Cette nuit, retour à Bangkok, l’une des villes les plus fascinantes au monde.
Mois : février 2014
Siem Reap
Siem Reap (Angkor) est une catastrophe et une honte. Je ne crois pas aux philosophies de l’histoire qui décrivent des cycles dont les formes pourraient être, eu égard à la connaissance du passé, anticipées, mais quant à l’obtention et à la perte subséquente des énergies, nul doute que de tels cycles soient repérables et nous sommes aujourd’hui, nous civilisation occidentale, dans une phase de perte vertigineuse de nos énergies et, de ce point de vue, aucune destination touristique en pays pauvre nous renvoie, mieux que Siem Reap, l’image de notre dégénérescence. Nous sommes gras, abrutis, grégaires, vieillissants (y compris les jeunes) et affreusement riches. Et je doute que nous sachions qui nous sommes. Quant à savoir qui sont les gens qui habitent le Cambodge, personne ne s’en soucie. De leur côté les indigènes aimeraient prendre modèle sur ce que nous sommes mais, heureusement, ils n’en ont pas les moyens: imiter un tel état, fruit d’un long processus, ne se fait pas en un tournemain. Les Africains et les Arabes immigrés en Europe y réussissent parce que toute la société leur vient en aide. Pour en finir avec cette ville de Siem Reap, je m’étonne qu’on y déplace des millions de touristes européens alors qu’il serait facile de reproduire les deux temples d’Angkor Wat et Angkor Thom (les autres ne reçoivent que des visites marginales) et les quelques rues enguirlandées qui les flanquent sous une bulle climatisée de la région parisienne, ce d’autant plus que les Arabes désoeuvrés, une fois rééduqués, joueraient utilement le rôle des serviteurs kmehrs.
Retour à Sram Ream
A Sram Ream, au crépuscule, le visage poussé contre les vitres nous détaillons les enseignes du bord de route pour dénicher un hôtel. Ainsi nous sommes revenus dans cette ville-carrefour qui offre des T‑shirts militaires et des casseroles. La voiture roule au pas à travers un marché de fruits, de poissons et de mouches. Quelques cantines éclairées au générateur et ces coffres de plastique rouge remplies de glace où sont stockées les boissons, un pont et voilà que nous renouons avec la terre brûlée. Je suggère le demi-tour. Ki ne ralentit pas. Et comme par hasard, surgit une gesthouse. Un jeune adolescent très beau, efféminé, passe le plumeau sur la terrasse. Il donne de petits coups au plafond, sur le sol, contre les parois. Les plate-bandes sont couvertes de sacs, de papiers, de bouteilles vides. De manière générale, tous les emballages des produits manufacturés sont jetés dans la nature. Quand on sait qu’en juin, les premières pluies emmèneront ces détritus, il n’y a pas de quoi être rassuré. Gala visite une chambre. Elle discute avec Ki, Ki discute avec l’éphèbe, l’éphèbe, nonchalant, passe le plumeau. Sur un terrain poussiéreux, les copains du jeune beau jouent au volleyball.
- N’est-ce pas merveilleux, dit Gala, ils jouent au volleyball.
Puis elle ajoute:
- Ils ont au moins ça.
Dans ces situations, je suis partisan, depuis toujours, de se montrer fataliste. Sauf si je dois partager la chambre avec un porc de ferme, une colonie de cancrelats ou une famille kmehr, tout ira bien. Mais Gala n’est pas convaincue. Ki lui-même hésite. Leurs raisons sont à l’opposé. Gala voudrait une chambre moins sale, Ki ne verrait pas d’inconvénient à partager avec un porc pour peu que ce soit moins cher.
- Y a‑t-il un autre hôtel?
- Oui, à dix kilomètres.
Et lui qui disait ne jamais être venu dans la région. En fin de compte, nous sortons les bagages du coffre, nous prenons la chambre. Ki annonce que lui et son neveu vont chercher une chambre moins chère, puis ils changent d’avis et s’installent. Dix dollars. Table de nuit bancale, téléviseur sans branchement modèle 1960, draps douteux et lits creux, vue imprenable sur une cour où des poules décharnées picorent un amas de poubelles. Un peu cher mais vivable. Et il y a un bar. Il donne sur la route. A en juger par l’autel et les posters de paysages moralisés, nous sommes chez des sino-cambodgiens. En tout cas, des femmes. La plus âgée a quarante-cinq ans, la plus jeune cinq. Quatre générations. Et toutes se mettent à nous servir.
- Elles ne connaissent pas le sourire?
- Elles sont effrayées, dis-je à Gala.
En outre, je remarque que toutes les photographies montrent des femmes.
- Et les hommes?
Deux bouteilles de bière tiède sont déposées devant nous. C’est bien ce que nous voulions, voici la famille rassurée. Maintenant on nous présente la petite fille. Elle dit bonjour, nous disons bonjour. Arrive Ki. Il veut savoir si nous avons bientôt fini notre bière. Il est tard et il faut manger. Il est dix-neuf heures. Pour ce qui est de manger, j’ai renoncé, mais c’est lui qui conduit. Nous voilà repartis en direction de Sram Ream et cette-fois, sans hésitation, Ki engage une autre route et, miracle, apparaissent une, deux, trois guesthouse, illuminées, décentes, munies de frigorifiques bien garnis. J’arrête la voiture dans la première. Un Anglais boit de la Stout avec sa femme cambodgienne. Quand un expatrié présente sa compagne indigène le réflexe universel est: s’agit-il d’une prostituée? Nul doute que certaines femmes qui avec effort ont appris l’anglais ne soient en l’occurrence mal jugées. Pour faire vite, on admettra qu’une femme chez nous préférera un riche à un pauvre. Ici, elle préférera un blanc à un pauvre. L’Anglais, sympathique, plein d’entrain, résidant depuis des années dans le pays, me donne aussitôt la réplique, mais Ki, impatient et dont l’impatience gagne bientôt Gala, nous répète que si l’on veut manger, c’est maintenant ou jamais. Au vu de la bouillie qui nous est promise, je manifeste clairement ma volonté de demeurer assis en compagnie de l’Anglais et de sa femme, mais le parti de l’espoir l’emporte et nous voici à cahoter sur un chemin de terre meuble dans une nuit épaisse. Je proteste et demande qu’on me ramène auprès de l’Anglais quand apparaît tel un paquebot amarré au milieu des champs un hôtel douze étoiles avec ses voiles, sa mâture et son équipage en uniforme qui court sur les pelouses pour nous aider à descendre de la Toyota. A l’étage, cent vint tables dont une de quarante couverts. Mais le vent s’est levé et aucune ne convient à Gala. Le maître d’hôtel rassemble sa hiérarchie et apporte une table supplémentaire qu’il pousse judicieusement contre une cloison. Nous commandons un curry et une étrange roulade de poulet au lard puis des crêpes suzette au grand Marnier. Quelques français coloniaux passent des guides sous le bras, la piscine est bleue, vaste, le silence profond. Le tout est ridicule. Tandis que Gala est aux toilettes, je descends à la réception, un comptoir de dix mètres qui doit peser plus d’une tonne. Le réceptionniste qui tient le poste n’est pas plus gros qu’un clou.
- Avez-vous des chambres et quel est leur prix?
Il se demande s’il doit répondre aussitôt ou chercher le renseignement dans ses livres. Les chefs l’observent. D’ailleurs, personne n’a jamais dû lui poser cette question. Un baptême du feu.
- 100 dollars.
Je me retiens de rire. Lui est honteux. Il hésite à ajouter quelque chose, je le sens. Je le laisse hésiter. Enfin il se décide.
- Mais nous pouvons vous loger avec le personnel pour seulement vingt dollars.
Sur les hauteurs
Dix fonctionnaires désoeuvrés occupent un baraquement sans fenêtres au pied de la zone de guerre. Nous sommes à deux jours de route de Siem Reap, peu de touristes viennent jusqu’ici. Le quotidien de ses femmes et de ses hommes ressemble à celle des enfants chahuteurs que leur mère envoie jouer dans la rue: ils cherchent ce qu’ils pourraient faire, passent de la torpeur au fou rire, tapent dans des canettes vides, réparent une voiture, dorment ou grignotent. De sorte que notre arrivée est un événement. Il faut ajouter: qui a son prix. Une femme passe derrière le guichet, lit nos passeports, une autre déchire deux billets, une troisième les vise, et ces Cambodgiens, toujours si aimables, ont ici appris à feindre l’indifférence voire la gravité, probablement sur ordre du gouvernement, afin de nous rappeler où nous sommes. Cela tombe bien, je n’en ai pas la moindre idée. Tout juste me souviens-je qu’en 2011, lors d’un précédent voyage en Thaïlande, des escarmouches sur le ligne de démarcation avait fait une poignée de morts et que les militaires d’un camp et de l’autre avaient produit les discours habituels en pareil cas sur l’héroïsme, la fierté nationale et la victoire sans condition. De fait, je soupçonne ce conflit mineur d’avoir été entretenu par les deux pays belligérants à seule fin de propagande interne. Mais nous voilà munis de nos tickets et on nous indique qu’il n’y a qu’une façon de grimper sur la montagne, en jeep. La voici. Aller-retour, 25 dollars. Elle est prévue pour huit personnes. Avec le neveu, qui visite a mes frais, nous sommes trois (Ki inquiet pour sa Toyota veut rester). J’annonce que nous allons attendre la venue d’autre visiteurs et que je proposerai alors de partager les frais. Ki ennuyé me conseille de partir maintenant. Nous n’avons pas le temps d’attendre, dit-il. Lui qui nous dirige toujours vers les gourbis à l’heure du repas pour économiser quelques rials et n’hésite pas à se rendre dans un hôtel situé à l’autre bout de la ville pour payer un dollar de moins, trouve que 25 dollars pour cette jeep, c’est tout à fait raisonnable. Pendant la montée, je continue de me demander si un tel engin, montés sur de gros pneus et muni d’un double système de vitesse est nécessaire. En attendant, Tru, qui de sa vie n’est jamais monté, jubile. Nous sommes à cent mètres au-dessus de la plaine, il a le sentiment de faire l’Everest. Quand brusquement la route s’arrête. Le chauffeur tourne la Jeep contre la montagne, enclenche sa demi-vitesse et accroche la pente. Alors plus de doute, aucune voiture civile ne peut réussir ce coupe-là. Gala est en cabine, ceinturée, je suis assis sur le pont et m’apprête, au cas où la Jeep dévisserait, à sauter. Nous passons des fortins rudimentaires gardés par des soldats à pieds nus. L’un d’entre eux dort dans un hamac son fusil sur la poitrine, une arme primitive. Avec crosse en bois qui a cinquante and d’âge. D’ailleurs, chaque fois que je vois un soldat l’arme est différente. Ici une Kalchnikov, là un pistolet rallongé. Quand la Jeep se redresse, nous sommes au milieu d’un village de fortune composé de tentes, de cabanons, de stupas et de nids de mitrailleuses protégés au moyen de sacs de sable. Moines, femmes et enfants sont mêlés aux soldats qui font la lessive, jouent aux cartes et brûlent des ordures. Sous nos pieds une roche dure, noire, volcanique. Un panneau annonce: we have proud ro be kmehr.
En route
Au Nord, le paysage brûle. Sur des hectares, les moignons de palmiers pointent à travers la cendre. Des départs de feu sont visibles, mais ils ne remontent pas jusqu’à la route que borde une végétation mouvante de roseaux. Ki explique que par ce procédé les terres vont êtres rendues à l’agriculture. L’issue du combat semble pourtant incertaine. Des centaines de souches et de pierres jonchent le sol que les flammes ont noirçi. Il a fallut plusieurs siècles de labeur humain pour que les campagnes européennes présentes leur physionomie actuelle. Aujourd’hui, avec les techniques de culture extensive, elles évoluent une nouvelle fois. Le paysage qui se dévide sous nos yeux dans cette partie reculée du Cambodge évoque plutôt un châtiment: maisonnettes branlantes, collines rasées, trous au noir. Toutefois, au bout d’une heure de conduite, l’apparition de champs de bananiers semble donner raison à Ki. Puis ce sont à nouveau les territoires du feu. D’ailleurs l’homme est rare dans la région. Là où nous apercevions hier des familles installées par milliers le long de la nationale, il n’y a plus personne. Comme si l’incendiaire, puni de son geste, avait été chassé de la région. D’où une étrange sensation d’isolement. Voilà trois heures que Ki conduit, que son neveu se tait, que nous regardons par la fenêtre ce déroulé des misères à bord d’une voiture qui s’enfonce dans un air saturé et gris. La route est droite, les chiens ne l’habitent plus. Les seuls obstacles sont les camions. Nous en doublons deux, à l’arrêt, peut-être en panne. Pour les signaler, leurs chauffeurs arrachent des branches d’arbres et les placent devant et derrière le véhicule, sur la route, l’idée étant, j’imagine, que le chauffeur de la voiture en approche constate que le distance entre la branche et le camion demeure fixe. Vers 14 heures nous atteignons Sram Ream. Une boutique vend du matériel militaire. Le zone de conflit avec la Thaïlande n’est pas loin. J’ai besoin d’un T‑shirt. Ceux qui sont frappés des logos des marques d’armement international, Glock, Luger, Colt, Sig Sauer, sont coûteux et importés de Thaïlande, les T‑shirt vert olive, quelconques, sont Cambodgiens et payables un dollar, ce qui en dit long sur le rapport de force entre les deux pays. Nous voulons manger, mais il n’y a pas de cuisine. Sous des toits de tôle, les femmes servent de la nourriture, mais ne la font pas sur demande. La seule fois où j’ai rencontré une telle situation en Asie du Sud-est, c’était dans des coins reculés de Bornéo. Partout ailleurs, le riz est frit à l’instant. Gala soulève les couvercles des huit casseroles disposées sur une table de bois au soleil. La première contient une soupe de poulet et légumes dans laquelle nagent des oeufs verdâtres. Le chauffeur verse une pleine louche de ce mélange sur son riz. Nous essayons d’expliquer que nous ne mangerons que l’accompagnement, le riz. Plus tard, la voiture roule dans une région militarisée. Ce ne sont pas tant les soldats qui sont visibles, même si la plus grande partie de la population, y compris les femmes et enfants, portent des vêtements de camouflage, que des baraques construites sur un modèle unique et allouées aux engagés. Ces baraques, plantées en retrait de la route, composées d’une pièce en hauteur, d’un avant-toit et d’un escalier à retour nous accompagnerons jusqu’à la bifurcation de la route, là où la montagne du temple disputé de Khao Phra Wihan marque la frontière nord du Cambodge.
Fabrique
Pour le moins amusant d’entendre l’animatrice du journal de la Télévision russe en français commencer chaque soir sa présentation ainsi: Chers téléspectateurs, voici la revue de l’actualité internationale sous l’angle de la réinformation. Et de démonter avec méthode la fabrique des médias occidentaux.
Routine (suite)
Persévérance soit. Rien ne se peut sans répétition. C’est le prix du progrès. Mais en même temps, cet effort devrait être suspendu lorsque nous visitons des pays étrangers et retrouvées les pures possibilités. Sinon, à quoi bon? Peut-être que cette continuation de la routine dans des lieux éloignés que l’on nommera confort est le meilleur aveu de notre fermeture.
Bonté
Bonté des Cambodgiens derrière une innocence dont je ne connais pas d’équivalent. Un peuple d’enfants. Le débarquement massif et sans âme de touristes blancs devrait les effrayer, mais pour cela, il faudrait qu’ils disposent de repères culturels. Etrangement, S. déclarait hier:
- Je leur donne cinq à dix ans avant le retour de la guerre civile.