A l’hôtel, aux douanes, à la banque, étonnement admiratif lorsque je signe un papier. Le préposé va parfois jusqu’à appeler ses collègues pour leur montrer ma calligraphie. Il arrive qu’on me félicite. Et cela, même en Suisse. De mon côté, je m’étonne que des employés dont l’expertise consiste à exiger chaque jour des milliers de signatures puissent encore, sous l’effet de la surprise, échapper au régime mécanique de leur travail.
Mois : février 2014
Votre femme
Aéroport de Suvarnabhumi. A l’enregistrement, l’hôtesse thaïe demande où est ma femme.
- Je ne sais pas.
Ce qui la fait rire. Pas moi. Elle retourne mon passeport sur le scanner, le bagagiste étiquette mon sac. L’hôtesse regarde par-dessus mon épaule. Pas de femme. Je lui dis de continuer la procédure. Elle rit. Pour ne pas mettre dans l’embarras, je fais de même, puis me dirige vers les douanes. Une heure passe. Assis en galerie, je surveille dans le reflet des vitres de plafond la position des passagers en attente d’embarquement un étage plus bas, quelques 400 personnes, afin de les rejoindre lorsque l’accès à l’appareil sera ouvert. Soudain j’entends Gala. En Anglais, elle prononce des mots tels que “Krav Maga”, “boxing” et “my husband”. Elle est accompagnée d’un homme au physique de gentil tueur vêtu à la façon neutre des membres du service de sécurité rapproché d’Obama. Les voici à ma hauteur.
- Tiens, dit Gala sans me saluer alors que je ne l’ai pas vue de trois jours, je vais te présenter… Ce monsieur organise des camps d’entraînement à Bagdad…
Je ramasse mon sac et m’en vais. Gala se fige. Elle continue un instant d’entretenir le gentil tueur, puis celui-ci, gêné, poursuit son chemin en direction de la salle d’attente. A bord de l’avion, je suis assis à côté de Gala: l’hôtesse thaïe, toute dévouée, a cru bien faire. A Abu Dhabi, je quitte l’appareil seul.
Taximètre
Mr. Padet Homraruen, mon chauffeur de taxi, avance de cinquante mètres en 1h10, temps vérifié sur l’horloge à l’effigie du roi qui occupe le tableau de bord de la Toyota. La rue dans laquelle nous sommes bloqués aboutit au canal, là il bifurquera à droite pour passer un pont et rejoindre la voie rapide. Or, rien ne bouge. Y a‑t-il un accident? Geste vague de la main. Plusieurs fois, j’hésite à continuer à pied, mais alors, il se pourrait que je ne trouve plus de taxi. Et s’il m’amenait à la station du métro aérien Makkasan? Geste vague de la main. Mr. Padet Homraruen a raison: dans l’immédiat, il ne peut m’amener nulle part. Il y a bien une piste roulante sur la gauche, mais elle est en sens inverse et des bus la parcourent à grande vitesse. Les motards qui s’y engagent risquent leur vie. En voiture, cela relèverait du suicide. Trois quart d’heures s’écoulent. J’ai l’estomac noué. Me voici bloqué à trente kilomètres de l’aéroport. Je ne cesse de consulter ma montre et me livre à de savants calculs, supputant le franchissement des obstacles pour rejoindre la porte d’embarquement. Le chauffeur m’observe à la dérobée. Son visage s’affiche dans le rétroviseur central. Sur la carte d’identité professionnelle, Mr. Padet Homraruen est un jeune homme de trente ans aux joues rondes aux yeux pleins; dans le rétroviseur, c’est un vieil homme aux traits hâves, aux yeux liquéfiés.
Littérature
La littérature, ce n’est pas ce monde composé d’écrivains, de critiques, de professeurs et de lecteurs qui échangent des opinions et débattent du goût, mais un écrivain sur mil qui écrit un livre dont la découverte vaut évidence quant à une définition de la littérature; et je dis cela, convaincu de n’être pas l’auteur de ce livre.
Bangkok shutdown
Devant Democracy Monument, des voitures retournées, des barricades. Les militaires tiennent le pont du canal et les abords du palais, plus loin commence le territoire des manifestants. J’entre sous leur tente. La plupart sont couchés et suivent sur écran géant la retransmission du discours de leur leader, Suthep Thaugsuban. En trente ans, je n’ai jamais vu le quartier de Bamglamphoo aussi calme. Le flot des voitures, camions et bus a été remplacé par des tentes de militants, des postes d’infirmerie, des étalages de fruits et des cuisines de plein air. Les barricades condamnent certains passages et je me demande si je vais pouvoir prendre le bateau sur le klong. Or, il est là, amarré, rempli de moines en tuniques oranges. L’équipage casqué (pour éviter de se cogner au passage des ponts) est prêt au départ. Mais une surprise m’attend: lorsque je sors à Praturam, je m’aperçois que tout le quartier du Siam center en direction de Lumphini est bloqué. Des campements improvisés occupent le milieu de la chaussée. Les troupes grandissent à mesure que j’avance vers le bas de Sukhumvit. Au croisement, sur une scène digne des Rolling Stones un chanteur de pop thaïe hurle devant un public absent. Le volume est tel que je dois me boucher les oreilles. Deux militants agitent des drapeaux géants devant les centres commerciaux honnis pour leur prétendue appartenance au clan des Shinawatra, le Siam et le World Zen. Plus avant, voici les quartiers généraux du mouvement anti-vote. Des dizaines de milliers de tentes transparentes dans lesquelles dorment, cousent et mangent les opposants. L’avenue Rama I est occupée sur dix kilomètres. Dans l’ombre du métro aérien est apparue une ville provisoire, mais surtout une économie. Chaque militant a crée un stand et vend T‑shirts contestataires, bracelets, autocollants. Que tout mouvement implique une prise d’identité et une propagande, cela va de soi, mais le phénomène est autrement plus large: on trouve aussi des robes, des sacs à main, des clubs de golf, des chiots, des salons entiers faits de toile de camouflage, des tableaux… objets qui circulent parmi les manifestants: les tableaux décorent les tentes, des restaurants s’ouvrent, et des bars, des glaciers… Sous une pile du métro, un jeune vend des tasers, des gants renforcés, des cagoules, des couteaux et des matraques. Tout le monde sourit, vous remercie d’être là. Au checkpoint, pour éviter des attentats comme celui qui a tué deux enfants hier à Trat, les services d’ordre improvisés fouillent les sacs en s’excusant, visiblement dépassés par la tournure des événements. Quand je quitte la zone, nouveaux fortins militaires camouflés. Les soldats portent le gilet pare-balle. J’apprends que la première ministre Yingluck vient de déclarer l’état d’urgence et de confier le dispositif au commandant Panlop Pinmanee, partisan réputé de la répression. De retour vers Democracy Monument, des japonais se photographient devant les voitures brûlées.
Khao San
A Khao San à 5h30 du matin dans un bar improvisé à même la rue avec une Lesbienne de Birmingham qui ressemble à Bob l’éponge. Son père homosexuel est tombé malade à l’automne, puis sa maison s’est effondrée. La fille n’a pas osé le lui annoncer.
- Cela l’aurait tué.
Son état de santé se dégradant, le père a souhaité être rapatrié dans le Nord de la Thaïlande où vit son ami. La fille l’y conduit puis rentre en Angleterre où elle a avec sa partenaire une gamine de cinq ans.
- Peu après il est mort.
Très émue, elle avoue qu’elle ne peut pas tout dire. Elle est en route pour Chang Mai. D’ailleurs elle se lève, embrasse amoureusement la fille avec qui elle est venue et part prendre son avion. Celle qui reste a de grands yeux alcooliques et un air innocent. Elle est d’origine grecque, mais son père a fuit le pays à l’époque des Colonels. Elle est née en Egypte et a grandi au Canada.
- Mon grand-père n’a cessé de me répéter que nous étions des Grecs, mais je suis déjà allé vingt fois en Grèce et je n’y trouve toujours pas mon compte.
A son tour de se lever (il faut dire qu’il y a bien six heures que nous sommes là). Il faut qu’elle dorme car elle a son avion à midi.
- Je vais en Corée.
- Ah! Et comment est-ce?
- Terrible! D’un triste… Ces gens sont de plomb, la vie est dure.
- Mais alors pourquoi visiter le pays.
- Je ne visite pas, j’y habite. Depuis sept ans… Je me demande bien pourquoi!
L’indien
Chaque fois que je mets le nez dehors l’indien à turban et barbe de père Noël :
- You are a lucky man…
Alors que je m’en vais, il me fixe comme si j’étais une apparition.
- …you know why?
Je n’ai jamais su la suite, mais lorsqu’il n’est pas devant l’hôtel, on le trouve sur un minuscule tabouret poussé au fond de la ruelle en impasse occupé à dire ses secrets au client qu’il a ramassé.
Touich
La veille du retour en Thaïlande, chez Touich, ancien sniper de la légion française qui a installé son restaurant dans les faubourgs de Siem Reap. Les chauffeurs de tuks tuks ne connaissent pas. Je leur indique un temple, puis fais des signes pour expliquer que nous voulons aller derrière. Ils m’expliquent que derrière le temple, il n’y a rien. Et en effet, toute personne quelque peu inquiète ou sans persévérance, au moment de contourner le temple pour s’engager dans le noir renoncerait. Le chemin, défoncé et sans éclairage, donne sur des champs, bifurque à angle droit, puis il faut encore rouler une centaine de mètres pour apercevoir la lanterne suspendue au vieux banian. D’ailleurs, nous explique Touich, à la saison des pluies les clients se présentent avec de la boue jusqu’aux genoux.
- Mais la route ne m’appartient pas et d’ici à ce que le gouvernement s’y intéresse…
Ses pères et mères tués par les Kmhers de Pol Pot, Touich a été adopté en France puis il est devenu l’un des sept meilleurs tireurs du pays. Aujourd’hui l’ancien assassin du gouvernement loge, entretient et forme des jeunes au métier de la restauration.
- Le soir, mes enfants apprennent l’hôtellerie et la journée ils vont à l’école.
Je lui désigne le garçon qui se tient derrière le bar, la fille qui apporte des pièces de boeuf rôties.
- Oh, non, eux sont des professeurs, les autres sont allés se coucher. Il y en a dix-sept, pour l’essentiel, des enfants des rues.