La veille de notre départ il fait 42 degrés dans Bangkok. Sur le toit du Park in je saute à la corde, j’écris, fais cent pom­pes chronométrées et sors boire. La foule déam­bule assom­mée par la chaleur. Je m’in­stalle à quelques mètres de l’hô­tel sur une ter­rasse qui occupe le trot­toir. Lorsque des pié­tons passent je ramène mes jambes. Pen­dant plus d’une heure ce sera mon activ­ité: ramen­er les jambes lorsque des pié­tons passent, les éten­dre lorsqu’ils sont passés. A ma gauche une fille avale de la Chang au même rythme, demi-litre au quart d’heure. Lorsqu’elle passe com­mande il suf­fit de faire un signe qui veut dire “moi aus­si” et le garçon revient avec deux bouteilles. Nous ne par­lons pas. Per­son­ne ne par­le. L’hu­mid­ité est écras­ante. Les cos­tu­miers sikhs se tien­nent dans l’om­bre, les touristes cro­quent des ananas. A seize heures soudaine sen­sa­tion de lib­erté que con­firme le ther­momètre: 39 degrés. La fille se redresse sur sa chaise, je fais pareil, nous sou­ri­ons et par­lons. Elle est net­toyeuse dans un hôpi­tal géri­a­trique d’Oslo, bleue de tatouages, mus­clée et haute. Pas d’avenir. Le garçon reparaît. Cette fois nous pas­sons une seule com­mande, mais à peine avons nous trin­qué qu’il se pré­cip­ite, place deux grands ver­res de car­ton sous notre nez et baragouine une phrase dans laque­lle il y a le mot “police”. Je me lève pour juger de l’é­tat de la rue. Aucune patrouille en vue. Il ne s’ag­it donc pas de ce jeu du chat et de la souris auquel se livre deux fois par jour la police: arpen­ter Khao San afin de refouler les éven­taires des bou­tiquiers sur les trot­toirs. Non, c’est plus grave: fini l’al­cool. A la prochaine tournée — que le garçon nous refuse — il explique: les avant-veilles d’élec­tions l’al­cool est inter­dit pen­dant 24 heures. Paniqué nous cher­chons autour de nous: des touristes passent des bouteilles à la main. Nous voilà ras­surés. Restent donc les super­marchés. Mais au bout d’un quart d’heure les bouteilles sont déjà moins nom­breuses. Vers six heures les rares bouteilles en cir­cu­la­tion sont celles que des touristes malins ont stocké dans leurs cham­bres d’hô­tel en prévi­sion de la pénurie. Gala nous rejoint. Je lui explique l’af­faire. Elle jure qu’elle va dénich­er de la bière. Plusieurs bars con­fir­ment : c’est inter­dit. Et puis la police patrouille. Gala minaude. Pour jus­ti­fi­er leur refus de servir, les garçons notent au sty­lo sur une servi­ette le mon­tant de l’a­mende encou­rue : une somme à six chiffres. Et tout à coup, un cri au milieu de la foule. Gala. Elle nous amène par la main dans un restau­rant qu’elle a repéré à la sor­tie de Susie’s walk. Une cinquan­taine de touristes, raides dans leurs chais­es, par­lant à voix basse, ava­lent dans des tass­es à thé, des gob­elets et des bols à nouilles, de la vod­ka, de la bière, du vin. La Norvégi­en­ne explique alors qu’elle arrive d’un vil­lage thaï de la fron­tière bir­mane où sont instal­lés trois de ses amis bûcherons mar­iés à des putes de Pat­taya. Et que font-ils? L’un tra­vaille dans l’u­nique sta­tion-ser­vice de la région, l’autre à l’épicerie, le troisième passe son temps dans un hamac. Le séjour était insup­port­able, dit-elle. Chaque fois que je sor­tais dans la rue les vil­la­geois me suiv­aient pour voir à quoi ressem­ble une blanche aux jambes cou­vertes de têtes de mort.