je ne pense qu’à cette sen­sa­tion d’aise. Est-ce là, incon­sciem­ment, la décou­verte d’une sen­sa­tion que j’ai volon­taire­ment et con­stam­ment, dans un but louable mais absurde, bat­tu en brèche en dor­mant dix années de suite sur des instal­la­tions mor­ti­fi­antes, planch­es nues, palettes exposées au froid, moquettes jetées au sol?

Ligne d’horizon

De ce que je compte faire les prochains six mois, j’ai tout fixé, y com­pris le désor­dre: c’est dire si le besoin est grand d’être ras­suré et forte l’en­vie de me sous­traire jour après jour, heure après heure, à la dic­tée du réel. Avec cela, il y a deux incon­nues qui feraient obsta­cle au flux réguli­er du temps: Gala d’abord, dont la capac­ité d’amour et d’é­goïsme vaut résis­tance, d’autre part les pro­jets d’écri­t­ure que sont Stab­u­la­tions et Noria, l’un tout didac­tique, mais pesant son poids sur une con­science déjà alour­die, l’autre, à l’op­posé, exigeant une inspi­ra­tion prime­sautière. Sur la ligne d’hori­zon, autour de décem­bre, l’e­spoir de retrou­ver, pour l’e­sprit et le corps, la lib­erté nécessaire.