Mois : février 2014

Signature

A l’hô­tel, aux douanes, à la banque, éton­nement admi­ratif lorsque je signe un papi­er. Le pré­posé va par­fois jusqu’à appel­er ses col­lègues pour leur mon­tr­er ma cal­ligra­phie. Il arrive qu’on me félicite. Et cela, même en Suisse. De mon côté, je m’é­tonne que des employés dont l’ex­per­tise con­siste à exiger chaque jour des mil­liers de sig­na­tures puis­sent encore, sous l’ef­fet de la sur­prise, échap­per au régime mécanique de leur travail.

Zschokke

De ces Cour­ri­ers de Berlin que vient de pub­li­er en français Matthias Zschokke, je retiens qu’ ”il n’y a rien à dire”, qu’ ”au fond, per­son­ne n ‘a rien à dire”. S’il s’ag­it de lit­téra­ture, je veux bien. Hélas, il ajoute : “Je crois que seule une minorité a quelque chose à dire”.

Votre femme

Aéro­port de Suvarn­ab­hu­mi. A l’en­reg­istrement, l’hôtesse thaïe demande où est ma femme.
- Je ne sais pas.
Ce qui la fait rire. Pas moi. Elle retourne mon passe­port sur le scan­ner, le bagag­iste éti­quette mon sac. L’hôtesse regarde par-dessus mon épaule. Pas de femme. Je lui dis de con­tin­uer la procé­dure. Elle rit. Pour ne pas met­tre dans l’embarras, je fais de même, puis me dirige vers les douanes. Une heure passe. Assis en galerie, je sur­veille dans le reflet des vit­res de pla­fond la posi­tion des pas­sagers en attente d’embarquement un étage plus bas, quelques 400 per­son­nes, afin de les rejoin­dre lorsque l’ac­cès à l’ap­pareil sera ouvert. Soudain j’en­tends Gala. En Anglais, elle prononce des mots tels que “Krav Maga”, “box­ing” et “my hus­band”. Elle est accom­pa­g­née d’un homme au physique de gen­til tueur vêtu à la façon neu­tre des mem­bres du ser­vice de sécu­rité rap­proché d’Oba­ma. Les voici à ma hau­teur.
- Tiens, dit Gala sans me saluer alors que je ne l’ai pas vue de trois jours, je vais te présen­ter… Ce mon­sieur organ­ise des camps d’en­traîne­ment à Bag­dad…
Je ramasse mon sac et m’en vais. Gala se fige. Elle con­tin­ue un instant d’en­tretenir le gen­til tueur, puis celui-ci, gêné, pour­suit son chemin en direc­tion de la salle d’at­tente. A bord de l’avion, je suis assis à côté de Gala: l’hôtesse thaïe, toute dévouée, a cru bien faire. A Abu Dhabi, je quitte l’ap­pareil seul.

Taximètre

Mr. Padet Hom­raru­en, mon chauf­feur de taxi, avance de cinquante mètres en 1h10, temps véri­fié sur l’hor­loge à l’ef­figie du roi qui occupe le tableau de bord de la Toy­ota. La rue dans laque­lle nous sommes blo­qués aboutit au canal, là il bifur­quera à droite pour pass­er un pont et rejoin­dre la voie rapi­de. Or, rien ne bouge. Y a‑t-il un acci­dent? Geste vague de la main. Plusieurs fois, j’hésite à con­tin­uer à pied, mais alors, il se pour­rait que je ne trou­ve plus de taxi. Et s’il m’a­me­nait à la sta­tion du métro aérien Makkasan? Geste vague de la main. Mr. Padet Hom­raru­en a rai­son: dans l’im­mé­di­at, il ne peut m’amen­er nulle part. Il y a bien une piste roulante sur la gauche, mais elle est en sens inverse et des bus la par­courent à grande vitesse. Les motards qui s’y enga­gent risquent leur vie. En voiture, cela relèverait du sui­cide. Trois quart d’heures s’é­coulent. J’ai l’estom­ac noué. Me voici blo­qué à trente kilo­mètres de l’aéro­port. Je ne cesse de con­sul­ter ma mon­tre et me livre à de savants cal­culs, sup­putant le fran­chisse­ment des obsta­cles pour rejoin­dre la porte d’embarquement. Le chauf­feur m’ob­serve à la dérobée. Son vis­age s’af­fiche dans le rétro­viseur cen­tral. Sur la carte d’i­den­tité pro­fes­sion­nelle, Mr. Padet Hom­raru­en est un jeune homme de trente ans aux joues ron­des aux yeux pleins; dans le rétro­viseur, c’est un vieil homme aux traits hâves, aux yeux liquéfiés.

Littérature

La lit­téra­ture, ce n’est pas ce monde com­posé d’écrivains, de cri­tiques, de pro­fesseurs et de lecteurs qui échangent des opin­ions et débat­tent du goût, mais un écrivain sur mil qui écrit un livre dont la décou­verte vaut évi­dence quant à une déf­i­ni­tion de la lit­téra­ture; et je dis cela, con­va­in­cu de n’être pas l’au­teur de ce livre.

Bangkok shutdown

Devant Democ­ra­cy Mon­u­ment, des voitures retournées, des bar­ri­cades. Les mil­i­taires tien­nent le pont du canal et les abor­ds du palais, plus loin com­mence le ter­ri­toire des man­i­fes­tants. J’en­tre sous leur tente. La plu­part sont couchés et suiv­ent sur écran géant la retrans­mis­sion du dis­cours de leur leader, Suthep Thaug­sub­an. En trente ans, je n’ai jamais vu le quarti­er de Bamglam­phoo aus­si calme. Le flot des voitures, camions et bus a été rem­placé par des tentes de mil­i­tants, des postes d’in­firmerie, des éta­lages de fruits et des cuisines de plein air. Les bar­ri­cades con­damnent cer­tains pas­sages et je me demande si je vais pou­voir pren­dre le bateau sur le klong. Or, il est là, amar­ré, rem­pli de moines en tuniques oranges. L’équipage casqué (pour éviter de se cogn­er au pas­sage des ponts) est prêt au départ. Mais une sur­prise m’at­tend: lorsque je sors à Prat­u­ram, je m’aperçois que tout le quarti­er du Siam cen­ter en direc­tion de Lumphi­ni est blo­qué. Des campe­ments impro­visés occu­pent le milieu de la chaussée. Les troupes gran­dis­sent à mesure que j’a­vance vers le bas de Sukhumvit. Au croise­ment, sur une scène digne des Rolling Stones un chanteur de pop thaïe hurle devant un pub­lic absent. Le vol­ume est tel que je dois me bouch­er les oreilles. Deux mil­i­tants agi­tent des dra­peaux géants devant les cen­tres com­mer­ci­aux hon­nis pour leur pré­ten­due appar­te­nance au clan des Shi­nawa­tra, le Siam et le World Zen. Plus avant, voici les quartiers généraux du mou­ve­ment anti-vote. Des dizaines de mil­liers de tentes trans­par­entes dans lesquelles dor­ment, cousent et man­gent les opposants. L’av­enue Rama I est occupée sur dix kilo­mètres. Dans l’om­bre du métro aérien est apparue une ville pro­vi­soire, mais surtout une économie. Chaque mil­i­tant a crée un stand et vend T‑shirts con­tes­tataires, bracelets, auto­col­lants. Que tout mou­ve­ment implique une prise d’i­den­tité et une pro­pa­gande, cela va de soi, mais le phénomène est autrement plus large: on trou­ve aus­si des robes, des sacs à main, des clubs de golf, des chiots, des salons entiers faits de toile de cam­ou­flage, des tableaux… objets qui cir­cu­lent par­mi les man­i­fes­tants: les tableaux décorent les tentes, des restau­rants s’ou­vrent, et des bars, des glac­i­ers… Sous une pile du métro, un jeune vend des tasers, des gants ren­for­cés, des cagoules, des couteaux et des matraques. Tout le monde sourit, vous remer­cie d’être là. Au check­point, pour éviter des atten­tats comme celui qui a tué deux enfants hier à Trat, les ser­vices d’or­dre impro­visés fouil­lent les sacs en s’ex­cu­sant, vis­i­ble­ment dépassés par la tour­nure des événe­ments. Quand je quitte la zone, nou­veaux fortins mil­i­taires cam­ou­flés. Les sol­dats por­tent le gilet pare-balle. J’ap­prends que la pre­mière min­istre Yingluck vient de déclar­er l’é­tat d’ur­gence et de con­fi­er le dis­posi­tif au com­man­dant Pan­lop Pin­ma­nee, par­ti­san réputé de la répres­sion. De retour vers Democ­ra­cy Mon­u­ment, des japon­ais se pho­togra­phient devant les voitures brûlées.

Khao San

A Khao San à 5h30 du matin dans un bar impro­visé à même la rue avec une Les­bi­enne de Birm­ing­ham qui ressem­ble à Bob l’éponge. Son père homo­sex­uel est tombé malade à l’au­tomne, puis sa mai­son s’est effon­drée. La fille n’a pas osé le lui annon­cer.
- Cela l’au­rait tué.
Son état de san­té se dégradant, le père a souhaité être rap­a­trié dans le Nord de la Thaï­lande où vit son ami. La fille l’y con­duit puis ren­tre en Angleterre où elle a avec sa parte­naire une gamine de cinq ans.
- Peu après il est mort.
Très émue, elle avoue qu’elle ne peut pas tout dire. Elle est en route pour Chang Mai. D’ailleurs elle se lève, embrasse amoureuse­ment la fille avec qui elle est venue et part pren­dre son avion. Celle qui reste a de grands yeux alcooliques et un air inno­cent. Elle est d’o­rig­ine grecque, mais son père a fuit le pays à l’époque des Colonels. Elle est née en Egypte et a gran­di au Cana­da.
- Mon grand-père n’a cessé de me répéter que nous étions des Grecs, mais je suis déjà allé vingt fois en Grèce et je n’y trou­ve tou­jours pas mon compte.
A son tour de se lever (il faut dire qu’il y a bien six heures que nous sommes là). Il faut qu’elle dorme car elle a son avion à midi.
- Je vais en Corée.
- Ah! Et com­ment est-ce?
- Ter­ri­ble! D’un triste… Ces gens sont de plomb, la vie est dure.
- Mais alors pourquoi vis­iter le pays.
- Je ne vis­ite pas, j’y habite. Depuis sept ans… Je me demande bien pourquoi!

L’indien

Chaque fois que je mets le nez dehors l’in­di­en à tur­ban et barbe de père Noël :
- You are a lucky man…
Alors que je m’en vais, il me fixe comme si j’é­tais une appari­tion.
- …you know why?
Je n’ai jamais su la suite, mais lorsqu’il n’est pas devant l’hô­tel, on le trou­ve sur un minus­cule tabouret poussé au fond de la ruelle en impasse occupé à dire ses secrets au client qu’il a ramassé.

Touich

La veille du retour en Thaï­lande, chez Touich, ancien sniper de la légion française qui a instal­lé son restau­rant dans les faubourgs de Siem Reap. Les chauf­feurs de tuks tuks ne con­nais­sent pas. Je leur indique un tem­ple, puis fais des signes pour expli­quer que nous voulons aller der­rière. Ils m’ex­pliquent que der­rière le tem­ple, il n’y a rien. Et en effet, toute per­son­ne quelque peu inquiète ou sans per­sévérance, au moment de con­tourn­er le tem­ple pour s’en­gager dans le noir renon­cerait. Le chemin, défon­cé et sans éclairage, donne sur des champs, bifurque à angle droit, puis il faut encore rouler une cen­taine de mètres pour apercevoir la lanterne sus­pendue au vieux ban­ian. D’ailleurs, nous explique Touich, à la sai­son des pluies les clients se présen­tent avec de la boue jusqu’aux genoux.
- Mais la route ne m’ap­par­tient pas et d’i­ci à ce que le gou­verne­ment s’y intéresse…
Ses pères et mères tués par les Kmhers de Pol Pot, Touich a été adop­té en France puis il est devenu l’un des sept meilleurs tireurs du pays. Aujour­d’hui l’an­cien assas­sin du gou­verne­ment loge, entre­tient et forme des jeunes au méti­er de la restau­ra­tion.
- Le soir, mes enfants appren­nent l’hôtel­lerie et la journée ils vont à l’é­cole.
Je lui désigne le garçon qui se tient der­rière le bar, la fille qui apporte des pièces de boeuf rôties.
- Oh, non, eux sont des pro­fesseurs, les autres sont allés se couch­er. Il y en a dix-sept, pour l’essen­tiel, des enfants des rues.

Avenir

Quand je ressus­cit­erai, je ferai du hardcore.