La semaine dernière, Bulloz passe à la maison me demander un conseil. Il a le projet de partir en vacances avec Mélanie.
- Où irez-vous?
- Aucune importance.
- Mais encore?
- Eh bien, nous sommes allés dans une agence de Pérolles. Le vendeur nous a recommandé la Turquie.
- Antalya?
- Comment dis-tu? Oui, peut-être. J’ai oublié. L’amusant, c’est que le vendeur n’a cessé de nous vanter la qualité du lit, le petit-déjeuner et les couchers de soleil. Pour un séjour amoureux, disait-il, on ne pouvait faire de meilleur choix. Je l’ai laissé dire, puis nous lui avons expliqué que nous n’étions pas un couple.
- Et il vous a vendu deux chambres.
- Oui, mais après réflexion, j’ai fait modifié l’offre. Deux chambres, c’est trop cher.
- Et l’ami de Mélanie, que dit-il?
- Rien.
- Il ne dit rien?
- Non. je ne sais pas. Non.
Quelques jours passent, puis Bulloz me demande à nouveau conseil. Il affiche une photographie sur son téléphone.
- Qu’est ce que c’est?
- L’hôtel, en Turquie.
Un bâtiment de cinq cent chambres et autant de balcons avec marina, piscines et plages privatives. A mon avis, un cauchemar.
- Superbe!
- Regarde mieux!
- On dirait une maquette d’architecte?
- Exactement. Et j’ai regardé sur Google Earth, je n’ai pas trouvé l’hôtel.
- Tu as déjà payé?
- Non.
- Dans ce cas, tu ne risques rien…
Je lui conseille tout de même de vérifier sur un site de location en ligne et sur un forum touristique. Bulloz, le lendemain, encore plus perplexe:
- Je n’ai rien trouvé.
Une semaine s’écoule, puis les voici chez moi, lui et Mélanie. Profitant d’un silence dans la conversation, je demande:
- Et ces vacances en Turquie?
- Je ne t’ai pas raconté? Je suis retourné à l’agence et j’ai fait part au vendeur de mes doutes. Il a cherché à son tour, avant de conclure: “excusez-moi, vous avez raison, cet hôtel n’existe pas!”
Mois : mai 2015
Hôtel en Turquie
Stabulations
Écrire un essai, comme je le fais ces jours — dans l’immédiat, j’en suis à la prise de notes et à la construction du propos — est moralement décourageant car on sait ce que l’on va dire et l’on ne cesse de s’étonner qu’il faille encore s’en donner les moyens. Avec les récits, rien de pareil: on avance au coupe-coupe dans la forêt obscure et le chemin se referme dans notre dos. Sensation angoissante, mais qui tient en haleine. Il y faut du courage, de l’audace même. Plutôt, de la foi.
Gala
Conversation stupide avec Gala. Sur téléphone. Ce dialogue des messages. Cette idiotie technologique. D’ailleurs j’ai les doigts trop gros. Et comment dire quand on ne peut pas écrire? Comment écrire quand il est impossible de composer des phrases. Ce monde en raccourci, pris de vitesse, est une saloperie. Mais voilà, à force de reproches, de remontrances, à force de bribes, une fois de plus, nous renouons. Si l’on enlevait à l’amour sa part de jeu, tragique parfois, dérisoire surtout, que resterait-il?
Musique de Fribourg
Journées mornes. Jamais je ne m’étais senti aussi marginal. La ville qui s’étend au pied de la colline est étrangère. Lorsque je sors, c’est pour me rendre au restaurant de l’université en compagnie d’Aplo. Nous prenons la file avec les étudiants et tout de leur comportement m’étonne: leur lenteur et leur inquiétude, leur affabilité et leur gêne, leur gestes, leurs attitudes. J’ai beau chercher, je n’y retrouve rien qui, mis en regard de mon expérience et de mes attentes, n’offre un sens. D’ailleurs, nous sommes peut-être à l’usine. Il serait l’heure de manger, et nous mangeons, sous l’horloge, dans un plateau tandis que des Africains et des Arabes en tabliers clairs poussent des chariots dans les allées. Puis je me rassure: il y a vingt ans, la cantine du Centre médical universitaire de Genève, sur le plateau de Champel, me faisait le même effet. Je n’y allais pas. Nous avions notre table au café de la Paix, Boulevard Carl-Vogt ou au café des beaux-Arts, route de Carouge. Là se nouaient les conversations, là se faisaient les projets. De retour sur Plainpalais, je voyais les limites de la place, mais pas celles du monde. J’espérais aller loin; j’étais certain d’aller loin. Aujourd’hui, je me réjouis de partir. Où ça? demandait tantôt Monami. Il fallut avouer que je n’avais pas envisagé cet aspect de la question. Peu importe: la sensation d’asphyxie suffit à guider les pas. En attendant, lorsque je quitte le réfectoire de l’université, ici à Fribourg, je remonte l’avenue de l’Europe avec Aplo, puis celui-ci emmanche la rue des Ecoles, et je vais seul sur le dernier bout, montant dans mon bureau où, perché, je considère interdit cette ville dont n’émane plus aucune musique.
Retour
Aberration de la mauvaise foi, d’aucuns se prétendant éclaireurs annoncent un retour du religieux sur notre continent. La mort de Dieu n’étant jamais achevée (ainsi que le montre le Zarathoustra de Nietzsche lorsqu’il renonce à s’adresser au peuple, convaincu que celui-ci embrassera bientôt de nouvelles idoles), nul doute qu’il ne faille toute la volonté de la raison pour corriger notre tendance naturelle à réhabiliter les fantômes que suscite notre angoisse d’être. Cependant, au quotidien, l’occidental est résolument moderne, c’est-à-dire orienté vers l’homme. Nous sommes pour nous-mêmes question. Cette religion qui reviendrait, ne revient pas en principe, pas plus qu’elle n’est dans l’air du temps: elle revient concrètement, portée par la bêtise philosophique des populations immigrées, particulièrement musulmanes, dont l’histoire intellectuelle s’est arrêtée au moyen-âge.
Beauté
Où sont les visages beaux? Cela aussi serait donc historique? N’aurions-nous qu’un temps la capacité de discerner la grâce dans les traits? S’agit-il d’un problème de physiognomonie? La sculpture du caractère délaissée, les visages perdraient leur vif? A moins que la raison soit à rechercher dans l’humeur de celui qui regarde… Non pourtant: me promenant seul en Asie, je suis fasciné et je remercie.
Lit
Chaque fois que je me couche, et c’est plus d’une fois par jour, je me félicite du confort de mon lit. Cela prend des airs de conquête. Naïvement, tel un gosse, je me répète: que je suis bien, que le contact des draps est doux. Et avant de penser à tout, affaire de quelques secondes, je ne pense qu’à cette sensation d’aise. Est-ce là, inconsciemment, la découverte d’une sensation que j’ai volontairement et constamment, dans un but louable mais absurde, battu en brèche en dormant dix années de suite sur des installations mortifiantes, planches nues, palettes exposées au froid, moquettes jetées au sol?
Ligne d’horizon
De ce que je compte faire les prochains six mois, j’ai tout fixé, y compris le désordre: c’est dire si le besoin est grand d’être rassuré et forte l’envie de me soustraire jour après jour, heure après heure, à la dictée du réel. Avec cela, il y a deux inconnues qui feraient obstacle au flux régulier du temps: Gala d’abord, dont la capacité d’amour et d’égoïsme vaut résistance, d’autre part les projets d’écriture que sont Stabulations et Noria, l’un tout didactique, mais pesant son poids sur une conscience déjà alourdie, l’autre, à l’opposé, exigeant une inspiration primesautière. Sur la ligne d’horizon, autour de décembre, l’espoir de retrouver, pour l’esprit et le corps, la liberté nécessaire.