Chez Claudio, le coiffeur installé face au marché au poisson de Torrevieja. Une photographie murale offerte par une marque de shampoing disparue le représente penché sur un client, un couteau à barbe à la main l’année où il a ouvert son salon, en 1953. Lui et sa femme regardent la télévision. A mon entrée il déplie une serviette et fait pivoter le fauteuil. Je marche vers la femme. C’est elle qui m’a coupé les cheveux le week-end de semaine sainte, c’est elle que je veux. Elle sourit, lui se rassied, déçu. Elle tente d’abord de suivre la fin du film puis renonce et se concentre sur son ciseau. Au-dessous du miroir un meuble de fer blanc dont le style évoque les enjoliveurs de Cadillac à l’époque du Plan Marshall. Un client entre accompagné de son petit-fils. Le coiffeur apporte le rehausseur et place l’enfant. Son grand père demande, que vient-on faire ici? L’air sérieux le gamin fixe le miroir. Le grand-père insiste. Alors, tu n’as rien à dire au coiffeur? Le gamin se dresse sur son siège, cligne des yeux. Il semble chercher la réponse dans le miroir.
- Me couper les cheveux?
Soulagés les deux hommes entament alors une conversation sur les fêtes de Séville.
- Quand était-ce déjà?
- Il y a trente ans.
- Trente? Oui, au moins trente. Tu te souviens quand nous arrivions à cheval dans la ville? La première année la Guardia civil nous a pris en chasse mais nous l’ avons semée. L’année suivante, ils nous attendaient. Nous avons attaché nos chevaux dans la grande rue et nous sommes allés boire. Moi je partais le jeudi et je ne rentrais à la maison que le dimanche. Avant la fête je garais une voiture et je me changeais là. Pour tenir les quatre jours, il me fallait trois costumes. Et le dernier jour, le cheval me ramenait à la maison. Lui connaissait encore la route.
Pendant ce temps la femme du coiffeur coupe mes cheveux. Sont doigté est exceptionnel. Je ne l’ai jamais entendu parler. Au moment où elle rend la monnaie, elle dit “merci, à bientôt!” et regarde dans le vague. Son visage est lunaire, elle a du sang indien. Pour l’instant, elle taille mes rouflaquettes. J’en profite pour jeter un oeil à la photo murale. C’est bien lui, le coiffeur qui fait du cheval, l’année d’ouverture du salon, en 1953. Il porte la même moustache qu’à l’époque, mesure deux mètres et travaille dans les mêmes meubles. Je découvre alors ce que cache le capot en fer blanc de type Cadillac contre lequel buttent mes pieds, un lavabo pliable. La coiffeuse tire sur une petite poignée, le lavabo vient se placer à l’horizontale comme une tablette dans un siège d’avion et l’eau coule. Le dernier cri de l’année 1953.
- Et la troisième fois, Jésus aappelé des renforts.
- Quel Jésus?
- Jésus la caporal, le petit Jésus, tu ne te souviens-pas?
- Ah, Jésus! Oui, bien sûr.
- Et comme ils n’ont pas réussi à nous arrêter, l’année d’après, ils ont fait enlever les poteaux et on est restés là, comme des imbéciles, sans savoir où attacher les chevaux et on a dû renoncer.
- Oui, et ça n’a plus jamais été pareil.
Les deux hommes sont debout. Ils fixent le miroir. Le gamin qui n’entend plus le ciseau lève les yeux au ciel. La femme du coiffeur s’interrompt. Et soudain la vie reprend. La coiffeuse m’enduit les joues d’eau de Cologne, le grand-père soulève le gamin et le pose à terre, l’argent change de main, nous sortons, la coiffeuse et son mari reprennent place dans les fauteuils de fonte pour regarder la fin du film.