Homme de rencontre

Dans ce mag­a­sin de sport du mall, un homme grand, le crâne dégar­ni, salue avec empresse­ment l’un des vendeurs, le taquine, le ques­tionne; l’autre, sans lever les yeux, répond du bout des lèvres, puis, tout à sa tache, l’ig­nore. Cepen­dant, le pre­mier reste là, devant la caisse, à chercher des phras­es.
A l’é­tage, alors que je rem­plis de pan­talons, ban­dages de boxe, bas­kets, bidons, chaus­settes le cabas sou­ple dont tout client est muni, je tombe à nou­veau sur l’homme. Il vient de crois­er dans l’escalier un père et sa fille.
- Oh, mais c’est toi! C’est bien toi.
Le père hésite.
- Mais oui… On était pas ensem­ble…? Attend que je me sou­vi­enne…
- …au foot?
- C’est ça, par­faite­ment! Au foot…
- Oh, excuse-moi! Oui, peut-être…
- Moi c’est John Williamson!, fait l’homme
- … Marc Betham.
- Betham! Je me dis­ais bien!
Plus la con­ver­sa­tion va, plus il sem­ble évi­dent que les inter­locu­teurs ne se con­nais­sent pas. L’homme dégar­ni a obtenu de l’autre toutes les infor­ma­tions dont il avait besoin, et les lui a retournés. Pris au dépourvu, sup­putant une mémoire défail­lante, le père, un peu hon­teux mais incère, joue le jeu.
- Je me dis­ais bien! On oublie pas si vite, pour­suit l’ai­gre­fin, il faut dire que ça fait un bail! Com­bi­en d’an­nées, exacte­ment?
Le lende­main, je com­plète mes achats dans le même mag­a­sin. L’én­er­gumène est là. Il cir­cule entre les rayons, file un client, un autre, cherche l’oc­ca­sion. Quand il cille des yeux, se démanche, s’ar­rête, on sent qu’il est sur le point d’en­tre­pren­dre un cha­land. Puis un détail l’en dis­suade et il retourne à sa cir­cu­la­tion. Soudain, j’ai un doute: et s’il s’agis­sait d’un employé en civ­il? Un sur­veil­lant? La preuve du con­traire m’est aus­sitôt don­née: comme un vendeur en blouse passe à sa portée, l’homme dégar­ni le salue avec un ent­hou­si­asme insen­sé. Le vendeur l’ig­nore. Plus tard, j’ai tout loisir de l’ob­serv­er. Seuls nous sépar­ent les pan­neaux détecteurs qui canalisent les clients à l’en­treé du mag­a­sin; je me tiens dans la rue, il est de l’autre côté, sous les néons,  entre des car­tons des boîtes de gants en sol­de. Il piv­ote, danse sur un pied, sur l’autre, se hisse, sourit, fixe chaque client, feint de s’in­téress­er aux arti­cles, reprend posi­tion. Cer­taine­ment fait-il cela tous les jours de la semaine.