A Sram Ream, au crépuscule, le visage poussé contre les vitres nous détaillons les enseignes du bord de route pour dénicher un hôtel. Ainsi nous sommes revenus dans cette ville-carrefour qui offre des T‑shirts militaires et des casseroles. La voiture roule au pas à travers un marché de fruits, de poissons et de mouches. Quelques cantines éclairées au générateur et ces coffres de plastique rouge remplies de glace où sont stockées les boissons, un pont et voilà que nous renouons avec la terre brûlée. Je suggère le demi-tour. Ki ne ralentit pas. Et comme par hasard, surgit une gesthouse. Un jeune adolescent très beau, efféminé, passe le plumeau sur la terrasse. Il donne de petits coups au plafond, sur le sol, contre les parois. Les plate-bandes sont couvertes de sacs, de papiers, de bouteilles vides. De manière générale, tous les emballages des produits manufacturés sont jetés dans la nature. Quand on sait qu’en juin, les premières pluies emmèneront ces détritus, il n’y a pas de quoi être rassuré. Gala visite une chambre. Elle discute avec Ki, Ki discute avec l’éphèbe, l’éphèbe, nonchalant, passe le plumeau. Sur un terrain poussiéreux, les copains du jeune beau jouent au volleyball.
- N’est-ce pas merveilleux, dit Gala, ils jouent au volleyball.
Puis elle ajoute:
- Ils ont au moins ça.
Dans ces situations, je suis partisan, depuis toujours, de se montrer fataliste. Sauf si je dois partager la chambre avec un porc de ferme, une colonie de cancrelats ou une famille kmehr, tout ira bien. Mais Gala n’est pas convaincue. Ki lui-même hésite. Leurs raisons sont à l’opposé. Gala voudrait une chambre moins sale, Ki ne verrait pas d’inconvénient à partager avec un porc pour peu que ce soit moins cher.
- Y a‑t-il un autre hôtel?
- Oui, à dix kilomètres.
Et lui qui disait ne jamais être venu dans la région. En fin de compte, nous sortons les bagages du coffre, nous prenons la chambre. Ki annonce que lui et son neveu vont chercher une chambre moins chère, puis ils changent d’avis et s’installent. Dix dollars. Table de nuit bancale, téléviseur sans branchement modèle 1960, draps douteux et lits creux, vue imprenable sur une cour où des poules décharnées picorent un amas de poubelles. Un peu cher mais vivable. Et il y a un bar. Il donne sur la route. A en juger par l’autel et les posters de paysages moralisés, nous sommes chez des sino-cambodgiens. En tout cas, des femmes. La plus âgée a quarante-cinq ans, la plus jeune cinq. Quatre générations. Et toutes se mettent à nous servir.
- Elles ne connaissent pas le sourire?
- Elles sont effrayées, dis-je à Gala.
En outre, je remarque que toutes les photographies montrent des femmes.
- Et les hommes?
Deux bouteilles de bière tiède sont déposées devant nous. C’est bien ce que nous voulions, voici la famille rassurée. Maintenant on nous présente la petite fille. Elle dit bonjour, nous disons bonjour. Arrive Ki. Il veut savoir si nous avons bientôt fini notre bière. Il est tard et il faut manger. Il est dix-neuf heures. Pour ce qui est de manger, j’ai renoncé, mais c’est lui qui conduit. Nous voilà repartis en direction de Sram Ream et cette-fois, sans hésitation, Ki engage une autre route et, miracle, apparaissent une, deux, trois guesthouse, illuminées, décentes, munies de frigorifiques bien garnis. J’arrête la voiture dans la première. Un Anglais boit de la Stout avec sa femme cambodgienne. Quand un expatrié présente sa compagne indigène le réflexe universel est: s’agit-il d’une prostituée? Nul doute que certaines femmes qui avec effort ont appris l’anglais ne soient en l’occurrence mal jugées. Pour faire vite, on admettra qu’une femme chez nous préférera un riche à un pauvre. Ici, elle préférera un blanc à un pauvre. L’Anglais, sympathique, plein d’entrain, résidant depuis des années dans le pays, me donne aussitôt la réplique, mais Ki, impatient et dont l’impatience gagne bientôt Gala, nous répète que si l’on veut manger, c’est maintenant ou jamais. Au vu de la bouillie qui nous est promise, je manifeste clairement ma volonté de demeurer assis en compagnie de l’Anglais et de sa femme, mais le parti de l’espoir l’emporte et nous voici à cahoter sur un chemin de terre meuble dans une nuit épaisse. Je proteste et demande qu’on me ramène auprès de l’Anglais quand apparaît tel un paquebot amarré au milieu des champs un hôtel douze étoiles avec ses voiles, sa mâture et son équipage en uniforme qui court sur les pelouses pour nous aider à descendre de la Toyota. A l’étage, cent vint tables dont une de quarante couverts. Mais le vent s’est levé et aucune ne convient à Gala. Le maître d’hôtel rassemble sa hiérarchie et apporte une table supplémentaire qu’il pousse judicieusement contre une cloison. Nous commandons un curry et une étrange roulade de poulet au lard puis des crêpes suzette au grand Marnier. Quelques français coloniaux passent des guides sous le bras, la piscine est bleue, vaste, le silence profond. Le tout est ridicule. Tandis que Gala est aux toilettes, je descends à la réception, un comptoir de dix mètres qui doit peser plus d’une tonne. Le réceptionniste qui tient le poste n’est pas plus gros qu’un clou.
- Avez-vous des chambres et quel est leur prix?
Il se demande s’il doit répondre aussitôt ou chercher le renseignement dans ses livres. Les chefs l’observent. D’ailleurs, personne n’a jamais dû lui poser cette question. Un baptême du feu.
- 100 dollars.
Je me retiens de rire. Lui est honteux. Il hésite à ajouter quelque chose, je le sens. Je le laisse hésiter. Enfin il se décide.
- Mais nous pouvons vous loger avec le personnel pour seulement vingt dollars.