En route

Au Nord, le paysage brûle. Sur des hectares, les moignons de palmiers pointent à tra­vers la cen­dre. Des départs de feu sont vis­i­bles, mais ils ne remon­tent pas jusqu’à la route que bor­de une végé­ta­tion mou­vante de roseaux. Ki explique que par ce procédé les ter­res vont êtres ren­dues à l’a­gri­cul­ture. L’is­sue du com­bat sem­ble pour­tant incer­taine. Des cen­taines de souch­es et de pier­res jonchent le sol que les flammes ont noirçi. Il a fal­lut plusieurs siè­cles de labeur humain pour que les cam­pagnes européennes présentes leur phy­s­ionomie actuelle. Aujour­d’hui, avec les tech­niques de cul­ture exten­sive, elles évolu­ent une nou­velle fois. Le paysage qui se dévide sous nos yeux dans cette par­tie reculée du Cam­bodge évoque plutôt un châ­ti­ment: maison­nettes bran­lantes, collines rasées, trous au noir. Toute­fois, au bout d’une heure de con­duite, l’ap­pari­tion de champs de bananiers sem­ble don­ner rai­son à Ki. Puis ce sont à nou­veau les ter­ri­toires du feu. D’ailleurs l’homme est rare dans la région. Là où nous aperce­vions hier des familles instal­lées par mil­liers le long de la nationale, il n’y a plus per­son­ne. Comme si l’in­cen­di­aire, puni de son geste, avait été chas­sé de la région. D’où une étrange sen­sa­tion d’isole­ment. Voilà trois heures que Ki con­duit, que son neveu se tait, que nous regar­dons par la fenêtre ce déroulé des mis­ères à bord d’une voiture qui s’en­fonce dans un air sat­uré et gris. La route est droite, les chiens ne l’habitent plus. Les seuls obsta­cles sont les camions. Nous en dou­blons deux, à l’ar­rêt, peut-être en panne. Pour les sig­naler, leurs chauf­feurs arrachent des branch­es d’ar­bres et les pla­cent devant et der­rière le véhicule, sur la route, l’idée étant, j’imag­ine, que le chauf­feur de la voiture en approche con­state que le dis­tance entre la branche et le camion demeure fixe. Vers 14 heures nous atteignons Sram Ream. Une bou­tique vend du matériel mil­i­taire. Le zone de con­flit avec la Thaï­lande n’est pas loin. J’ai besoin d’un T‑shirt. Ceux qui sont frap­pés des logos des mar­ques d’arme­ment inter­na­tion­al, Glock, Luger, Colt, Sig Sauer, sont coû­teux et importés de Thaï­lande, les T‑shirt vert olive, quel­con­ques, sont Cam­bodgiens et payables un dol­lar, ce qui en dit long sur le rap­port de force entre les deux pays. Nous voulons manger, mais il n’y a pas de cui­sine. Sous des toits de tôle, les femmes ser­vent de la nour­ri­t­ure, mais ne la font pas sur demande. La seule fois où j’ai ren­con­tré une telle sit­u­a­tion en Asie du Sud-est, c’é­tait dans des coins reculés de Bornéo. Partout ailleurs, le riz est frit à l’in­stant. Gala soulève les cou­ver­cles des huit casseroles dis­posées sur une table de bois au soleil. La pre­mière con­tient une soupe de poulet et légumes dans laque­lle nagent des oeufs verdâtres. Le chauf­feur verse une pleine louche de ce mélange sur son riz. Nous essayons d’ex­pli­quer que nous ne mangerons que l’ac­com­pa­g­ne­ment, le riz. Plus tard, la voiture roule dans une région mil­i­tarisée. Ce ne sont pas tant les sol­dats qui sont vis­i­bles, même si la plus grande par­tie de la pop­u­la­tion, y com­pris les femmes et enfants, por­tent des vête­ments de cam­ou­flage, que des baraques con­stru­ites sur un mod­èle unique et allouées aux engagés. Ces baraques, plan­tées en retrait de la route, com­posées d’une pièce en hau­teur, d’un avant-toit et d’un escalier à retour nous accom­pa­g­nerons jusqu’à la bifur­ca­tion de la route, là où la mon­tagne du tem­ple dis­puté de Khao Phra Wihan mar­que la fron­tière nord du Cambodge.