Colle

Ren­tré de Bris­tol en soirée, je com­mence la tournée de colle à 3h30, par une nuit agréable. Jusque vers 4 heures, rues fon­cées que le brouil­lard ani­me, voitures rares d’où s’échappe de la musique. La torche frontale que je porte sur la cas­quette me per­met de tir­er à souhait des objets du vide, pans de clô­tures, poteaux, bor­ds de trot­toirs. Le silence, que je n’avais pas imag­iné aus­si entier (mes dix ans de tournées noc­turnes se pas­saient dans Genève) me gêne: à la fer­me­ture, les cadres d’af­fichage claque­nt avec vio­lence émet­tant un écho dont je crains qu’ils ne réveil­lent les dormeurs par­fois instal­lés, dans les quartiers rési­den­tiels, à moins de trois mètres de mon tra­vail. Dès 5 heures, le traf­ic s’in­ten­si­fie et je m’é­tonne de crois­er les pre­miers pié­tons, lavés et coif­fés, qui se diri­gent, le port droit, le vis­age éteint, vers les trans­ports. Mais ce qui retient mon atten­tion, c’est, dans le quarti­er de Beau­mont, avant six heures, cette femme qui porte dans les bras sa fille endormie, un cartable sur le dos. Prob­a­ble­ment la mère prend-t-elle son tour de tra­vail à l’aube et dépose-t-elle sur son chemin la gamine qui aura à atten­dre une bonne heure avant que la cloche du préau ne sonne la ren­trée des class­es. En son nom, je prend plaisir à vitupér­er con­tre la dureté du sys­tème qui pro­tège cer­tains des souf­frances qu’il inflige à d’autres. Et comme mère et fille s’en vont, je songe aux deux années que j’ai passé à Lhôpi­tal, par­tant de nuit, autour de 5h00, sur une route de demi-mon­tagne, sin­ueuse et iné­gale, pour dépos­er à leur école de Genève les enfants, revenant de nuit pour cuisin­er, faire les devoirs, met­tre au lit et dormir seul dans la mai­son avant de repar­tir, avant le matin, dans l’autre sens. Cepen­dant, à 7h15, comme s’achève ma tournée, dans le noir tou­jours, je regagne l’ap­parte­ment rue Jean-Gam­bach, mon pain dans le sac d’af­fich­es, me douche, coule du café, allume la radio, m’in­stalle, pré­pare des tartines et mange longtemps, avec sat­is­fac­tion. Ce n’est qu’en­suite, en pian­o­tant sur le clavier pour tri­er les mails que je m’aperçois — ce qui aus­sitôt met de la sueur à mes temps — que j’ai oublié un client: je ren­file mon pan­talon d’ou­vri­er, rem­plis les poches avec la spat­ule, les clefs à cadres, le scotch, le couteau, les chif­fons, charge les affich­es oubliées dans le sac à dos et recom­mence la tournée.