Mois : mai 2013

Tor­re­vie­ja près d’Al­i­cante, ville laide mais lumineuse, agréable, ralen­tie, pen­dant cette semaine sainte où l’Es­pagne en réces­sion sac­ri­fie sans espoir de renaître. Dès le deux­ième jour je goûte le plaisir tran­quille des recalés de l’Eu­rope et songe à m’établir à portée de la Playa del cura. Déci­sion qui ne demande pas d’ef­fort réel, pas de cal­cul com­pliqué comme l’ex­ig­erait un démé­nage­ment dans une cap­i­tale. On soupèserait alors avan­tages et incon­vénients, salaires et dis­tances avec l’an­goisse, que dis-je, la cer­ti­tude de se tromper, mais ici, à Tor­re­vie­ja, dans une ville bal­néaire déserte et désar­gen­tée ? Le tra­vail manque, la beauté manque, les pro­jets sont révo­lus et le ter­ri­toire n’est plus à détru­ire, il est détru­it. Reste la lumière, le calme d’une vie ramenée aux activ­ités sim­ples, manger, boire, se promen­er, dormir, et l’ex­cel­lence d’un arrière-pays que les habi­tants par­qués sur la côte délais­sent par manque d’én­ergie. Notre apparte­ment est à deux rues des piscines naturelles, Aplo et Luv jouent au sable, Gala regarde au loin, je lis. Vers midi nous com­man­dons l’apéri­tif en ter­rasse puis nous rejoignons un restau­rant tenu par une famille qui sert qua­tre plats pour le prix d’un café suisse. Puis c’est la sieste, et le soir nous recon­duisons le même pro­gramme. Si on y ajoute les cours­es du matin le long de la côte et le tra­vail d’écri­t­ure, le tableau est complet.

Du bureau je me rends au kiosque. Quelques mètres sur un trot­toir du cen­tre-ville de Genève. A courte dis­tance de la porte, une femme me dou­ble, ouvre, s’en­gouf­fre, me lâche la porte sur le nez. Elle ne dit pas bon­jour au bou­tiquier, glane un bouteille de vin et un paquet de mou­choirs à l’é­ta­lage, dépose sur le comp­toir, garde les yeux bais­sés, sort, ne dit pas au revoir. La vie heureuse tient à peu de choses.

Le syn­drome de Stock­holm appliqué à la télévi­sion. Le flux d’im­ages qui aliène le téléspec­ta­teur tient lieu de monde. Privé d’ex­téri­or­ité l’o­tage se recon­naît alors dans le monde de son ravisseur.

Nos­tal­gie du vil­lage, lieu noyé dans les herbes et dans le ciel, lieu restreint. Les odeurs des feux de chem­inée qui planaient sur Gim­brède, le bruit des portes, celui des pas, des voix. Et quand une voiture tra­verse la place, le plaisir de la suiv­re des yeux. Les por­tières claque­nt. Si on ne con­naît pas les occu­pants, on s’é­tonne, on en par­lera le soir, avec les voisins, sur la place. Paroles qui don­nent du sens au pas­sage du jour, car dans un vil­lage le jour a un début, une fin. Et l’heure des repas: cha­cun se réjouis­sant et s’in­quié­tant de savoir si l’autre a mangé. Je garde un sou­venir enchan­té de ces moments, et com­prend Calaferte lorsqu’il évoque dans ses car­nets la vue des vil­lages depuis le train: c’est alors leur forme de navire qui frappe. Ils tien­nent au-dessus de la houle quelques âmes que la vitesse du train con­tribue à idéaliser. 

Devenir étranger au monde c’est à dire rester humain.

Mon éditrice me trans­fère une invi­ta­tion à par­ticiper à un Fes­ti­val du ciné­ma fran­coph­o­ne. Je lis en copie l’ac­cusé de récep­tion qu’elle adresse au respon­s­able du fes­ti­val, un Parisien: je suis con­va­in­cu qu’Alexan­dre sera intéressé. Je suis face à la mer lorsque je prends con­nais­sance de cet échange, je viens d’écrire pen­dant deux heures, plus tard nous sor­tirons danser, tout va bien. Le ciné­ma fran­coph­o­ne? Je ne con­nais rien et ça ne m’in­téresse pas, du moins pas sous cette forme. Quelques jours plus tard, de retour à Fri­bourg, nou­veau mes­sage. Le directeur du fes­ti­val m’adresse un texte sur le fonc­tion­nement du jury et les modal­ités de tra­vail: les films vous seront envoyés accom­pa­g­nés de for­mu­laires répons­es afin d’y con­sign­er vos cri­tiques et attribuer une note. Pré­ci­sion: à ce jour votre présence le jour de la céré­monie de remise des prix à Dakar n’est pas assurée. Rémunéra­tion? Il n’y en a pas. Enfin il s’ag­it d’un cour­ri­er stan­dard. Le directeur s’est con­tenté d’y ajouter une phrase qui dit sa sat­is­fac­tion d’ap­pren­dre que je suis intéressé. Donc je suis un auteur suisse qui par­le de vach­es et de vélo et un Français qui ne m’a pas lu ni sol­lic­ité con­sid­ère sur la foi de l’ac­cusé de récep­tion de mon éditrice que je suis qual­i­fié pour juger du ciné­ma fran­coph­o­ne et, dans la mesure où le fes­ti­val se déroule au Séné­gal, du ciné­ma noir. Réponse bien sen­tie et aus­sitôt cour­ri­er du directeur : je com­mence à regret­ter de vous avoir sollicité.

La veille de notre départ il fait 42 degrés dans Bangkok. Sur le toit du Park in je saute à la corde, j’écris, fais cent pom­pes chronométrées et sors boire. La foule déam­bule assom­mée par la chaleur. Je m’in­stalle à quelques mètres de l’hô­tel sur une ter­rasse qui occupe le trot­toir. Lorsque des pié­tons passent je ramène mes jambes. Pen­dant plus d’une heure ce sera mon activ­ité: ramen­er les jambes lorsque des pié­tons passent, les éten­dre lorsqu’ils sont passés. A ma gauche une fille avale de la Chang au même rythme, demi-litre au quart d’heure. Lorsqu’elle passe com­mande il suf­fit de faire un signe qui veut dire “moi aus­si” et le garçon revient avec deux bouteilles. Nous ne par­lons pas. Per­son­ne ne par­le. L’hu­mid­ité est écras­ante. Les cos­tu­miers sikhs se tien­nent dans l’om­bre, les touristes cro­quent des ananas. A seize heures soudaine sen­sa­tion de lib­erté que con­firme le ther­momètre: 39 degrés. La fille se redresse sur sa chaise, je fais pareil, nous sou­ri­ons et par­lons. Elle est net­toyeuse dans un hôpi­tal géri­a­trique d’Oslo, bleue de tatouages, mus­clée et haute. Pas d’avenir. Le garçon reparaît. Cette fois nous pas­sons une seule com­mande, mais à peine avons nous trin­qué qu’il se pré­cip­ite, place deux grands ver­res de car­ton sous notre nez et baragouine une phrase dans laque­lle il y a le mot “police”. Je me lève pour juger de l’é­tat de la rue. Aucune patrouille en vue. Il ne s’ag­it donc pas de ce jeu du chat et de la souris auquel se livre deux fois par jour la police: arpen­ter Khao San afin de refouler les éven­taires des bou­tiquiers sur les trot­toirs. Non, c’est plus grave: fini l’al­cool. A la prochaine tournée — que le garçon nous refuse — il explique: les avant-veilles d’élec­tions l’al­cool est inter­dit pen­dant 24 heures. Paniqué nous cher­chons autour de nous: des touristes passent des bouteilles à la main. Nous voilà ras­surés. Restent donc les super­marchés. Mais au bout d’un quart d’heure les bouteilles sont déjà moins nom­breuses. Vers six heures les rares bouteilles en cir­cu­la­tion sont celles que des touristes malins ont stocké dans leurs cham­bres d’hô­tel en prévi­sion de la pénurie. Gala nous rejoint. Je lui explique l’af­faire. Elle jure qu’elle va dénich­er de la bière. Plusieurs bars con­fir­ment : c’est inter­dit. Et puis la police patrouille. Gala minaude. Pour jus­ti­fi­er leur refus de servir, les garçons notent au sty­lo sur une servi­ette le mon­tant de l’a­mende encou­rue : une somme à six chiffres. Et tout à coup, un cri au milieu de la foule. Gala. Elle nous amène par la main dans un restau­rant qu’elle a repéré à la sor­tie de Susie’s walk. Une cinquan­taine de touristes, raides dans leurs chais­es, par­lant à voix basse, ava­lent dans des tass­es à thé, des gob­elets et des bols à nouilles, de la vod­ka, de la bière, du vin. La Norvégi­en­ne explique alors qu’elle arrive d’un vil­lage thaï de la fron­tière bir­mane où sont instal­lés trois de ses amis bûcherons mar­iés à des putes de Pat­taya. Et que font-ils? L’un tra­vaille dans l’u­nique sta­tion-ser­vice de la région, l’autre à l’épicerie, le troisième passe son temps dans un hamac. Le séjour était insup­port­able, dit-elle. Chaque fois que je sor­tais dans la rue les vil­la­geois me suiv­aient pour voir à quoi ressem­ble une blanche aux jambes cou­vertes de têtes de mort.