Dix fonctionnaires désoeuvrés occupent un baraquement sans fenêtres au pied de la zone de guerre. Nous sommes à deux jours de route de Siem Reap, peu de touristes viennent jusqu’ici. Le quotidien de ses femmes et de ses hommes ressemble à celle des enfants chahuteurs que leur mère envoie jouer dans la rue: ils cherchent ce qu’ils pourraient faire, passent de la torpeur au fou rire, tapent dans des canettes vides, réparent une voiture, dorment ou grignotent. De sorte que notre arrivée est un événement. Il faut ajouter: qui a son prix. Une femme passe derrière le guichet, lit nos passeports, une autre déchire deux billets, une troisième les vise, et ces Cambodgiens, toujours si aimables, ont ici appris à feindre l’indifférence voire la gravité, probablement sur ordre du gouvernement, afin de nous rappeler où nous sommes. Cela tombe bien, je n’en ai pas la moindre idée. Tout juste me souviens-je qu’en 2011, lors d’un précédent voyage en Thaïlande, des escarmouches sur le ligne de démarcation avait fait une poignée de morts et que les militaires d’un camp et de l’autre avaient produit les discours habituels en pareil cas sur l’héroïsme, la fierté nationale et la victoire sans condition. De fait, je soupçonne ce conflit mineur d’avoir été entretenu par les deux pays belligérants à seule fin de propagande interne. Mais nous voilà munis de nos tickets et on nous indique qu’il n’y a qu’une façon de grimper sur la montagne, en jeep. La voici. Aller-retour, 25 dollars. Elle est prévue pour huit personnes. Avec le neveu, qui visite a mes frais, nous sommes trois (Ki inquiet pour sa Toyota veut rester). J’annonce que nous allons attendre la venue d’autre visiteurs et que je proposerai alors de partager les frais. Ki ennuyé me conseille de partir maintenant. Nous n’avons pas le temps d’attendre, dit-il. Lui qui nous dirige toujours vers les gourbis à l’heure du repas pour économiser quelques rials et n’hésite pas à se rendre dans un hôtel situé à l’autre bout de la ville pour payer un dollar de moins, trouve que 25 dollars pour cette jeep, c’est tout à fait raisonnable. Pendant la montée, je continue de me demander si un tel engin, montés sur de gros pneus et muni d’un double système de vitesse est nécessaire. En attendant, Tru, qui de sa vie n’est jamais monté, jubile. Nous sommes à cent mètres au-dessus de la plaine, il a le sentiment de faire l’Everest. Quand brusquement la route s’arrête. Le chauffeur tourne la Jeep contre la montagne, enclenche sa demi-vitesse et accroche la pente. Alors plus de doute, aucune voiture civile ne peut réussir ce coupe-là. Gala est en cabine, ceinturée, je suis assis sur le pont et m’apprête, au cas où la Jeep dévisserait, à sauter. Nous passons des fortins rudimentaires gardés par des soldats à pieds nus. L’un d’entre eux dort dans un hamac son fusil sur la poitrine, une arme primitive. Avec crosse en bois qui a cinquante and d’âge. D’ailleurs, chaque fois que je vois un soldat l’arme est différente. Ici une Kalchnikov, là un pistolet rallongé. Quand la Jeep se redresse, nous sommes au milieu d’un village de fortune composé de tentes, de cabanons, de stupas et de nids de mitrailleuses protégés au moyen de sacs de sable. Moines, femmes et enfants sont mêlés aux soldats qui font la lessive, jouent aux cartes et brûlent des ordures. Sous nos pieds une roche dure, noire, volcanique. Un panneau annonce: we have proud ro be kmehr.