Mois : mai 2013

Aux pris­es avec la sur­in­for­ma­tion l’analyse échoue. Le copié-col­lé est le mode de l’avenir. Il ouvre sur un esprit glis­sant. Ce qui vient va. Pour peu que le pro­duc­teur pre­mier de l’idée l’ai peu réfléchie nous aurons une réseau de relais machines-indi­vidus qui fonc­tion­nera loin de toute pensée.

Trente noirs devant la gare de Fri­bourg. Vision de cauchemar qui me pour­suit une par­tie de la nuit.

Comme nous par­lons de Duchamp, Etan me laisse sans le mot. D’après lui, le ready-made de Mutt exposé à New-York signe la pos­si­bil­ité de trans­fig­u­ra­tion du réel par le regard. Cette expli­ca­tion m’en­thouisi­asme. Je la crois fort inter­prétée et loin de la con­science de Duchamp, mais elle per­met un rap­proche­ment entre esthé­tique et mys­tique qui m’en­t­hou­si­asme. Elle rend le réel à la beauté, en appelle à l’imag­i­na­tion et à la pro­duc­tion chez cha­cun d’un regard qui exhausse la quo­ti­di­en , enfin elle inter­dit aux artistes la con­fis­ca­tion de l’art en le don­nant pour pos­si­ble en tout temps et tout lieu.

Mon voisin est une aide pré­cieuse. Il apporte à Genève mon cour­ri­er, me ren­seigne sur l’é­tat de la mai­son, la sur­veil­lance poli­cière, la crois­sance de l’herbe et les vis­ites des courtiers. Sa machine à laver lâche, il utilise la mienne. Lorsqu’il a besoin de quelque chose, il le prend. Il me fait une liste. Je lui offre mon surf dont j’ex­plique l’his­toire (acheté à San­ta-Mon­i­ca, app­porté à Bali puis en Nou­velle-Zélande, à Cuba et au Maroc, j’ai dor­mi dessus dans la gare de Milan et l’ai trans­porté à l’heure de pointe par le métro à tra­vers Paris — c’é­tait l’hiv­er, j’é­tais en Bermudes n’ayant pas d’autres habits), le lende­main il m’en­voie une séquence filmée de la vague de Chancy et une pho­togra­phie du surf ficelé sur la galerie de sa VW coc­cinelle. Lui même a sa sit­u­a­tion. Séparé de sa femme l’en dernier, il s’in­stalle aussitôt avec une autre femme. Quelques semaines plus tard, je lui demande des nou­velles. Il m’en donne et pré­cise: ce n’est plus Isabelle, tu as com­pris? La semaine suiv­ante il démé­nage, s’installe chez cette sec­onde amoureuse. Il est désor­mais à trente kilo­mètres de chez lui et à cent kilo­mètres de Genève où il prend son poste tous les jours de la semaine. Au pas­sage il lui faut encore faire manger les enfants et les amen­er à l’é­cole. Pour les tra­jets il com­bine camion­nette, train et Harley. Et la semaine suiv­ante: non, non, c’est fini, ça n’a duré qu’une semaine. Pre­mière énergie après sépa­ra­tion qui nous ramène une jeunesse dont les effets dépassent nos attentes.

La sim­plic­ité est la clef du bon­heur. Il n’est pas cer­tain qu’elle puisse être retrou­vée. Qu’elle demeure cachée prof­ite à ceux-ci qui ont intérêt à la complication.

Sans veste ni pull, sur mon vélo, dans le secteur de la douane, et il se met à pleu­voir. Après avoir fait une vis­ite à Olof­so et aux enfants, remis la BMW à mon père, je grimpe la rampe de Chouil­ly et me promène dans le vig­no­ble. Vil­lages de priv­ilégiés où sub­sis­tent quelques paysans, voitures chères garées au cordeau sur des cas­es blanch­es, fer­mes rénovées, restau­rants en mal de pres­tige. Pour­tant un véri­ta­ble bien-être se dégage encore du lieu. J’aime beau­coup cette fumée de bois qui sort d’une chem­inée et par­fume l’air. La prox­im­ité naturelle des habi­ta­tions aus­si. Sans rap­port avec les lop­ins clô­turés des quartiers de vil­las. Désor­mais le paysage est dess­iné à l’or­di­na­teur; dans les vil­lages, le seul maître d’oeu­vre est le temps. En plaine file le train région­al pour Genève. Olof­so et les enfants sont à bord. Olof­so va dis­cuter en famille l’héritage de son père mort d’al­cool et d’épuise­ment en mars. Il laisse trois maisons dans le Val de Bagnes. Un chalet inachevé, squelette sur la mon­tagne, un alpage et une mai­son sus­pendue au-dessus du vide, con­stru­ite à coup de pots de vins par des Valaisans cor­rom­pus. Lorsque le père était éleveur de vach­es écos­sais­es, plusieurs bêtes avaient fait la chute. Pour les récupér­er trois cent mètres plus bas, il fal­lait une heure de route. A Peis­sy, la pluie cesse. Je colle sur les portes per­dues des annonces pour la vente de la mai­son de Lhôpi­tal puis rejoins Meyrin-vil­lage. J’ai froid. Qua­tre restau­rants ouverts. Qua­tre pizze­rias. J’aime mieux le froid. Un cinquième où se joue des cours­es de chevaux. Il sert des piz­zas. J’en­tre. Il reste une table. Elle est petite, ronde, poussée con­tre un pili­er, elle est dans la tra­jec­toire de la serveuse. De l’autre côté du pili­er une tablée de vingt per­son­nes. Un club. Sport, phi­latélie, con­tem­po­rains, impos­si­ble à dire: grands adultes en pyja­ma, vieil­lards bonaces et couper­osés, jeunes filles épaiss­es. La serveuse trébuche sur le sac à dos que j’ai posé à terre. Au retour, elle me bous­cule. Enfin je passe com­mande d’un choco­lat chaud, elle me le sert tiède. Je ren­voie, elle rap­porte. Tiède. Une cloche tinte en cui­sine. Les plats des mangeurs sont prêts. Des pâtes à la sauce rouge. Fumet dis­suasif. Gros tas de pâtes sur assi­ette. Ces pâtes bon marché ven­dues en paque­ts de 5 kilos chez les grossistes. Ma mère s’en ser­vait pour pré­par­er le rata des chiens Napoléon et Cuau­the­moc à Mex­i­co. Je veux pay­er, on m’ig­nore. Je vais au comp­toir. La serveuse prend ma pièce, pose le change, s’en va. Quand je sors, je vois que nous avons dans cet étab­lisse­ment qua­tre cadres d’af­fichage cul­turel. Main­tenant je sil­lonne la cité de Meyrin.  Au sol les nou­velles lignes de tram sont si nom­breuses que je roule en zig-zag. Plus tard je sym­pa­thise avec deux enfants qui amè­nent leurs lap­ins brouter le gazon au pied d’une tour. Aux Champs-Fréchets une épicerie por­tu­gaise est ouverte. On y trou­ve des bar­res de choco­lat, du pain dégelé et des soupières en porce­laine. Et des cadres d’af­fichage. Il y a trois ans j’ai démarché cet endroit puis je l’ai oublié. J’avale un Bieber­li et emprunte une sen­tier qui amène en France. Dans la forêt qui longe la fron­tière, côté suisse, quelques maisons éton­nantes qui ne devaient intéress­er per­son­ne il y a encore vingt ans et offrent aujour­d’hui une sit­u­a­tion de calme envi­able à portée de la ville. A seize heures mon père et sa femme rap­por­tent les deux voitures pleines des effets pris à Lhôpi­tal. Je trans­fère ordi­na­teurs et stéréos, mon père me mon­tre le Christ de Velazquez et par­le de le repein­dre à l’huile. Le Christ dis­paraît dans le cof­fre de sa Mer­cedes. — C’est vrai­ment bien ce que tu as fait, c’est une belle mai­son, me dit encore mon père avant de démar­rer en direc­tion de Lausanne.

A la douane de Meyrin côté suisse ce dimanche une famille joue les retrou­vailles sur le park­ing. Le père accom­pa­g­né de son fils aperçoit la mère, crie son nom, ils se met­tent à courir. Puis ils repren­nent la posi­tion et répè­tent la scène. Enfin ils se sépar­ent pour de bon, mon­tent à bord d’une voiture imma­triculée en Roumanie et pren­nent la route.

Ces gens qui font valser le monde depuis des bureaux.

Change­ment de voiture au bureau avant de se ren­dre en France. La mienne est trop voy­ante. Gala prend le volant. Elle con­duit à l’I­tal­i­enne, pousse les vitesses, fait criss­er les pneus. Ce n’est pas le jour. Le moin­dre pal­to­quet admin­is­tratif exerçant sont droit de con­trôle pour­rait me con­duire en cel­lule. Je lui demande de ralen­tir. Tu ne vas pas me dire com­ment con­duire? Elle fait rugir le moteur sur la route de Bel­le­garde. A deux pas du poste de gen­darmerie, il y a un mag­a­sin de sport. Je me suis mis en tête d’aller acheter une pelle (pour enter­rer les pâtes au Lac noir), des shorts de boxe et des haltères. Gala reste sur le park­ing. Je file en tapinois, jette un oeil dans les allées du mag­a­sin. Le  temps presse: il va être midi et nous venons dépos­er de l’ar­gent à la banque, laque­lle ferme à midi. Je dépose des arti­cles dans mon panier: lanterne, mail­lot, tabouret, pelle, chaus­settes, et rejoins la voiture les yeux au sol. Gala démarre. Il pleut. Pour une fois, c’est utile. Lorsque Gala range la voiture con­tre la banque rue de la République, je m’af­faisse sur le siège côté pas­sager, la pluie fait le reste. Dans Bel­le­garde et invis­i­ble. A l’ap­proche de midi, remue-ménage dans la ville. Bus sco­laires, ouvri­ers, bural­istes, heure de la soupe. En face de la voiture, le bâti­ment qui abrite les bureaux des huissiers (ceux-là mêmes qui ont blo­qué mon compte la semaine dernière et ont volé l’ar­gent qui y était déposé) et celui de l’av­o­cate (dont la ligne de défense, lors du procès, a été de con­seiller: dîtes que vous regret­tez et rien d’autre, ne dîtes surtout pas la vérité!). Au bout de dix min­utes Gala revient. Dix min­utes de tra­vail pour dépos­er de l’ar­gent. Régime aber­rant des ban­ques français­es: vous faites leur méti­er (rem­plir des fich­es, gliss­er l’ar­gent dans une enveloppe, gliss­er l’en­veloppe dans un tiroir), la banque vous fac­ture des frais pour ce tra­vail qu’elle vous délègue et, de con­cours avec l’E­tat, vous vole au nom de la loi — je ne par­le pas de l’usure, je par­le de la façon dont elle dis­pose de votre argent comme s’il était le leur). Tou­jours la pluie. Et cette-fois, con­tre nous. Faute de vis­i­bil­ité, lorsque Gala reprend le volant, elle recule brusque­ment et heurte la voiture sta­tion­née der­rière elle. Le con­duc­teur remonte le trot­toir. Gala ouvre sa por­tière, fait signe qu’elle va par­lementer.
- Si dans dix sec­on­des, ce n’est pas réglé, lui dis-je, je ren­tre à Pied et on se retrou­ve en Suisse.
Mais Gala a du génie. Elle sourit, s’ex­cuse, prend en con­sid­éra­tion le mon­sieur (qui ne demande pas autre chose), la voiture du mon­sieur (bonne pour la casse), et encore le mon­sieur (qui n’en demandait pas tant). D’ailleurs la voiture n’a rien. A sa place j’au­rai com­mencé par dire: votre voiture n’a rien! Ce qui bien sûr m’au­rait valu l’en­voi des gen­darmes. Nous quit­tons Bel­le­garde, procé­dons à nos achats, 600 francs de viande, de fro­mage et de vins et rejoignons le bureau pour l’échange des voitures. Je m’ac­corde alors quelques instants de répit en atten­dant que les enfants sor­tent de l’é­cole et con­state que j’ai acheté un short de boxe XXL et un autre pour enfant de 8 ans. 

Péri­ode heureuse et non­cha­lante. Le temps est radieux sur la province d’Al­i­cante alors qu’il pleut sur le reste de l’Es­pagne. En Suisse, temps exécrable, dit ma mère. A Fri­bourg l’hiv­er con­tin­ue, la ferme est dans la neige. Vingt degrés de dif­férence, de quoi se con­va­in­cre que seul le rivage méditer­ranéen est hab­it­able. Le ven­dre­di, au marché, des mil­liers de per­son­nes déam­bu­lent entre les stands d’habits, de fruits, de pois­sons, d’o­lives. Dix rues sont blo­quées à la cir­cu­la­tion, les prix sont dérisoires. Nous avons atteint un point para­dox­al: le routard paie ses arti­cles plus chers à Bangkok que l’Es­pag­nol à Tor­re­vie­ja. Mais nous per­dons Aplo. Dix, vingt min­utes, une demi-heure. Je regagne l’ap­parte­ment. Il vient d’en repar­tir, je l’ap­prendrait par la suite. Je le retrou­ve par hasard, dans al quarti­er de la rue Ulpi­ano. Son soulage­ment est vis­i­ble et il ne fait pas de faux orgueil: il a eu peur. Le soir nous vis­i­tions des apparte­ments en com­pag­nie d’un Fla­mand qui asso­cié à des Russ­es mène de front deux entre­pris­es: l’im­mo­bili­er et l’ex­por­ta­tion de chaus­sures féminines vers Moscou et l’Our­al. L’homme est car­ré, grand et il plaisante. Il a aus­si un vis­age de tueur. Gala est sous le charme. Autour de 22 heures, je descend au super­marché, achète de l’al­cool et des apéri­tifs. Plus tard nous voulons regarder un film, mais en Espagne les long-métrage, caviardés de pub­lic­ité, durent 2 heures — je pré­pare mes chaus­sures, mon chronomètre, mes habits de course dans le couloir où je m’équiperai le lende­main matin dans le noir pour ne réveiller per­son­ne et laisse les enfants devant la télévision.