Mois : mai 2013

Etan et les femmes. Quand il leur par­le il les touche. Atti­tude mâle opposée à ma con­cep­tion de l’individualisme.

De la dis­pari­tion du lieu, il est rarement ques­tion. Or sans lieu, pas de ren­con­tre. Out­ils de diver­tisse­ment qui abolis­sent l’e­space: à peu de choses près tous les pro­duits inno­vants lancés sur le marché depuis vingt ans, baladeur, caméra numérique, vélo élec­trique, télé­phone portable, pro­thès­es chim­iques, mécaniques. Affublés de ces gad­gets le jeune con­som­ma­teur (lui surtout) digère le réel à la vitesse du son et de la lumière. Ce réel est stocké dans des machines donc sous­trait à la con­science. De sorte que le sché­ma nou­veau se décline ain­si: pos­si­bil­ité d’une ren­con­tre, début de désir — mémoire d’une ren­con­tre, nos­tal­gie du désir, frus­tra­tion. Le moment de la ren­con­tre est avalé par la machine.

Morale et bon sens fix­ent les con­di­tions de partage de la réal­ité. Le droit est aux mains  de pro­fes­sion­nels. Les pro­fes­sion­nels n’ont qu’un objec­tif: créer une clien­tèle. Les règle­ments sont le signe de l’ap­pro­pri­a­tion du réel par des acteurs dont le droit légalise l’ac­tion. Dans une sit­u­a­tion de com­péti­tion accrue entre pro­fes­sion­nels les règle­ments ne définis­sent plus les con­di­tions d’ac­cès à la réal­ité mais la réal­ité. L’in­ver­sion de l’é­tat de nature par la destruc­tion de la morale et du bon sens est achevée. La poli­tique explique aux citoyens la néces­sité de s’adapter à une réal­ité sans cesse en mou­ve­ment sous l’ef­fet de l’évo­lu­tion des règlements.

Le gou­verne­ment d’Ethiopie vend des cen­taines de mil­liers d’hectares de terre agri­cole à un entre­pre­neur indi­en. Un sig­na­ture aliène les ter­res pour un siè­cle. Le con­trepar­tie? L’en­tre­pre­neur s’en­gage à réduire le chô­mage en région. Il apporte des bull­doz­ers, des tracteurs et des remorques d’en­grais, des avions de sur­veil­lance, des pipe-lines et des ser­res. Son but: devenir le pre­mier pro­duc­teur mon­di­al de ros­es d’i­ci à cinq ans. Le film mon­tre ensuite les ouvri­ers de la multi­na­tionale au tra­vail. Le soc de labour creuse des sil­lons dans un plaine qui n’a jamais été cul­tivée. Comme dit l’In­di­en, le dernier à avoir posé les pieds ici, c’est Dieu. Le gou­verne­ment lorsqu’il donne des ter­res ne tien pas compte des gens qui y vivent. Le film mon­tre un vil­lage. Devant un hutte une femme en seins pile le mil­let dans un pétrin de bois, une cruche d’eau rafis­tolée chauffe sur un feu de bois. Les enfants ressem­blent à des pépites de char­bon. L’In­di­en remonte dans son avion et ouvre son iPad: nous allons réus­sir. Regardez la cote de notre société sur Bloomberg.com, vous ver­rez que nos action­naires nous font confiance.

Prêt à par­tir pour l’aéro­port je dépose devant l’im­meu­ble, au cen­tre de Fri­bourg, mon sac poubelle légal, ven­du par l’E­tat. Une employée de la voirie me gronde.
- Ts, ts! Rap­portez-ça chez vous!
Elle plaisante? Lorsque je vois qu’il n’en est rien, je me mets à rire.
- Vous ne com­prenez pas Mon­sieur, le ramas­sage a lieu demain, il faut sor­tir votre sac le matin même!
- J’ai un avion à pren­dre.
- Comme vous voudrez…
Elle plonge la main dans une sacoche, appose sur le sac un aver­tisse­ment rouge com­por­tant une amende.
Les manchettes de jour­naux de l’autre côté de la rue annon­cent fière­ment: 17’000 clan­des­tins s’oc­cu­pent de notre ménage.

Penchés sur la carte des Antilles avec Etan afin de pré­par­er le voy­age. Je pro­pose de par­tir de Cara­cas. Non, pas le Vénézuela dit-il.
- Je suis courageux, pas téméraire.
Du doigt je nomme la pre­mière des îles, Tri­u­nidad et Tobag­go. Il véri­fie les métrop­o­les. Nous par­courons l’archipel jusqu’à Cuba. Au bout du compte, dans ce lieu éloigné de l’Eu­rope, nous avons l’An­gleterre, les Etats-Unis et la France.
- Je ne peux aller ni en Mar­tinique ni en Guade­loupe, dis-je.
- Ah…
- C’est la France.
La semaine suiv­ante Etan dit que nous feri­ons mieux d’aller à Hawaï. J’es­saie de me représen­ter Hawaï.  Impos­si­ble de réu­nir ces deux images, les Etats-Unis, les îles. Y a‑t-il au moins un peu­ple?
- Moi, dit Etan, je voy­age dans l’e­space et dans le temps. Je peux rester des heures à ne rien faire, je suis là, j’at­tends, je goûte l’am­biance.
Admirable. Quand cela se pro­duit, quand je suis en état de ne rien faire, je tourne comme une toupie-foreuse et pénètre les pro­fondeurs. Très vite le pays dis­paraît. Je ne regagne la sur­face que pour boire et manger.

L’U­ni­ver­sité de Fri­bourg appelle. Avez-vous des cadres d’af­fichage? Oui. Je m’ha­bille, rem­pli le sac de cadres et monte à vélo.
-Vous allez venir main­tenant, nous livr­er des cadres main­tenant, c’est for­mi­da­ble, c’est… je ne pen­sais pas que ça irait aus­si vite, vous me prenez au dépourvu!
Mon inter­locutrice pré­cise qu’elle prend sa pause à 11h45.
Quelques min­utes plus tard je suis dans son bureau. Elle m’ex­plique ce qu’elle va faire de ces cadres. Elle appelle le concierge. Lui demande où est Mon­sieur Gasser. Il doit être dans les sous-sols. Voulez-vopus que j’aille chercher Mon­sieur Gasser. Elle con­sulte sa mon­tre. 11h35. A‑t-on le temps d’aller chercher Mon­sieur Gasser dans les sous-sols de la fac­ulté? Dites-lui que…
- Le type des cadres est là.
Elle se tourne vers moi et gênée sourit. Elle explique alors au concierge ce que la fac­ulté va faire des cadres. Les pos­er. J’ex­plique que je suis inter­essé à en pos­er d’autres, gra­tu­ite­ment, à la par­ité: usage pour moi de la moitié des cadres posés. Les bras lui en tombent: je sais par­ler. Mon pan­talon de tra­vail, ma cas­quette, mes out­ils à la cein­ture dis­aient que je ne par­lais pas. Nous mon­tons dans le bureau. Je résume mon offre. Pour ses cadres à elle, j’ex­plique qu’il fau­dra du scotch.
- Non, pas celui-là, du scotch spé­cial, un dou­ble-face.
Elle sera demain à son bureau, si je veux bien l’ap­porter, mais non, cor­rige-t-elle… non, pas demain, plutôt jeu­di.
- Vous savez, en ce moment, il y a un tra­vail fou.
Puis me tend la main- il est 11h45.

Un homme sur le bal­con. Il sur­veille mon lit. J’ou­vre les yeux pour véri­fi­er qu’il est tou­jours là. Par moment il ren­tre dans son apparte­ment mais quand j’ou­vre les yeux il est là et sur­veille mon lit. Pour­tant j’ai dor­mi. S’il est assis sur le bal­con quand je me réveille c’est qu’il com­mande à mon som­meil. Et il ne cesse de me réveiller. Il me réveille pour que je con­state qu’il est là, qu’il sur­veille mon lit, qu’il me sur­veille, il me réveille pour que je sache que je ne serai jamais plus seul.

Gala dans sa vil­la de la Côte-d’Azur, que je n’ai pas vue, que je ne ver­rai pas. Nous par­lons en visio­phonie. J’avais un peu mal au ven­tre, me dit-elle, alors je suis allée chez le médecin qui m’a don­né toutes sortes de médica­ments. Elle aura mal au ventre.

Vis­ite des îles suiss­es en radeau est le pro­jet de livre que je soumets à l’ap­pro­ba­tion de la ville de Genève pour l’oc­troi d’une aide. Dossier fourni, extraits du texte à venir for­cés et sans lende­main puisque le titre l’indique bien, je racon­terai ce que j’au­rai fait, défait, rêvé et vu. Par cour­ri­er réponse l’ad­min­is­tra­tion me remer­cie de ma par­tic­i­pa­tion et me demande si je suis Genevois. Une preuve de domi­cile est req­uise. Mais encore? Une adresse offi­cielle. J’en ai trois. La prin­ci­pale est à Mex­i­co où je ne vais plus. Seule­ment, si je ne suis pas Genevois, que suis-je? Ecrivain français, schwyt­zois, mexicain?