Inutilité

Les deux tâch­es les plus pénibles qui m’aient été con­fiées ne devaient pas ce car­ac­tère à l’ef­fort physique req­uis pour leur exé­cu­tion mais au sen­ti­ment de leur inutil­ité. Dans les deux cas, étant rémunéré à l’heure et payé au mois, les employeurs estimèrent juste de rentabilis­er leur investisse­ment en inven­tant du tra­vail lorsque, pour dif­férentes raisons, le train réguli­er de l’en­tre­prise n’en offrait plus.
Ain­si, à la ferme, la patronne m’en­voya ramass­er des cail­loux. Je mar­chais sur le champ, un seau à la main que j’al­lais ensuite vider dans la remorque d’un tracteur. Que ces cail­loux puis­sent endom­mager les socs de char­rue, j’en con­ve­nais, mais il m’ap­parut très vite que des cail­loux, il y en avait tant, qu’à les ramass­er tous, on fini­rait par ramass­er le champ. D’autre part, force était d’ad­met­tre que jusqu’i­ci per­son­ne ne s’é­tait trou­vé assez désoeu­vré pour se con­sacr­er à cette tâche néces­saire. Enfin, l’ab­sur­dité, plus que cela, la vex­a­tion, tenait au fait que des étu­di­ants archéo­logues, à quelque dis­tance de mon champ, au prix de manoeu­vres savantes, déter­raient les pier­res éboulées d’une con­struc­tion romaine, reléguant mon exer­ci­ce dans la caté­gorie des travaux de forçat.
Dans le sec­ond cas, il me fut ordon­né de class­er des tiges de métal ser­vant à l’ar­ma­ture des bétons par longueur, taille et poids. Le con­tremaitre de l’en­tre­prise de maçon­ner­ie ayant dirigé ses équipes sur les dif­férents chantiers, s’aperçut qu’il m’avait oublié et, affec­tant un air décidé qui ne me lais­sa pas dupe, me prom­e­na à tra­vers les hangars jusqu’à décou­vrir cette tâche à laque­lle, un instant aupar­a­vant, jamais il n’avait songé. Pen­dant des heures, je soule­vais des tiges de cinq à six mètres dont l’a­ban­don, la rouille et les herbes folles dis­aient bien qu’elles ne seraient pas recyclées.