Un jour notre façon de nous exprimer ne sera plus comprise. Soyons francs, ce jour n’est pas loin. Renaud Camus évoque la nécessité pour les parents de désadapter (il dit “inadapter”) leurs enfants, soit de leur refuser l’héritage familial d’intelligence et de culture, afin qu’ils puissent s’intégrer à la société.
Mois : mai 2013
Un ami millionnaire et à la retraite veut me rencontrer. J’ai des idées et il en cherche une pour reprendre une activité. Ces jours il est déprimé. Les millions n’y font rien, l’arrêt ne lui convient pas. Depuis je cherche. Lorsque je manquais d’argent, je produisais des centaines d’idées par jour, maintenant que les besoins sont combles et que je n’ai pas à m’inquiéter d’obtenir un pouvoir dont je me désintéresse, la manivelle à idée tourne à vide — mais je cherche.
A la hauteur des cinémas Rex, sur Pérolles, ce matin, un homme marche. Nos regards se croisent. Je suis à vélo. Regard étrange. Seule pensée qui me vient: différent. Quelques mètres plus loin, j’aperçois mon père un livre de poche à la main. Je lui fais signe, me gare, descends de vélo. Il était chez son médecin, il attend sa femme qui a pris son tour chez le même médecin. Et toi? Je montre ma panoplie, mon vélo: je répare des cadres d’affichage. Arrive le monsieur dont j’ai croisé le regard. Mon père me le présente. Jean-Marc Dominguez.
- Je ne veux pas vous gêner.
Mon père lui dit que ce ne sera pas long et nous échangeons quelques mots convenus, sur un débit rapide typique de deux êtres qui sont observés.
Un heure plus tard je suis sur le chemin de Miséricorde à visser un cadre lorsque l’homme survient. Il a connu mon père en vacances. Ses parents sont de Grenade. Je dis que mon père va souvent en Espagne, mais que lui, c’est plutôt la Castille.
- Vous l’avez connu en Espagne?
- Non, en vacances. En prison.
Envie de traverser. De me débattre dans un espace plus grand. Cette civilité de pacotille dans un système de murs balayé par l’air conditionné, nos pauvres, nos misérables villes de faux marbres et de stuc, arraisonne et détruit malicieusement les meilleures énergies. Traverser parce que l’espace traversé soudain résiste et donne au corps et à l’âme un surplus de vitalité, une exaltation qui est le propre de la vie. Lorsqu’on se penche sur le laboratoire du quotidien, on s’aperçoit avec effroi que la plupart des comportements tendent à produire de l’apparence et ce jusque dans les actions les plus animales: faux muscles, faux sexe, faux travail. Je sais que de telles traversées du monde — celui qui commence à nos pieds lorsqu’on a fait le premier pas — sont éreintantes et pleines d’inquiétudes, mais comment ne pas condamner cette molle conservation de la vie en milieu clos lorsqu’on sent qu’elle pervertit nos capacités et d’abord celle à qui consiste à grandir?
M’apparaissait évidente, un instant, alors que j’écoutais Olofso en pleurs me dire ses déboires, cette idée: chacun est doté d’une force. Cette force à une quantité. Ceux qui ne la contrôlent pas, c’est-à-dire la négligent, la perdent au profit d’autrui, lequel la retourne contre eux. Et la souffrance advient.
Article en pleine page dans le cahier culturel de La Liberté à l’occasion de la sortie de 45–12, retour à Aravaca. Positif, plus que cela, flatteur. Un côté rassurant à exister ainsi, au regard des autres. Et un côté sournois. Par exemple à se dire que dans l’ordre de l’exposition publique, le maximum est atteint et que ce maximum n’est pas bien élevé. Commencé seul, on continue seul. Cette chaleur de quelques instants qui souffle sur le côté ne fait rien à l’affaire. C’est dans la nature de la trajectoire d’aller à l’infini et aussi longtemps que le vivant le peut. La rencontre avec Dieu est nécessaire.
Que de complaisance pour protéger son intérêt. Je nous crois prêt à tout, y compris à varier nos opinions en se défendant de l’avoir fait. Forme extrême de l’adaptation qui est aussi la marque de la lâcheté. Notre visée existentielle n’a qu’un but: la station. Aussi longtemps que possible se tenir là, dans son jus, se faire oublier de Dieu (plutôt, du Diable). Mesurer la réussite à sa liberté de pêcher en dehors du cercle intime, sans le briser, ce que convoite notre désir. Ce fondement psychologique est mieux formalisé par le mode de vie petit-bourgeois que par celui des bourgeois (souvent héroïques).
Fin de journée samedi mon père et sa femme nous quittent, je prépare un sac d’effets de sports. Au moment de compléter le cardiomètre manquent la ceinture et le capteur. Face à l’étagère où je dispose ces effets, je suis pantois. Pa mesure préventive j’ai fait le choix de toujours remiser au même endroit la ceinture et le capteur. Sur l’étagère, avec le couteau, les leviers de cadres, la clef de la BMW, les lunettes de soleil et le briquet. Pour y voir plus clair j’allume la torche. Aplo qui joue dans la chambre confirme:
- J’ai vu ta ceinture hier, sur l’étagère.
L’appartement est petit, ce n’est pas Lhôpital. Je cherche. Plusieurs fois je reviens devant l’étagère.
- A quelle heure as-tu vu cette ceinture sur l’étagère?
Aplo ne sait plus.
Les minutes passent. Je m’énerve. Ce n’est pas tant le prix, le fait que je ne pourrai m’en servir pour la course le lendemain, mais pour le principe: une chose ne disparaît pas. Je fais une raisonnement: je suis fou, un des enfants ment ou alors mon père et sa femme volent. J’appelle Gala. Lui fais répéter ce qu’elle m’a dit le jour de son arrivée sur la Côte-d’Azur: le câble de mon haut-parleur de voyage a disparu de ma sacoche. Elle répète: il y était encore quand j’ai fait mon bagage pour aller prendre le train. Je fais asseoir les enfants. Leur explique les possibilités. Rappelle à Aplo qu’enfant, dans le Gers, il se promenait la nuit, sortait sur la terrasse en somnambule. Est-ce qu’il cacherait des objets pendant son sommeil? Dans ce cas la ceinture et le capteur sont dans l’appartement. Ce qui m’amène aussitôt à imaginer qu’Aplo est sorti dans la cage d’escalier ou même sorti de l’immeuble. Je raconte aux enfants l’épisode que Marguerite Duras rapporte dans La vie matérielle. Elle vient d’emménager. L’un des tiroirs de la garde-robe coulisse mal. Elle le décaisse et trouve derrière le tiroir, collé au mur, un foulard Hermès. Elle imagine alors le désarroi de sa propriétaire devant cette disparition inexplicable. Et nous nous remettons à chercher. Quand soudain, je trouve ma ceinture et le capteur dans le fond de ma chaussure de sport où je les avais rangé la semaine dernière après la course de Bristol. Excuses, soulagement, reprise des activités du week-end.
Souvenir enchanté de Miraflores, cette campagne des collines de Madrid où nous partions pique-niquer dans les années 1980 le dimanche. Des voitures s’échappaient un vingtaine d’enfants. Pris dans le groupe je courais sur le sentier de l’ancienne bergerie, une bâtisse de pierre jaune à la charpente affaissée. Que tout cela subsiste, je n’en doute pas. Et le soleil brûlant de Castille, la meute des grillons, les arbres poussés sur des rivières souterraines, mais la nature gardait dans ces années de la fin du franquisme un état virginal qu’elle a perdu sous l’effet de l’agriculture raisonnée. Les champs de coquelicot, les herbes douces, les houles, les taillis, le désordre. Toute beauté mise en pièces par l’industrie alimentaire. Plus d’homme en campagne et partout visible son empreinte.