Devant Democracy Monument, des voitures retournées, des barricades. Les militaires tiennent le pont du canal et les abords du palais, plus loin commence le territoire des manifestants. J’entre sous leur tente. La plupart sont couchés et suivent sur écran géant la retransmission du discours de leur leader, Suthep Thaugsuban. En trente ans, je n’ai jamais vu le quartier de Bamglamphoo aussi calme. Le flot des voitures, camions et bus a été remplacé par des tentes de militants, des postes d’infirmerie, des étalages de fruits et des cuisines de plein air. Les barricades condamnent certains passages et je me demande si je vais pouvoir prendre le bateau sur le klong. Or, il est là, amarré, rempli de moines en tuniques oranges. L’équipage casqué (pour éviter de se cogner au passage des ponts) est prêt au départ. Mais une surprise m’attend: lorsque je sors à Praturam, je m’aperçois que tout le quartier du Siam center en direction de Lumphini est bloqué. Des campements improvisés occupent le milieu de la chaussée. Les troupes grandissent à mesure que j’avance vers le bas de Sukhumvit. Au croisement, sur une scène digne des Rolling Stones un chanteur de pop thaïe hurle devant un public absent. Le volume est tel que je dois me boucher les oreilles. Deux militants agitent des drapeaux géants devant les centres commerciaux honnis pour leur prétendue appartenance au clan des Shinawatra, le Siam et le World Zen. Plus avant, voici les quartiers généraux du mouvement anti-vote. Des dizaines de milliers de tentes transparentes dans lesquelles dorment, cousent et mangent les opposants. L’avenue Rama I est occupée sur dix kilomètres. Dans l’ombre du métro aérien est apparue une ville provisoire, mais surtout une économie. Chaque militant a crée un stand et vend T‑shirts contestataires, bracelets, autocollants. Que tout mouvement implique une prise d’identité et une propagande, cela va de soi, mais le phénomène est autrement plus large: on trouve aussi des robes, des sacs à main, des clubs de golf, des chiots, des salons entiers faits de toile de camouflage, des tableaux… objets qui circulent parmi les manifestants: les tableaux décorent les tentes, des restaurants s’ouvrent, et des bars, des glaciers… Sous une pile du métro, un jeune vend des tasers, des gants renforcés, des cagoules, des couteaux et des matraques. Tout le monde sourit, vous remercie d’être là. Au checkpoint, pour éviter des attentats comme celui qui a tué deux enfants hier à Trat, les services d’ordre improvisés fouillent les sacs en s’excusant, visiblement dépassés par la tournure des événements. Quand je quitte la zone, nouveaux fortins militaires camouflés. Les soldats portent le gilet pare-balle. J’apprends que la première ministre Yingluck vient de déclarer l’état d’urgence et de confier le dispositif au commandant Panlop Pinmanee, partisan réputé de la répression. De retour vers Democracy Monument, des japonais se photographient devant les voitures brûlées.