Mois : mai 2013

Au cour­ri­er une let­tre qui me remer­cie de l’in­térêt que je porte à MyOne. Suiv­ent deux phras­es: “MyOne est au regret de vous faire con­naître sa déci­sion. Votre adhé­sion à MyOne a été refusée.” Je cherche ce que peut-être MyOne. De fait j’ai dû rem­plir en ligne un for­mu­laire de demande d’ad­hé­sion à MyOne, quant à savoir ce que ça peut être… Je jette le cour­ri­er. Fin de la communication.


Et comme d’habi­tude je réponds au télé­phone avec vail­lance, donne les infor­ma­tions que me demande le client, s’il pro­longe la con­ver­sa­tion m’in­quiète du prix de l’ap­pel et ne révèle ma posi­tion qu’au moment où, l’ayant con­va­in­cu des avan­tages qui seront les siens s’il me con­fie sa cam­pagne d’af­fichage, le client m’indique qu’il sera devant chez moi, au cen­tre de Fri­bourg, dans une dizaine de min­utes, m’ex­cu­sant alors de ne pou­voir récep­tion­ner la com­mande en mains propres.


Chez Clau­dio, le coif­feur instal­lé face au marché au pois­son de Tor­re­vie­ja. Une pho­togra­phie murale offerte par une mar­que de sham­po­ing dis­parue le représente penché sur un client, un couteau à barbe à la main l’an­née où il a ouvert son salon, en 1953. Lui et sa femme regar­dent la télévi­sion. A mon entrée il déplie une servi­ette et fait piv­ot­er le fau­teuil. Je marche vers la femme. C’est elle qui m’a coupé les cheveux le week-end de semaine sainte, c’est elle que je veux. Elle sourit, lui se rassied, déçu. Elle tente d’abord de suiv­re la fin du film puis renonce et se con­cen­tre sur son ciseau. Au-dessous du miroir un meu­ble de fer blanc dont le style évoque les enjo­liveurs de Cadil­lac à l’époque du Plan Mar­shall. Un client entre accom­pa­g­né de son petit-fils. Le coif­feur apporte le rehausseur et place l’en­fant. Son grand père demande, que vient-on faire ici? L’air sérieux le gamin fixe le miroir. Le grand-père insiste. Alors, tu n’as rien à dire au coif­feur? Le gamin se dresse sur son siège, cligne des yeux. Il sem­ble chercher la réponse dans le miroir. 
- Me couper les cheveux?
Soulagés les deux hommes enta­ment alors une con­ver­sa­tion sur les fêtes de Séville. 
- Quand était-ce déjà?
- Il y a trente ans.
- Trente? Oui, au moins trente. Tu te sou­viens quand nous arriv­ions à cheval dans la ville? La pre­mière année la Guardia civ­il nous a pris en chas­se mais nous l’ avons semée. L’an­née suiv­ante, ils nous attendaient. Nous avons attaché nos chevaux dans la grande rue et nous sommes allés boire. Moi je par­tais le jeu­di et je ne ren­trais à la mai­son que le dimanche. Avant la fête je garais une voiture et je me changeais là. Pour tenir les qua­tre jours, il me fal­lait trois cos­tumes. Et le dernier jour, le cheval me rame­nait à la mai­son. Lui con­nais­sait encore la route.
Pen­dant ce temps la femme du coif­feur coupe mes cheveux. Sont doigté est excep­tion­nel. Je ne l’ai jamais enten­du par­ler. Au moment où elle rend la mon­naie, elle dit “mer­ci, à bien­tôt!” et regarde dans le vague. Son vis­age est lunaire, elle a du sang indi­en. Pour l’in­stant, elle taille mes rou­fla­que­ttes. J’en prof­ite pour jeter un oeil à la pho­to murale. C’est bien lui, le coif­feur qui fait du cheval, l’an­née d’ou­ver­ture du salon, en 1953. Il porte la même mous­tache qu’à l’époque, mesure deux mètres et tra­vaille dans les mêmes meubles. Je décou­vre alors ce que cache le capot en fer blanc de type Cadil­lac con­tre lequel but­tent mes pieds, un lavabo pli­able. La coif­feuse tire sur une petite poignée, le lavabo vient se plac­er à l’hor­i­zon­tale comme une tablette dans un siège d’avion et l’eau coule. Le dernier cri de l’an­née 1953.
- Et la troisième fois, Jésus aap­pelé des renforts.
- Quel Jésus?
- Jésus la capo­ral, le petit Jésus, tu ne te souviens-pas?
- Ah, Jésus! Oui, bien sûr.
- Et comme ils n’ont pas réus­si à nous arrêter, l’an­née d’après, ils ont fait enlever les poteaux et on est restés là, comme des imbé­ciles, sans savoir où attach­er les chevaux et on a dû renoncer.
- Oui, et ça n’a plus jamais été pareil.
Les deux hommes sont debout. Ils fix­ent le miroir. Le gamin qui n’en­tend plus le ciseau lève les yeux au ciel. La femme du coif­feur s’in­ter­rompt. Et soudain la vie reprend. La coif­feuse m’en­duit les joues d’eau de Cologne, le grand-père soulève le gamin et le pose à terre, l’ar­gent change de main, nous sor­tons, la coif­feuse et son mari repren­nent place dans les fau­teuils de fonte pour regarder la fin du film.




A Tor­re­vie­ja nous retrou­vons l’ap­parte­ment de la Playa del Cura comme nous l’avons lais­sé il y a trois semaines, étince­lant et plein de ces meubles ridicules qu’achè­tent les Espag­nols, vais­se­liers d’ex­po­si­tion, guéri­dons tor­sadés et fauss­es huiles. Aus­sitôt les valis­es posées nous sor­tons manger chez Andrès. La famille est au com­plet; le père place les clients, le fils prend la com­mande, sa soeur apporte les plats, la mère pré­pare en cui­sine la meilleure paël­la de Valence à Gibral­tar. Les voisins pren­nent place à leur heure, mélan­gent vin rouge et limon­ade, se souhait­ent bon appétit et atten­dent le jour­nal de la mi-journée en avalant des crevettes, de l’ag­neau, du poulpe, des soupes de pois. Le père revient en salle pour le dessert. Il énumère les choix. Tartes glacées, frais­es à la crème, flan, crème brûlée, riz au lait, gâteau choco­lat et pour les fruits, comme dans le reste du pays, une orange, une pomme ou la banane. Lorsque nous quit­tons la table, il est plus de qua­tre heures et il pleut. Nous buvons du café au bar. Les rues sont désertes. Apparte­ments et locaux com­mer­ci­aux sont en vente. Je compte les annonces sur la façade d’im­meu­ble de l’autre côté du trot­toir. Enseignes de car­ton accrochées aux ter­rass­es, écri­t­ures au pinceau, numéros d’a­gence. Un quart de l’im­meu­ble est en vente ou à la loca­tion, et ain­si dans toute la ville. A l’ex­térieur, dans les cités satel­lites bâties au moment du déclenche­ment de la crise, c’est pire. Ce qui n’est pas en vente est fer­mé ou saisi par les ban­ques. Plus tard la pluie cesse et une belle lumière baigne les quais. Nous salu­ons plusieurs per­son­nes qui ont l’habi­tude de nous voir arpen­ter le quartier. 

Dans le train pour l’aéro­port à l’heure des cir­cu­la­tions pen­du­laires. Ceux qui bail­lent, dor­ment, se réveil­lent, ceux qui tra­vail­lent. Une grosse fille s’as­soit dans le com­par­ti­ment. Ses genoux ros­es touchent les miens. Elle déplie une ordi­na­teur, lis et relis une page de notes. Faciès empâté, regard sans fond, pan­talons de flanelle. Je fronce les sour­cils. Le logo sur le coin de la page qu’elle lit avec tant de sérieux, peut-être un for­mu­laire d’embauche, je le recon­nais. Je coudoie Gala: Forum économique mon­di­al. Pau­vre femme. Au ser­vice. Vingt ans et bien­tôt digérée par la machine, par ceux qui la fab­riquent et pour qui elle fonc­tionne. Plus tard nous par­lons de St-Exupéry. J’évoque pour Gala le début de Terre des hommes. Le pilote gagne l’aéro­port en bus. Per­son­nages de fonc­tion­naires bal­lotés, ambiance tiède, mépris inqui­et de St-Exupéry. Le héros est à l’étroit dans ce quo­ti­di­en gris. Il n’aime pas la réduc­tion, le dit. Il par­le du méti­er de mécani­cien, du sur­vol des Andes, de Buenos Aires et de l’omelette de huit oeufs qu’il mangera avant de remon­ter dans l’ap­pareil de l’Aéro­postale. A son tour Gala fronce: toi, tu aimes St-Exupéry? Je fais val­oir que l’hu­man­isme poé­tique du petit prince ne traduit pas le sen­ti­ment réel de St-Exupéry. Comme d’autres avant-guerre (Zweig, De Rouge­mont, Adorno) il pressent la réduc­tion indus­trielle de l’homme. A Lau­sanne la future employée du Forum mon­di­al se lève. Mon impres­sion: elle va se livr­er. Elle se met dans la file des voyageurs qui descen­dent sans grande énergie, avec une sorte de fatal­isme triste. Pour cette rai­son même il est à pari­er qu’elle obtien­dra son poste, se soumet­tra à l’e­sprit d’en­tre­prise et défendra sans état d’âme ses patrons crim­inels. — “Mais pas du tout, ils sont très gen­tils, ils me trait­ent bien”. On con­naît la chan­son. Lau­sanne — le train se vide, se rem­plit, repart. Au bout de rente min­utes, à la hau­teur de Pont-Rouge, les voyageurs remuent sur leurs sièges, se recoif­f­ent, rangent leur atti­rail, se lèvent, descen­dent, filent à grande vitesse vers la bouche de souter­rain. Plus tard nous pas­sons les con­trôles de l’aéro­port. A neuf heures nous mon­tons dans l’avion. St-Exupéry, dans Pilote de guerre me sem­ble-t-il, par­le de ce que nous vivons, cette ère où les voy­ages en avion seront devenus courants, à la manière d’un noble privé de ses droits et qui devine la fin d’un monde.

A vélo à l’heure où les clochers appel­lent à la soupe. Les chantiers, les bureaux se vident. Je me fau­file. Puis tout le can­ton mange et je pédale à bonne vitesse jusqu’à la Cité d’O­goz. Ensuite c’est le traf­ic habituel des jours de semaine, camions et camion­nettes, femmes en com­mis­sions et rib­am­belles d’ou­vri­ers qui per­forent la chaussée. Qua­tre heures et demie sous la pluie pour le porte à porte Fribourg-Genève.

Fasciné par la sta­bil­ité, que j’aime et qui ne m’in­téresse pas. Il y faudrait une voca­tion religieuse. Une ancre. Une mai­son où fix­er son bon­heur, des cham­bres pour les être aimés, des lieux de partage, de vie, une table ronde des avenirs. Cela me fascine et je crois l’aimer et je l’aime, mais force est de revenir au mou­ve­ment pre­mier : ça ne m’in­téresse pas. Le mou­ve­ment, cette malé­dic­tion du mâle, est l’u­nique per­spec­tive. Déjà me font peur les moments de chute, déjà me ravis­sent les moments de joie, mais adhér­er à la fausse tran­quil­lité c’est adhér­er à un forme anticipée de mort.

Eton­nant qu’on puisse con­voiter un objet de série, l’a­cheter, le revendi­quer, le défendre, devenir ce qu’il est.

Mer­veilleuse carte postale de Philippe de Rouge­mont. Expédiée de Nami­bie, elle com­porte pour toute adresse mon nom et la ville, à laque­lle il a ajouté celui de l’équipe de hock­ey sur glace locale. Et la poste suisse trou­ve ma boîte à lettres.

Dédou­blé, con­scient de l’être, j’ex­plique à mon ego mes opin­ions et mes pro­jets. Soudain, effrayé par ce que j’en­tends, un fris­son me tire du som­meil. Assis dans le lit je reprends dans l’or­dre ce que je viens de dire en rêve et juge qu’il n’y a pas d’autre pro­jet accept­able quand bien même le fris­son que je viens de ressen­tir s’é­tendrait à l’ensem­ble de l’humanité.