Mois : novembre 2013

Traction verticale

Aux arbres l’hiv­er mit des feuilles si longues que les voisins com­mandèrent une équipe d’ar­boricul­teurs. Mais aus­sitôt les feuilles coupées et empilées, de nou­veaux arbres poussèrent.  Effrayés les voisins man­datèrent une entre­prise de con­struc­tion générale. Celle-ci réal­isa un silo de béton autour de la demeure. Une semaine plus tard, une feuille vorace, à l’aspect métallique, s’in­tro­duisit par la porte et remua par­mi les meubles; les voisins firent mur­er les issues. Désor­mais, ils quit­taient leur demeure par le toit, à bord d’un héli­cop­tère. Dès févri­er, une chaleur étrange envahit les sous-sols. Au print­emps, elle mon­ta dans les étages. Peu après les racines per­cèrent les dalles et les arbres crûrent à tra­vers les étages et le toit. Les voisins firent étudi­er un pro­jet de sta­tion aéri­enne. Faute de car­bu­rant, les ingénieurs pro­posèrent d’in­staller le pro­to­type sur les branch­es faîtières du plus grand des arbres. Aus­sitôt instal­lés dans leur nou­velle demeure, les voisins eurent à se défendre con­tre la poussée des feuilles dont la vol­u­bil­ité au mois de mai était extraordinaire.

Argent

Match élim­i­na­toire pour l’ac­cès à la coupe du monde de foot­ball. La France perd con­tre l’Ukraine à Kiev. Elle doit gag­n­er la sec­onde ren­con­tre, et cela avec trois point d’é­cart, sous peine d’être dis­qual­i­fiée. Le match est dis­puté à Paris. La France gagne avec trois points d’é­cart. Troisième but, un auto­goal. Per­son­ne n’est dupe.

Chantiers

Salle d’en­traîne­ment de la rue du Jura. Adossé à des machines, les mem­bres du club action­nent des poulies, lèvent des poids, poussent des leviers. En face, dans un immeu­ble ouvert à tous vents, les ouvri­ers de chantier action­nent les mêmes machines, soulèvent des sac de ciment, poussent des brou­ettes, guide le fil­in des grues.

Naturel

Une des dif­fi­cultés de la rai­son c’est qu’elle sépare intel­li­gence et instinct. Mes instincts les plus prim­i­tifs, de survie, sont intacts, mais les instincts naturels, qui com­posent un éven­tail utile de recours et per­me­t­tent toutes sortes d’actes, à com­mencer par ceux qui sont com­mandés, me font grave­ment défaut. Au fond, je n’ai aucune facil­ité et regarde avec sur­prise et quelque vex­a­tion l’ha­bileté que dévelop­pent la plu­part des per­son­nes dans mon entourage lorsqu’il s’ag­it de réalis­er une série d’actes sim­ples, qu’ils soient spon­tanés ou ordon­nés. Pour com­pren­dre ce que je me veux, ou ce qui est exigé, je recours à la rai­son, puis cherche les moyens à organ­is­er, les rassem­ble, les organ­ise; alors seule­ment, je passe à l’acte. C’est dire le retard que je prends. Les autres ont depuis longtemps fait et bien fait.

Réglementarisme

Sur le vol easy­Jet Bris­tol-Genève, l’hôtesse annonce dans le haut-par­leur: “en rai­son d’une allergie aux cac­a­houètes dont souf­fre l’une de nos pas­sagères, nous ne ven­drons pas de cac­a­houètes et nous vous pri­ons de ne pas en consommer”.

Incidents

Au cen­tre de Bris­tol, dans le quarti­er com­merçant, en quelques min­utes, scènes de rues qui soulig­nent l’équili­bre pré­caire du monde: une dame chute de tout son long. Elle se relève hébétée, elle est à genoux, les pié­tons s’ap­prochent. Mais il y a un prob­lème. Aucun n’a assisté à la chute et donc nul ne sait s’il s’ag­it de cela. Du coup les pié­tons hési­tent. Preuve s’il en faut que les gens se méfient: est-ce une clocharde, s’ag­it-il d’un can­u­lar? Est-il nor­mal que la dame se relève si lente­ment? Et sans rien dire?
Plus loin, comme j’at­tends devant un super­marché “Alla for One Pound”, un goé­land se pose sur le toit d’une voiture rouge. Une bête blanche, énorme, pourvue d’un bec aigu. Sur le toit du véhicule, elle se balade la tête haute, l’ œil rond et atten­tif. Jamais je n’ai vu pareil volatil si proche. Mais ce qui me gêne, c’est que per­son­ne ne sem­ble remar­quer le goé­land. Tout à leurs achats de Noël, les pié­tons défi­lent, font les vit­rines, entrent et sor­tent des mag­a­sins. Or voilà que la jeune fille assise au volant de la voiture baisse sa vit­re pour m’in­ter­peller.
- Is there a bird on my car?
- A huge one, you should come out and take a look, it’s inter­est­ing!
Puis je m’aperçois de mon ridicule: il doit s’a­gir à Bris­tol, ville por­tu­aire, d’un inci­dent courant, tout au plus ennuyeux, et je l’en­gage à s’y intéress­er. 
Lorsque la jeune femme sort, il est trop tard, le Goé­land s’est envolé pour aller se juch­er sur un réver­bère. Alors plusieurs pié­tons le sig­na­lent, comme si aupar­a­vant, trop proche, il était improb­a­ble qu’il fut réel.
Au même moment, une place de sta­tion­nement se libère der­rière le véhicule de la jeune fille et une voiture de sport con­duite par des Turques en bon­net se posi­tionne pour la pren­dre. Or une femme âgée passe, à quelques cen­timètres du pare-choc. Le Turc donne un coup de volant, ori­ente sa voiture. La femme esquive. Il braque, la femme fait un entrechat. Il enfonce la marche-arrière et roule. La femme, fuit. Il accélère, la femme accélère, le pare-chocs la men­ace, elle trotte dans le pare-chocs, en rythme, à la façon d’un péon de cor­ri­da et saute sur le trot­toir, essouf­flée, aba­sour­die. Le Turc, qui n’a rien vu, renonce à la place et s’en va en trombe.

Consciences

Com­ment savoir ce que représente pour une per­son­ne à la con­science peu éclairée le monde dans lequel elle se meut. Mais aus­si, com­ment pos­er en principe qu’une telle ques­tion est fondée, dans la mesure où elle implique que celui qui la pose se range par­mi les con­sciences éclairées? Du moins faut-il avouer, sans fausse mod­estie, qu’il existe, dans l’en­tourage de cha­cun, des per­son­nes dont le com­merce avec le réel, se réduit à des actes de com­mande, com­posant une exis­tence qui s’ex­prime tout entière sur un plan extérieur. A n’en pas douter, de tels indi­vidus, au sens de par­ties du tout, sont idéale­ment visés par les poli­tiques total­i­taires dont toute l’œu­vre con­siste à détru­ire la vie.

The Cockney Rejects

The Cock­ney Rejects, groupe oï! dont j’é­coutais les albums l’an­née de mes dix-sept ans est en con­cert à The Fleece, une salle de pub dans une ruelle de l’an­cien quarti­er des docks. Curieux de savoir ce qu’a pu devenir, trente ans après la paru­tion de ses pre­miers titres, la fin du punk et l’oc­cul­ta­tion des skin­heads, l’im­mi­gra­tion mas­sive et le con­sumérisme mal­adif, des musi­ciens réu­nis par la seule foi dans une sol­i­dar­ité ouvrière érigée en valeur de com­bat.
La salle est pleine, le pub­lic celui des années qua­tre-vingt, vieil­li dans ses habits: doc’s, crâne tatoués, jeans blan­chis, blousons mil­i­taires. Plus calme, moins agres­sif, tout aus­si cor­pu­lent, pat­i­bu­laire, con­va­in­cu, intè­gre. Cer­tains sont accom­pa­g­nés de leur femme. Aucune nos­tal­gie. Lorsque Jeff Turn­er chante The Great­est Cock­ney Rip-Off, le pub­lic reprend : oï! oï! oï! Le mes­sage est inchangé, les coups de poing que le leader du groupe décochent dans le vide résu­ment le cre­do: bats-toi! De fait, le sort réservés aux ouvri­ers sous le gou­verne­ment Tatch­er n’a pas con­nu d’amélio­ra­tion notable au cours des trente dernières années. Un quo­ti­di­en terne et cer­clé : tra­vail, foot­ball, bière. Quant au jeune arabe que Jeff Turn­er appelle sur scène, le présen­tant comme un col­lègue de tra­vail, dif­fi­cile de dire s’il s’ag­it d’une manœu­vre visant à désamorcer toute ten­ta­tive d’i­den­ti­fi­ca­tion avec la droite nation­al­iste ou un effet indi­rect, mal digéré de la mon­di­al­i­sa­tion. Quoiqu’il en soit, au pub, le con­cert fini, nous buvons au milieu de skin­heads dont les vestes bla­son­nées affichent assez les idées. Quant à savoir si ces idées leur sont prof­ita­bles ou s’il en font quelque chose, il suf­fit de se promen­er dans les rues de Bris­tol le jour pour véri­fi­er une fois une fois de plus, que n’ayant accès ni à la cul­ture ni à l’ar­gent, ils sont les éter­nels per­dants la société britannique.

Homme de rencontre

Dans ce mag­a­sin de sport du mall, un homme grand, le crâne dégar­ni, salue avec empresse­ment l’un des vendeurs, le taquine, le ques­tionne; l’autre, sans lever les yeux, répond du bout des lèvres, puis, tout à sa tache, l’ig­nore. Cepen­dant, le pre­mier reste là, devant la caisse, à chercher des phras­es.
A l’é­tage, alors que je rem­plis de pan­talons, ban­dages de boxe, bas­kets, bidons, chaus­settes le cabas sou­ple dont tout client est muni, je tombe à nou­veau sur l’homme. Il vient de crois­er dans l’escalier un père et sa fille.
- Oh, mais c’est toi! C’est bien toi.
Le père hésite.
- Mais oui… On était pas ensem­ble…? Attend que je me sou­vi­enne…
- …au foot?
- C’est ça, par­faite­ment! Au foot…
- Oh, excuse-moi! Oui, peut-être…
- Moi c’est John Williamson!, fait l’homme
- … Marc Betham.
- Betham! Je me dis­ais bien!
Plus la con­ver­sa­tion va, plus il sem­ble évi­dent que les inter­locu­teurs ne se con­nais­sent pas. L’homme dégar­ni a obtenu de l’autre toutes les infor­ma­tions dont il avait besoin, et les lui a retournés. Pris au dépourvu, sup­putant une mémoire défail­lante, le père, un peu hon­teux mais incère, joue le jeu.
- Je me dis­ais bien! On oublie pas si vite, pour­suit l’ai­gre­fin, il faut dire que ça fait un bail! Com­bi­en d’an­nées, exacte­ment?
Le lende­main, je com­plète mes achats dans le même mag­a­sin. L’én­er­gumène est là. Il cir­cule entre les rayons, file un client, un autre, cherche l’oc­ca­sion. Quand il cille des yeux, se démanche, s’ar­rête, on sent qu’il est sur le point d’en­tre­pren­dre un cha­land. Puis un détail l’en dis­suade et il retourne à sa cir­cu­la­tion. Soudain, j’ai un doute: et s’il s’agis­sait d’un employé en civ­il? Un sur­veil­lant? La preuve du con­traire m’est aus­sitôt don­née: comme un vendeur en blouse passe à sa portée, l’homme dégar­ni le salue avec un ent­hou­si­asme insen­sé. Le vendeur l’ig­nore. Plus tard, j’ai tout loisir de l’ob­serv­er. Seuls nous sépar­ent les pan­neaux détecteurs qui canalisent les clients à l’en­treé du mag­a­sin; je me tiens dans la rue, il est de l’autre côté, sous les néons,  entre des car­tons des boîtes de gants en sol­de. Il piv­ote, danse sur un pied, sur l’autre, se hisse, sourit, fixe chaque client, feint de s’in­téress­er aux arti­cles, reprend posi­tion. Cer­taine­ment fait-il cela tous les jours de la semaine.

Bristol

Bris­tol avec Aplo, mon frère, son fils. Au moment où le bus de l’aéro­port passe devant l’hô­tel, nous avons la tête tournée vers l’église St-Marie. Ren­dus à la gare routière, nous roulons nos valis­es d’un bout à l’autre de la ville, tra­ver­sant les docks, les squares et les canaux à grand bruit. En soirée, ma mère arrive de Madrid. Séance d’en­traîne­ment en salle, brouil­lard frais, bières aus­trali­ennes, hol­landais­es, espag­noles, de même que les récep­tion­nistes, les garçons d’é­tage, les portiers. A l’aspi­ra­teur et aux corvées, des Africaines; dans la rue, flot­tant tel des médus­es, des Soma­li­ennes, plus loin, vers Park street, des étu­di­ants bour­siers. Nour­ri­t­ure pour tous, le ham­burg­er, les frites surgelées, le toast, les salades au chlore. Sur les échafaudages, de solides anglais aux chaus­sures coquées. La ville est agréable, du moins au cen­tre. Les hangars à bateau désaf­fec­tés abri­tent des bars, les mag­a­sins à blé, des apparte­ments de stand­ing, sur les voies d’eau, des équipes d’av­i­ron. Peu d’a­gents, beau­coup de caméras. Une gri­saille qu’il­lu­mi­nent aux devan­tures des kiosques les tabloïds.