Au courrier une lettre qui me remercie de l’intérêt que je porte à MyOne. Suivent deux phrases: “MyOne est au regret de vous faire connaître sa décision. Votre adhésion à MyOne a été refusée.” Je cherche ce que peut-être MyOne. De fait j’ai dû remplir en ligne un formulaire de demande d’adhésion à MyOne, quant à savoir ce que ça peut être… Je jette le courrier. Fin de la communication.
Mois : mai 2013
A Torrevieja nous retrouvons l’appartement de la Playa del Cura comme nous l’avons laissé il y a trois semaines, étincelant et plein de ces meubles ridicules qu’achètent les Espagnols, vaisseliers d’exposition, guéridons torsadés et fausses huiles. Aussitôt les valises posées nous sortons manger chez Andrès. La famille est au complet; le père place les clients, le fils prend la commande, sa soeur apporte les plats, la mère prépare en cuisine la meilleure paëlla de Valence à Gibraltar. Les voisins prennent place à leur heure, mélangent vin rouge et limonade, se souhaitent bon appétit et attendent le journal de la mi-journée en avalant des crevettes, de l’agneau, du poulpe, des soupes de pois. Le père revient en salle pour le dessert. Il énumère les choix. Tartes glacées, fraises à la crème, flan, crème brûlée, riz au lait, gâteau chocolat et pour les fruits, comme dans le reste du pays, une orange, une pomme ou la banane. Lorsque nous quittons la table, il est plus de quatre heures et il pleut. Nous buvons du café au bar. Les rues sont désertes. Appartements et locaux commerciaux sont en vente. Je compte les annonces sur la façade d’immeuble de l’autre côté du trottoir. Enseignes de carton accrochées aux terrasses, écritures au pinceau, numéros d’agence. Un quart de l’immeuble est en vente ou à la location, et ainsi dans toute la ville. A l’extérieur, dans les cités satellites bâties au moment du déclenchement de la crise, c’est pire. Ce qui n’est pas en vente est fermé ou saisi par les banques. Plus tard la pluie cesse et une belle lumière baigne les quais. Nous saluons plusieurs personnes qui ont l’habitude de nous voir arpenter le quartier.
Dans le train pour l’aéroport à l’heure des circulations pendulaires. Ceux qui baillent, dorment, se réveillent, ceux qui travaillent. Une grosse fille s’assoit dans le compartiment. Ses genoux roses touchent les miens. Elle déplie une ordinateur, lis et relis une page de notes. Faciès empâté, regard sans fond, pantalons de flanelle. Je fronce les sourcils. Le logo sur le coin de la page qu’elle lit avec tant de sérieux, peut-être un formulaire d’embauche, je le reconnais. Je coudoie Gala: Forum économique mondial. Pauvre femme. Au service. Vingt ans et bientôt digérée par la machine, par ceux qui la fabriquent et pour qui elle fonctionne. Plus tard nous parlons de St-Exupéry. J’évoque pour Gala le début de Terre des hommes. Le pilote gagne l’aéroport en bus. Personnages de fonctionnaires ballotés, ambiance tiède, mépris inquiet de St-Exupéry. Le héros est à l’étroit dans ce quotidien gris. Il n’aime pas la réduction, le dit. Il parle du métier de mécanicien, du survol des Andes, de Buenos Aires et de l’omelette de huit oeufs qu’il mangera avant de remonter dans l’appareil de l’Aéropostale. A son tour Gala fronce: toi, tu aimes St-Exupéry? Je fais valoir que l’humanisme poétique du petit prince ne traduit pas le sentiment réel de St-Exupéry. Comme d’autres avant-guerre (Zweig, De Rougemont, Adorno) il pressent la réduction industrielle de l’homme. A Lausanne la future employée du Forum mondial se lève. Mon impression: elle va se livrer. Elle se met dans la file des voyageurs qui descendent sans grande énergie, avec une sorte de fatalisme triste. Pour cette raison même il est à parier qu’elle obtiendra son poste, se soumettra à l’esprit d’entreprise et défendra sans état d’âme ses patrons criminels. — “Mais pas du tout, ils sont très gentils, ils me traitent bien”. On connaît la chanson. Lausanne — le train se vide, se remplit, repart. Au bout de rente minutes, à la hauteur de Pont-Rouge, les voyageurs remuent sur leurs sièges, se recoiffent, rangent leur attirail, se lèvent, descendent, filent à grande vitesse vers la bouche de souterrain. Plus tard nous passons les contrôles de l’aéroport. A neuf heures nous montons dans l’avion. St-Exupéry, dans Pilote de guerre me semble-t-il, parle de ce que nous vivons, cette ère où les voyages en avion seront devenus courants, à la manière d’un noble privé de ses droits et qui devine la fin d’un monde.
A vélo à l’heure où les clochers appellent à la soupe. Les chantiers, les bureaux se vident. Je me faufile. Puis tout le canton mange et je pédale à bonne vitesse jusqu’à la Cité d’Ogoz. Ensuite c’est le trafic habituel des jours de semaine, camions et camionnettes, femmes en commissions et ribambelles d’ouvriers qui perforent la chaussée. Quatre heures et demie sous la pluie pour le porte à porte Fribourg-Genève.
Fasciné par la stabilité, que j’aime et qui ne m’intéresse pas. Il y faudrait une vocation religieuse. Une ancre. Une maison où fixer son bonheur, des chambres pour les être aimés, des lieux de partage, de vie, une table ronde des avenirs. Cela me fascine et je crois l’aimer et je l’aime, mais force est de revenir au mouvement premier : ça ne m’intéresse pas. Le mouvement, cette malédiction du mâle, est l’unique perspective. Déjà me font peur les moments de chute, déjà me ravissent les moments de joie, mais adhérer à la fausse tranquillité c’est adhérer à un forme anticipée de mort.
Dédoublé, conscient de l’être, j’explique à mon ego mes opinions et mes projets. Soudain, effrayé par ce que j’entends, un frisson me tire du sommeil. Assis dans le lit je reprends dans l’ordre ce que je viens de dire en rêve et juge qu’il n’y a pas d’autre projet acceptable quand bien même le frisson que je viens de ressentir s’étendrait à l’ensemble de l’humanité.