Les deux tâches les plus pénibles qui m’aient été confiées ne devaient pas ce caractère à l’effort physique requis pour leur exécution mais au sentiment de leur inutilité. Dans les deux cas, étant rémunéré à l’heure et payé au mois, les employeurs estimèrent juste de rentabiliser leur investissement en inventant du travail lorsque, pour différentes raisons, le train régulier de l’entreprise n’en offrait plus.
Ainsi, à la ferme, la patronne m’envoya ramasser des cailloux. Je marchais sur le champ, un seau à la main que j’allais ensuite vider dans la remorque d’un tracteur. Que ces cailloux puissent endommager les socs de charrue, j’en convenais, mais il m’apparut très vite que des cailloux, il y en avait tant, qu’à les ramasser tous, on finirait par ramasser le champ. D’autre part, force était d’admettre que jusqu’ici personne ne s’était trouvé assez désoeuvré pour se consacrer à cette tâche nécessaire. Enfin, l’absurdité, plus que cela, la vexation, tenait au fait que des étudiants archéologues, à quelque distance de mon champ, au prix de manoeuvres savantes, déterraient les pierres éboulées d’une construction romaine, reléguant mon exercice dans la catégorie des travaux de forçat.
Dans le second cas, il me fut ordonné de classer des tiges de métal servant à l’armature des bétons par longueur, taille et poids. Le contremaitre de l’entreprise de maçonnerie ayant dirigé ses équipes sur les différents chantiers, s’aperçut qu’il m’avait oublié et, affectant un air décidé qui ne me laissa pas dupe, me promena à travers les hangars jusqu’à découvrir cette tâche à laquelle, un instant auparavant, jamais il n’avait songé. Pendant des heures, je soulevais des tiges de cinq à six mètres dont l’abandon, la rouille et les herbes folles disaient bien qu’elles ne seraient pas recyclées.
Mois : novembre 2013
Inutilité
Dialogue
Personnes qui insistent pour vous rencontrer, se mêlent de vous comprendre, vous écoutent, à qui vous donner votre attention, votre temps et des signes indiquant votre désir de poursuivre le dialogue et qui, au terme de cette première rencontre, jamais plus ne se manifestent, comme si elles avaient vérifier une hypothèse ayant trait à votre caractère ou encore épuiser toute leur puissance d’amitié dans cet échange inaugural.
Librairie
A Neuchâtel, à la fois ravi de découvrir coup sur coup trois libraires d’ancien et déçu lorsque je comprends qu’à l’heure où je quitterai le bureau de fiduciaire ils seront fermés pour la pause de midi. Or, après mon rendez-vous, l’une des ces boutiques, à en juger par la lumière qui sourd de l’intérieur, est ouverte. La pancarte le confirme: l’horaire du matin s’achève à 12h30. Je pousse la porte, salue, consulte ma montre, constate qu’il est 12h39 et mes espoirs à nouveau s’envolent; mais le libraire me rassure, je dispose de mon temps.
Les étagères encombrées offrent des volumes sur deux rangées, de sorte qu’il faut retirer les livres placés à l’avant pour lire les tranches de ceux qui sont placés à l’arrière. Plusieurs livres me retiennent, des Interviews imaginaires de Gide, dont je n’arrive pas à déterminer s’ils sont de la plume de l’auteur des Paludes et un Masse et puissance de Canetti dont je lis le début du chapitre sur le devenir des religions d’Etat, mais dans un cas comme dans l’autre, ces livres qui appartiennent à des collections rares sont chers. J’hésite tout de même à les acquérir, ne serait-ce que pour éviter que cette librairie, faute de clients, ne ferme (comme il vient d’advenir à celle de Fribourg), puis annonce sans hypocrisie que je compte revenir bientôt tout en m’informant de l’horaire complet.
- Oh, ne vous inquiétez pas, je ne ferme jamais! Vous voyez ces enveloppes? En mon absence, il vous suffira d’y glisser l’argent.
Enfant
Neige douce et légère sur les toits, dans les arbres et au loin, vers le Schönberg, sur les collines, les fermes. Les journées sont courtes, la nuit tombe vite; l’appartement encore vide, résonne. Gala et moi partageons la seul lampe disponible. J’écris en regardant, de l’autre côté de la rue, la façade éclairée de la maison Jugend Stil, Gala trie des documents sur la table rabaissée de la cuisine dont je n’ai pas réussi à remonter les pieds après le transport de déménagement. Plus tard je descends acheter de la bière et une plante rue du Jura tandis que des centaines de voitures avancent au pas. Un enfant me dit bonjour.
Etat
De Fribourg à Neuchâtel en train pour aller signer chez le fiduciaire le dossier de 47 pages qui lui permettra d’attaquer l’Etat de Genève pour sa gestion abusive de mon dossier fiscal. Une demi journée de plus à travailler pour des fonctionnaires dont toute l’activité consiste à détruire du temps.
Lecture commune
Dès que l’on échange sur une lecture commune, les éléments de connaissance que nous en avons retiré semblent se mettre en place et, alors qu’ils apparaissaient jusqu’ici flottants, s’inscrire sous une forme stable dans notre mémoire. Plutôt que le signe d’un processus de connaissance qui aboutit, il y faut y voir la production collaborative, par deux interlocuteurs, d’un énoncé original, fondé sur la compréhension incertaine que ceux-ci avaient du contenu du texte.
Faux internationalisme
Utilisé dans le domaine politique le concept girardien du bouc émissaire permet à la gauche de stigmatiser la rhétorique des nationalistes lorsqu’elle désigne l’immigration comme une des causes de la crise de nos sociétés occidentales. Ce faisant, la gauche nie l’histoire propre et le fondement traditionnel de nos démocraties au profit d’un internationalisme fondé sur le repentir (colonisation, traite, nazisme, etc.). Or, c’est précisément sur l’instrumentalisation de ce repentir que le plus agressif des tous les mouvements de droite, le néolibéralisme, compte pour rallier la gauche à son entreprise de destruction des démocraties via l’immigration et la réduction de la personne à un producteur-consommateur désorienté.
Colle
Rentré de Bristol en soirée, je commence la tournée de colle à 3h30, par une nuit agréable. Jusque vers 4 heures, rues foncées que le brouillard anime, voitures rares d’où s’échappe de la musique. La torche frontale que je porte sur la casquette me permet de tirer à souhait des objets du vide, pans de clôtures, poteaux, bords de trottoirs. Le silence, que je n’avais pas imaginé aussi entier (mes dix ans de tournées nocturnes se passaient dans Genève) me gêne: à la fermeture, les cadres d’affichage claquent avec violence émettant un écho dont je crains qu’ils ne réveillent les dormeurs parfois installés, dans les quartiers résidentiels, à moins de trois mètres de mon travail. Dès 5 heures, le trafic s’intensifie et je m’étonne de croiser les premiers piétons, lavés et coiffés, qui se dirigent, le port droit, le visage éteint, vers les transports. Mais ce qui retient mon attention, c’est, dans le quartier de Beaumont, avant six heures, cette femme qui porte dans les bras sa fille endormie, un cartable sur le dos. Probablement la mère prend-t-elle son tour de travail à l’aube et dépose-t-elle sur son chemin la gamine qui aura à attendre une bonne heure avant que la cloche du préau ne sonne la rentrée des classes. En son nom, je prend plaisir à vitupérer contre la dureté du système qui protège certains des souffrances qu’il inflige à d’autres. Et comme mère et fille s’en vont, je songe aux deux années que j’ai passé à Lhôpital, partant de nuit, autour de 5h00, sur une route de demi-montagne, sinueuse et inégale, pour déposer à leur école de Genève les enfants, revenant de nuit pour cuisiner, faire les devoirs, mettre au lit et dormir seul dans la maison avant de repartir, avant le matin, dans l’autre sens. Cependant, à 7h15, comme s’achève ma tournée, dans le noir toujours, je regagne l’appartement rue Jean-Gambach, mon pain dans le sac d’affiches, me douche, coule du café, allume la radio, m’installe, prépare des tartines et mange longtemps, avec satisfaction. Ce n’est qu’ensuite, en pianotant sur le clavier pour trier les mails que je m’aperçois — ce qui aussitôt met de la sueur à mes temps — que j’ai oublié un client: je renfile mon pantalon d’ouvrier, remplis les poches avec la spatule, les clefs à cadres, le scotch, le couteau, les chiffons, charge les affiches oubliées dans le sac à dos et recommence la tournée.